Palais de l'Élysée, le mercredi 16 octobre 2002
A la veille du Sommet de Beyrouth, je suis heureux de m'adresser au Forum Francophone des Affaires afin de dire à ses membres mes ambitions pour la francophonie et ma conception du rôle des entreprises en son sein.
Le monde change et les francophones veulent y occuper toute leur place. Avec la mondialisation, la concurrence s'exerce à l'échelle planétaire et l'exigence de compétitivité se fait toujours plus pressante. C'est naturellement un progrès, puisque les entreprises sont conduites à produire toujours mieux, puisque jamais le monde n'a créé autant de richesses. Mais c'est aussi un risque, car le développement d'une compétition sans règle affecte, parfois dramatiquement, les équilibres économiques et sociaux des pays les plus vulnérables.
Le changement du monde, c'est aussi la révolution des technologies de l'information qui bouleverse nos habitudes de communication et crée progressivement un espace mondial où la distance et le temps se voient défiés. Ce phénomène est à la fois une promesse et une menace. Une promesse, en ce qu'il multiplie les occasions d'échange entre les hommes de tous les continents et permet à des communautés éclatées dans l'espace de rester proches. Une promesse aussi, puisque l'internet donne accès, où que l'on se trouve dans le monde, aux productions culturelles les plus variées.
Mais cette évolution nous menace si nous ne réagissons pas contre la tendance à l'uniformisation culturelle et linguistique et contre le risque de marginalisation durable des plus pauvres, de ceux qui n'ont pas accès aux nouvelles technologies.
Avec la mondialisation, les frontières s'estompent et ce facteur de liberté accrue facilite en même temps l'émergence de fléaux globaux. La progression du sida comme celle du terrorisme international ou du crime organisé ne peuvent être maîtrisées par des politiques nationales seulement et doivent être combattues par la communauté internationale toute entière. Cela exige des Etats l'apprentissage de solidarités nouvelles.
Le 11 septembre nous a montré l'humanité dans ce qu'elle a de plus hideux : la haine, l'intolérance, le refus de l'autre se sont exprimés avec toute la force et toute la violence dont les terroristes sont capables. Les francophones se doivent d'apporter leur réponse à cette tragédie.
Rien ne saurait jamais justifier le terrorisme. Au-delà de notre engagement sans faille dans la prévention et la répression de ses crimes, il nous faut nous employer à réduire ces fractures dont les terroristes prennent prétexte pour justifier leurs agissements. Nous, francophones, nous croyons à la valeur du dialogue des cultures, cet antidote au risque de choc des civilisations par lequel des communautés humaines différentes apprendront à respecter leurs différences.
C'est la raison pour laquelle nous avons décidé de consacrer le sommet de Beyrouth à ce thème. Nous évoquerons le dialogue entre les cultures des pays membres de la francophonie, qui rassemble des représentants de beaucoup des grandes familles culturelles du monde. Nous parlerons aussi du dialogue des francophones avec les autres aires linguistiques, pour organiser la polyphonie des cultures du monde.
En engageant ainsi le dialogue, entre francophones et à travers le monde, nous avons l'ambition de faire reconnaître la diversité culturelle et linguistique comme un droit fondamental. Voilà pourquoi la France propose à ses partenaires d'engager la négociation, à l'UNESCO, d'une convention mondiale sur la diversité culturelle qui affirmera, en particulier, que les biens culturels ne sont pas des produits comme les autres et doivent bénéficier de protections particulières.
Notre solidarité culturelle, fruit d'une langue, d'une histoire et de valeurs en partage, doit aussi s'incarner dans une solidarité économique. Je souhaite que la francophonie s'impose peu à peu comme la porte ouverte aux francophones sur la mondialisation, que les pays défavorisés de notre espace commun trouvent dans notre mouvement la promesse d'un accès aux instruments de la modernité.
Il faut donc nous battre pour que notre langue demeure universelle, pour que nos normes demeurent internationalement reconnues, pour que nous maîtrisions les technologies de l'information, pour que la jeunesse de nos pays accède à un enseignement primaire secondaire et supérieur de haute qualité, pour que nos scientifiques et nos chercheurs disposent des moyens nécessaires. Tel est par exemple le défi du NEPAD et l'enjeu du plan d'action que, sous la présidence du Canada, le G8 de Kananaskis a décidé en appui à l'Afrique.
Certes, la francophonie ne forme pas un espace économique homogène et n'a pas vocation à le faire. Chacun de ses membres veut avant tout s'inscrire dans son espace régional. Toutefois, le renforcement de l'action économique de la francophonie engagé à Hanoi doit être poursuivi. Les francophones ont un regard sur le monde et des objectifs communs. Ils veulent les faire reconnaître dans les instances économiques où sont élaborées les règles du jeu du monde contemporain, qu'il s'agisse de l'OMC, des institutions financières internationales, ou des organisations de la famille de l'ONU. Ils veulent être pionniers dans l'invention de cette économie socialement équitable, écologiquement responsable et respectueuse des générations futures dont nous avons reconnu la nécessité lors du Sommet de Johannesburg.
Notre solidarité s'incarne aussi dans l'effort financier des pays riches vers les pays pauvres. C'est pourquoi j'ai décidé l'augmentation de moitié de l'aide publique au développement de la France au cours des cinq prochaines années et l'affectation de la majorité de cette augmentation aux pays francophones. Dans le même esprit, la France a adopté une attitude ambitieuse lors des négociations commerciales engagées à Doha : une bonne part des travaux devra être consacrée à l'accès des pays en développement aux marchés internationaux.
Les entreprises, créatrices de richesses, d'emplois, vecteur d'innovation et de diffusion d'usages et de modes de vie, ont un rôle éminent à jouer dans cette aventure. Il n'est pas de développement économique sans elles. Consommatrices de ressources naturelles, émettrices de pollutions et productrices de déchets, elles sont aussi les acteurs premiers de l'invention de modes de production et de consommation durables, car c'est sur elles que repose en grande partie la minimisation des nuisances liées à l'activité économique. Je suis heureux qu'elles aient été si nombreuses à Johannesburg, où leur contribution a été unanimement reconnue.
L'entreprise moderne se doit de respecter des normes de bon comportement économique et financier, mais aussi éthique, social et environnemental. Ces normes, il revient à la loi de les fixer. Mais il est également nécessaire que les entreprises démontrent par elles-mêmes qu'elles veulent assumer leurs responsabilités. Des initiatives telles que les fonds d'investissement éthique, les codes de conduite ou le Pacte proposé par le Secrétaire Général de l'ONU vont dans la bonne direction. Je souhaite saluer, de ce point de vue, les démarches similaires de plusieurs associations professionnelles francophones.
Le Forum Francophone des Affaires fait preuve sur tous ces fronts d'un dynamisme exemplaire. J'attache une importance particulière aux propositions qu'il avance dans le domaine de la formation professionnelle, notamment avec l'Agence Universitaire de la Francophonie, aux actions qu'il a entreprises en liaison avec l'OIF pour créer un centre d'information économique francophone, au renforcement de sa présence dans les organisations gouvernementales ou professionnelles internationales.
Loin d'incarner une nostalgie ou un regret, la francophonie est un projet moderne qui répond à un besoin du monde contemporain. Il faut, pour que ce projet s'épanouisse, que les pays francophones fassent preuve de vitalité et d'esprit de conquête. Les entreprises francophones sont nos meilleurs alliés dans ce combat pour notre avenir.
Jacques CHIRAC
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