Interview du Président de la République au quotidien "International Herald Tribune"

Interview accordée par M. Jacques CHIRAC, Président de la République, au quotidien "International Herald Tribune" (extraits publiés)

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Palais de l'Élysée, le mercredi 20 mars 2002

QUESTION - Vous irez cette semaine à la Conférence sur le développement, à Monterrey, au Mexique. Quelles sont les idées que vous apportez avec vous ?

LE PRÉSIDENT - Je crois que la mondialisation de l'économie exige la mondialisation de la solidarité. C'est une réalité qu'on n'a pas encore, dans le monde, intégrée tout à fait. Et c'est ce message que je veux porter à Monterrey, et le porter fort.

Vous savez, la Révolution française, à la fin du XVIIIe siècle, a donné une grande force à la France, on en parle encore, en ce que la France a su dire la première que les impératifs d'égalité, de fraternité, étaient des impératifs essentiels pour l'organisation du monde et la liberté - liberté, égalité, fraternité - étaient des impératifs essentiels pour un monde moderne et pour le respect des droits de l'Homme. Et c'est aujourd'hui, je crois, ce message qui doit être porté au niveau international : liberté, égalité, fraternité. En l'adaptant bien entendu au monde moderne.

Autrement dit, il faut un projet politique pour humaniser la mondialisation et donc bénéficier de tous les avantages qu'elle apporte en matière d'échanges, de création de richesses et donc de progrès, mais également maîtriser les inconvénients qu'elle comporte, en particulier le fait évident qu'elle a pour conséquence un accroissement de la différence entre les pays riches et les pays pauvres. Et ça, ce n'est pas acceptable moralement et c'est politiquement très dangereux. Donc je veux porter ce message. Naturellement, j'aurai dans ce contexte un certain nombre de propositions à faire.

QUESTION - Est-ce que vous pensez qu'une augmentation de l'aide au développement fait partie d'une stratégie contre le terrorisme international ?

LE PRÉSIDENT - Tout dépend de ce que vous voulez dire par-là. Depuis le 11 septembre, on a découvert qu'il pouvait y avoir un terrorisme international utilisant des méthodes modernes et qui pouvait conduire à des catastrophes effroyables. Alors on peut se demander quelle est l'origine de ce terrorisme. Je crois que c'est une grave erreur de mélanger terrorisme, disons "terrorisme de type Ben Laden", et problème de la pauvreté dans le monde.

Je ne pense pas qu'il y ait de rapport. Ben Laden a monté une organisation ayant pour but d'imposer l'idée qu'il se faisait de l'Islam. Une idée d'ailleurs très perverse, fausse, agressive, très éloignée de ce qu'est l'Islam en réalité, c'est-à-dire comme toutes les religions une religion de paix, mais l'idée que cet homme voulait imposer, l'idée qu'il s'en faisait. On a connu ce processus dans d'autres circonstances très différentes, par exemple celles de Hitler. Ben Laden ne s'est jamais préoccupé de la mondialisation ou des problèmes de la misère dans une partie du monde. Ce fossé entre pays riches et pays pauvres n'a aucune part dans l'action des groupes terroristes de ce type. Pas plus que le fossé entre l'Allemagne et l'Europe ne pouvait expliquer ou justifier Hitler. Non, je crois qu'il n'y a pas de rapport.

Il faut faire quelque chose. Alors ce quelque chose c'est d'abord une idée de l'aide publique au développement. Le grand problème c'est de savoir comment nous allons pouvoir sortir de la pauvreté le tiers de la population du monde qui vit aujourd'hui avec moins de 2 dollars par jour. C'est le grand défi du monde d'aujourd'hui. Il fut un temps où certains ont dit "mais il faut le faire par le développement du commerce". Très bien, vous savez, on avait dit à un moment donné "trade not aid". Je crois que c'est une illusion complète car il n'y a pas de possibilité de développer le commerce s'il n'y a pas d'abord création de richesse, il n'y a pas de création de richesse s'il n'y a pas les infrastructures nécessaires dans un pays, les routes, les hôpitaux, les écoles etc. et ces infrastructures exigent une aide extérieure, une aide publique au développement. C'est un préalable. Autrement dit : "aid for trade".

QUESTION - Monsieur le Président, comme vous-même parlez de ce sujet, est-ce que la France va augmenter l'aide aussi ? C'est quoi : à peu près 0,35%, actuellement ? Y a-t-il des chiffres que vous porterez à Monterrey ?

LE PRÉSIDENT - La France a baissé son aide publique depuis 4 ou 5 ans et je le déplore. Même depuis 5 ou 6 ans, je le déplore. Je l'ai dit publiquement. Elle reste tout de même l'un des meilleurs élèves du monde en dehors de quelques petits pays qui ont dépassé le 0,7%. Je crois que pour marquer l'importance de son engagement, elle doit effectivement augmenter sa participation. Vous avez vu que, beaucoup sous l'influence de la France, nous avons pris une décision à Barcelone au cours du Sommet européen, qui n'a pas été facile à faire admettre par tous nos partenaires et qui a consisté pour 2006 à prévoir d'arriver à 0,39%. C'est l'objectif européen pour 2006 décidé à Barcelone après des discussions très difficiles. Notre idée c'est qu'on vise 0,7% en 2010.

Enfin, il y a tout de même une question à se poser sur le financement de ce développement et l'on voit bien que la mondialisation permet une considérable accélération des affaires, du "business". Je crois que, en gros, les échanges financiers sont de l'ordre de 1 500 milliards de dollars chaque jour et que le commerce mondial -pas les transactions financières- le commerce est de l'ordre de 7 000 milliards de dollars par an.

Autrement dit, je pense qu'il faut rechercher le moyen de financer le développement à partir des bénéfices que la mondialisation procure. Il est normal que la mondialisation, qui procure des bénéfices considérables, participe au développement. Alors comment ? Je ne sais pas, il faut y réfléchir et en discuter. Il y la taxe Tobin, cette taxe Tobin, c'est inapplicable, impossible techniquement ; d'ailleurs M. Tobin lui-même l'a dit, donc n'en parlons pas. Mais en revanche, on devrait pouvoir trouver le moyen de faire financer par les bénéfices de la mondialisation une partie - modeste mais une partie, les chiffres étant très importants - une partie de l'effort nécessaire d'aide au développement et pour un développement durable.

QUESTION - S'il n'est pas possible d'obtenir le retour des inspecteurs de l'ONU en Irak, est-il possible que la France fasse un effort pour changer ce régime de Bagdad, par la force, si nécessaire ?

LE PRÉSIDENT - Vous savez, d'abord, je pense que les dirigeants irakiens seraient bien avisés de prendre très au sérieux les prescriptions du Conseil de Sécurité et l'offre de dialogue du Secrétaire Général de l'ONU. Le retour des inspecteurs du désarmement est un préalable nécessaire, essentiel, incontournable. Si ces inspecteurs reviennent, le problème de frappes militaires ne se poserait plus, naturellement. Donc je crois que Bagdad doit en être bien conscient. Si aucune solution n'est envisageable, alors il appartiendra au Conseil de sécurité de prendre une décision.

QUESTION - Oui, mais pour la France, quelle serait votre idée ?

LE PRÉSIDENT - Tout dépendra du résultat de l'effort du Conseil de sécurité et pour ce qui concerne les inspecteurs du désarmement. La clef de ce problème est entre les mains de l'Irak : c'est le retour sans conditions des inspecteurs. Notre objectif n'est pas de prendre le peuple irakien en otage, naturellement. Et, donc, tout doit être fait pour permettre de s'assurer que l'Irak n'est pas en train de développer des armements dangereux pour la région et pour le monde. Alors, si on ne peut rien faire, il appartiendra, je le répète, au Conseil de sécurité de se prononcer et la France est tout à fait ouverte à toute solution à partir du moment où le Conseil de sécurité l'endosse et où les solutions, je dirais raisonnables, logiques, n'auront pas pu être mises en oeuvre à cause de l'Irak. QUESTION - Si le Président Bush vous disait : "Monsieur le Président, nous sommes dans une impasse totale avec Saddam Hussein, sa politique est insupportable, et il est nécessaire de faire quelques chose ; êtes-vous avec nous ou pas ?"

LE PRÉSIDENT - Je ne voudrais pas faire de politique fiction. Et là nous sommes en pleine en politique fiction. Ensuite, je le répète, ce n'est pas à la France qu'il faut dire ça, c'est au Conseil de sécurité : c'est au Conseil de sécurité de prendre une décision de cette nature.

Quand il y a eu les dramatiques attentats du 11 septembre, il se trouve que la France présidait le Conseil de sécurité, vous savez qu'il y a une Présidence tournante, et c'est à l'initiative de la France qu'immédiatement a été déposée et adoptée la résolution qui disait que les États-Unis avaient été victimes d'une agression et qu'ils étaient fondés à réagir militairement. Ils avaient été en quelque sorte l'objet d'un acte de guerre et ils avaient un droit de légitime défense. C'est à l'initiative de la France.

Mais il y a toujours eu dans l'histoire une solidarité entre la France et les États-Unis dans les moments difficiles. Vous ne pouvez pas me trouver, je crois, un moment difficile où il n'y a pas eu solidarité. Dans les deux sens d'ailleurs. Quand la France a été menacée, à deux reprises, ce sont les États-Unis qui sont venus. Quand les États-Unis ont eu un vrai problème, la France a toujours été parmi les premiers, les premiers, depuis les fusées de Cuba jusqu'à la résolution d'origine française, immédiate, au Conseil de sécurité à la suite des attentats du 11 septembre. La France a toujours été au premier rang de la solidarité.

Alors, la France n'est pas un allié aligné mais elle est un allié fidèle. Et quand l'essentiel est en cause, elle est toujours présente. Ce qui ne veut pas dire qu'elle accepte ou adopte toutes les positions préconisées par tel ou tel de ses alliés, même les Américains. Et la solidarité, la France n'a jamais failli à la solidarité.

QUESTION - En dehors de cette question de la solidarité et des liens historiques entre nos pays, il est un fait, je crois, qu'en France, il y a un phénomène culturel d'antiaméricanisme. C'est un sujet de débat continuellement. Vous ne pouvez pas acheter un hebdomadaire sans qu'il y ait au moins trois articles sur le sujet. Comment voyez-vous ce phénomène qui est tout à fait, je veux bien le dire, en dehors de cette réalité de la solidarité, de l'amitié entre États, on fait notre route ensemble ? Je sépare les deux choses, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT - Il y a l'opinion publique, et il y a tout naturellement une réflexion émanant d'intellectuels. Je ne peux pas accepter l'idée qu'il y aurait un phénomène culturel d'antiaméricanisme en France, pas plus qu'il n'y a un phénomène d'antisémitisme, malgré les déclarations d'un vice-Ministre israélien qui souhaite que des juifs français viennent s'installer en Israël ! Il n'y a pas d'antiaméricanisme. En tous les cas ce n'est pas vrai dans le sens de l'opinion publique. Alors, je le répète, il y les choses qui agacent les Français, c'est vrai, mais cela relève des querelles naturelles de famille. Il n'y a pas, je le répète, d'antiaméricanisme. Dans une vraie famille il y a des personnalités, tout le monde n'est pas forcément aligné, mais lorsque la solidarité est nécessaire, elle est toujours là.

QUESTION - Pensez-vous que la France est menacée par Al-Qaïda et par le terrorisme ? Et si vous répondez oui, pourquoi est-ce qu'il n'y a pas plus de discussions maintenant qui peuvent renforcer sa politique sur ce problème ?

LE PRÉSIDENT - La France considère qu'elle est potentiellement menacée. Elle a connu les attentats à plusieurs reprises, elles en connaît les conséquences, même si elles n'étaient pas aussi dramatiques que celles du 11 septembre. Nous avons eu des bombes dans le métro.

Mais s'il n'y a pas de, comme vous le dites, de débats aussi importants, c'est que, là, il y a un accord général. Nous avons mis au point des mesures de sécurité qui, d'après ce que j'ai compris des experts, étaient au même niveau que celles des Américains et supérieures au niveau de tous les autres Européens. Notamment pour la protection des sites sensibles. Nous avons un système que nous appelons "Vigipirate" qui consiste à mettre dans la rue des soldats à côté des policiers. Si vous allez dans un aéroport français, vous verrez partout des patrouilles mixtes policiers-soldats. Donc nous en sommes très conscients.

QUESTION - Est-il nécessaire pour la France d'augmenter le budget de la défense, pas nécessairement pour une compétition avec les Américains, mais simplement pour avancer? Et si oui, est-ce que vous pensez que l'on doit augmenter le pourcentage du PNB consacré à la défense ?

LE PRÉSIDENT - Oui. Nous avons fait une réforme importante en France, avec l'armée professionnelle, et aujourd'hui je considère que le niveau de nos dépenses d'équipement, et aussi d'ailleurs de nos dépenses de recherche, est insuffisant. Il est donc nécessaire d'augmenter le pourcentage des dépenses militaires par rapport au PNB, incontestablement.

Il ne faut pas, et c'est vrai non seulement pour la France, c'est vrai pour l'Europe, il ne faut pas se plaindre du décrochage technologique entre les États-Unis et l'Europe si l'Europe n'en tire pas les conséquences sur le plan de ses dépenses d'armement, d'équipement et de recherche. Donc, voilà ma position.

QUESTION - Que pensez vous de la situation actuelle au Moyen-Orient, entre Israël et les Palestiniens ?

LE PRÉSIDENT - Si vous m'aviez interrogé la semaine dernière, je vous aurais dit que j'étais très pessimiste. Et aujourd'hui je ne vous le dis pas. Je trouve qu'il y a tout de même eu depuis quelques jours des éléments positifs. Et une prise de conscience un peu partout du fait qu'il n'y avait pas de solution militaire au Proche-Orient.

Il y a eu successivement une série d'initiatives importantes comme on en a rarement vu depuis un certain temps. Il y a eu l'initiative du Prince héritier ABDALLAH, que pour ma part j'approuve complètement, et j'espère qu'elle sera reprise par l'ensemble des pays arabes au sommet de Beyrouth le 27 mars, c'est-à-dire l'échange de la paix contre la terre. Ce serait la première fois que les pays arabes prennent cette position, c'est un changement profond et important. Il y a tout de même en Israël des questions qui se posent sur l'action du Premier ministre. Vous savez, moi je comprends parfaitement l'horreur que ressentent les citoyens israéliens face aux attaques terroristes, c'est une réaction normale, que personne ne peut contester, de même d'ailleurs que je comprends la réaction des Palestiniens qui s'estiment humiliés ou agressés. Tout ceci est mauvais.

Alors, le deuxième changement important dans ce contexte c'est l'initiative américaine, sans laquelle rien n'est possible, de la résolution 1397 du Conseil de sécurité. C'est l'envoi du général ZINNI. Et là, nous avons le sentiment, le monde a le sentiment que les États-Unis veulent rentrer dans le jeu et reprendre leurs responsabilités. Et ils le font de façon je crois à la fois mesurée, positive et efficace.





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