Interview du Président de la République à la télévision russe ORT et à l'agence ITAR-TASS

Interview accordée par M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à la télévision russe ORT et à l'agence ITAR-TASS

Imprimer

Palais de l'Élysée, le samedi 30 juin 2001

QUESTION - Monsieur le Président, d'abord, avant tout, permettez-moi de vous remercier au nom de l'ORT et d'ITAR-TASS pour nous avoir accordé cette rencontre et pour avoir accepté de répondre à nos questions. Ma première question, évidemment, va porter sur votre prochaine visite en Russie. Vous avez dit récemment que vous attendiez avec impatience une nouvelle rencontre avec le Président POUTINE. Quels résultats attendez-vous de cette rencontre ?

LE PRÉSIDENT - C'est d'abord pour moi un grand plaisir d'aller en Russie et de répondre ainsi à l'invitation du Président Poutine. Un grand plaisir parce que la Russie a tenu une place importante dans ma jeunesse, dans ma culture, et que j'ai toujours beaucoup admiré l'histoire, la grandeur du peuple russe. Et chaque fois que je vais en Russie, je suis heureux. Notamment de rencontrer les Russes. Je ne suis pas allé en Russie depuis deux ans.

Dans le cadre de cette visite, ce que je souhaite, c'est pouvoir renforcer le partenariat entre la Russie et la France. J'estime que la Russie a une place essentielle dans le monde de demain. Et dans les relations qu'elle aura avec ce monde de demain, les relations avec l'Union européenne, et en particulier avec la France, sont essentielles : essentielles pour nous et essentielles pour nos amis russes.

QUESTION - Lors de vos entretiens avec le Président POUTINE, vous aborderez le problème des Balkans, le problème du Moyen-Orient, le problème de la stabilité stratégique. Peut-on imaginer que Moscou et Paris avanceront de nouvelles initiatives sur cet ensemble de problèmes ?

LE PRÉSIDENT - Avant de vous répondre sur ces points précis, je voudrais vous dire ce que je vais faire en Russie, rapidement, parce que pour moi c'est important. Je vais d'abord à Saint-Pétersbourg. Vous savez que Saint-Pétersbourg est une ville qui fascine les Français et me fascine moi-même. Nous sommes d'ailleurs heureux de participer au troisième centenaire de la création de Saint-Pétersbourg. Là, j'aurai l'occasion de rencontrer le Président POUTINE à titre, je dirais, plutôt privé et aussi de rencontrer un certain nombres d'intellectuels, d'hommes et de femmes de culture, et je m'en réjouis.

Le lendemain, je serai à Moscou et, là, pour des conversation officielles où seront notamment évoqués les problèmes que vous venez de soulever et que je vais à mon tour commenter. Et puis, j'aurai l'occasion de parler à la jeunesse, à l'Université de Moscou. Et ça, je m'en réjouis beaucoup, car j'ai le sentiment que la jeunesse russe, aujourd'hui, est pleine d'une force, d'un enthousiasme, d'un dynamisme qui permettent d'avoir les plus grands espoirs pour la Russie de demain.

Et puis, le lendemain, je serai à Samara, un haut lieu de l'intelligence, de la technologie russes, et j'en suis également très heureux car c'est un domaine où il y a une grande coopération possible entre la France et la Russie.

Dans nos conversations avec le Président POUTINE, nous allons parler naturellement des problèmes bilatéraux, des problèmes de l'Europe et aussi des problèmes du monde. Il y a eu souvent pour la Russie et la France l'occasion d'avoir des initiatives communes. Je ne peux pas préjuger ce que nous ferons à l'issue de nos entretiens mais, incontestablement nous parlerons de la Macédoine, parce que nous sommes, les uns et les autres, très inquiets de la situation dans les Balkans et en particulier en Macédoine. Rien ne serait pire qu'une nouvelle guerre qui risquerait d'ensanglanter la région et de la diviser encore. Et je pense qu'ensemble, la Russie et la France peuvent faire entendre la voix de la raison et de la paix, notamment pour arriver à ressouder le peuple macédonien dans ses deux grandes composantes.

Pour ce qui concerne le Moyen-Orient, comme vous le savez, la Russie est un membre essentiel des efforts pour la paix au Moyen-Orient. Nous partageons la même approche, nous partageons le même souci et la même inquiétude. Et ce que nous voulons, c'est mettre en oeuvre les conditions permettant le retour des deux parties à la table de conférence, à la table du dialogue, de façon à permettre de stabiliser la paix. Et nous verrons quelles sont les conséquences, qu'ensemble, nous pouvons en tirer.

QUESTION - La Russie et la France ont des relations très diverses et variées, notamment dans le domaine du commerce et dans le domaine économique. Les échanges entre nos deux pays, l'année dernière, se sont élevés à peu près à 6 milliards de dollars, les investissements directs français dans l'économie russe ont constitué à peu près 120 millions de dollars, ce qui n'est pas mal. Mais est-ce que vous pouvez dire que vous attendez une amélioration, dans ce domaine, de votre visite en Russie ?

LE PRÉSIDENT - Oui, sans aucun doute. Je dirai d'abord qu'après la crise de 1998, la Russie a retrouvé, sur le plan économique, un dynamisme tout à fait remarquable. La croissance, en particulier, de l'année 2000, et aussi de cette année, est très prometteuse. De même que les comptes publics ont été rééquilibrés et que les réformes voulues par le Président POUTINE sont en train d'être mises en place, afin de donner à la Russie une économie moderne, dynamique, prospère.

Dans ce contexte, les échanges entre nos deux pays sont déjà importants mais ils peuvent l'être plus encore. Je vais en Russie avec un grand nombre de grands chefs d'entreprises et aussi de chefs de petites et moyennes entreprises qui ont à l'évidence un grand intérêt pour investir ou pour commercer avec la Russie. Et je pense que nous pouvons donner une impulsion nouvelle dans ce domaine, notamment grâce aux réformes qui ont été engagées par le Président POUTINE.

Je ne prendrai qu'un exemple mais qui, à mes yeux, est tout à fait essentiel : c'est le domaine de l'aéronautique et de l'espace. Dans ce domaine, la Russie et l'Europe sont tout à fait à la pointe du progrès et nous pourrions utilement coopérer ensemble de façon beaucoup plus efficace qu'aujourd'hui. Nous allons discuter d'une éventuelle forte coopération entre nous. J'espère que ces discussions conduiront à un résultat très positif. Il y a bien d'autres exemples.

QUESTION - Monsieur le Président, notre émission s'appelle "La Formule du pouvoir", elle présente les hommes politiques du monde, du point de vue politique, mais aussi du point de vue personnel. Permettez moi de vous poser maintenant quelques questions d'ordre personnel.

Je sais que votre père, François CHIRAC, vous voyait à l'École polytechnique. Vous vous êtes beaucoup intéressé aux mathématiques et à la médecine. Je ne sais pas ce qu'ont perdu les mathématiques et la médecine puisque vous ne vous êtes pas engagé dans cette voie. En tous cas, je peux dire pour sûr que si vous ne vous étiez pas engagé dans la politique, la politique aurait perdu beaucoup...

Est-ce que vous pourriez nous dire ce qui vous a amené à la politique ?

LE PRÉSIDENT - D'abord mon goût pour l'administration de l'État, qui m'a conduit à faire une école qui me destinait à faire une carrière de haut fonctionnaire. Et puis je suis entré à la Cour des comptes. C'est l'époque où M. POMPIDOU était Premier ministre et il m'a appelé à son Cabinet.

Et puis sont arrivées, à ce moment là, les élections législatives de 1967. Et M. POMPIDOU, qui voulait renouveler un peu la classe politique, m'a demandé d'être candidat aux élections législatives, ce à quoi je n'avais pas pensé. J'ai accepté. J'ai été élu et il m'a fait immédiatement entrer à un poste, modeste, au Gouvernement, comme secrétaire d'état à l'Emploi, préoccupation que nous avions déjà.

QUESTION - Alors, permettez moi de vous poser une question : lorsque votre collègue le Président russe, Vladimir POUTINE, est venu à Paris, on lui a posé la question de savoir quels sont les trois portraits qu'il aimerait bien accrocher dans son bureau. Il a répondu que c'était Pierre Le Grand, POUCHKINE et le général de GAULLE.

Permettez moi de vous adresser à mon tour cette même question : quels sont les trois portraits que vous aimeriez voir ?

LE PRÉSIDENT - Je pourrais presque faire la même réponse. Le général de GAULLE, je n'ai pas besoin de faire de commentaire. POUCHKINE est l'un de mes auteurs préférés et, quand j'avais vingt ans, j'ai même fait une traduction de "Evgueni Oneguine". Alors, pour le troisième portrait, j'ai une très grande admiration pour Pierre Le Grand mais, s'il faut vraiment retenir l'Histoire, je prendrais plutôt LOUIS XIV.

QUESTION - La réponse, effectivement, est presque identique à celle du Président POUTINE...

Mais alors, puisque vous avez abordé la question "d'Evgueni Oneguine", je sais bien que vous l'aviez traduit quand vous aviez vingt ans. Malheureusement, il n'a pas été publié à l'époque. J'ai ici un exemplaire de "Evgueni Oneguine". Dites-moi quel est votre passage préféré ?

LE PRÉSIDENT - Oh, j'ai été, quand j'avais vingt ans, fasciné par POUCHKINE en général. "Evgueni Oneguine" n'était pas ce que j'ai préféré dans POUCHKINE, encore que je l'aimais beaucoup. Mais j'étais à l'époque l'élève d'un vieux monsieur qui était Russe et qui s'appelait M. BELANOVITCH, que j'aimais beaucoup et qui m'a obligé à lire la totalité de POUCHKINE. Et quand on dit que POUCHKINE n'a pas beaucoup écrit, eh bien, moi, je peux vous dire que ce n'est pas vrai ! Il a beaucoup écrit contrairement à ce que l'on dit en général. Et je dois dire que, pour moi, c'est très difficile de choisir dans POUCHKINE, ou dans telle ou telle oeuvre de POUCHKINE, ce qui m'a le plus frappé. Parce que c'est véritablement un ensemble qui est parfaitement cohérent et qui atteint, je trouve, dans le domaine de la littérature, la perfection.

Je vais ajouter quelque chose. Vous avez dit que l'on n'avait pas publié ma traduction. J'ai essayé, je l'ai envoyée à un certain nombre de maisons d'édition et personne n'a accepté de la publier. Probablement n'était-elle pas assez bonne. Mais, quelques années plus tard, quand j'ai été nommé Premier ministre pour la première fois, en 1974, alors, le patron d'une très grande maison d'édition française, les Presses universitaires de France, m'a téléphoné pour me dire "ah... nous venons de retrouver une remarquable traduction d'Eugène et on voudrait bien la publier maintenant. Mais, alors, vous pourriez peut-être nous faire une petite introduction ?" Eh bien, je lui ai dit "vous ne l'avez pas voulue quand j'avais vingt ans, vous ne l'aurez pas maintenant". Et c'est pour ça qu'elle n'a pas été publiée.

QUESTION - Mais toutes les chances ne sont pas encore perdues... Alors Monsieur le Président, ce n'est pas un secret pour vous que la grande littérature française a sa place de choix dans les familles russes. HUGO, DUMAS sont connus par tous les écoliers en Russie. Alors, si on prend un des romans très connus dans le monde entier, qui a servi de lecture préférée à des générations d'écoliers, notamment en Russie, "Les Trois Mousquetaires", quel est votre personnage préféré dans "Les Trois Mousquetaires" ? Moi, c'est Porthos, cela paraît évident, vu ma corpulence. Mais vous, quel est votre personnage préféré ?

LE PRÉSIDENT - Moi, j'ai toujours été très séduit par Aramis. Mais je voudrais vous dire une chose. Vous évoquez Alexandre DUMAS. Cela a été un très, très grand auteur, à qui on n'a pas rendu, sur le plan culturel, l'hommage qu'on lui doit.

Vous savez que nous avons en France, à Paris, un endroit que l'on appelle le Panthéon, où l'on recueille les cendres ou les restes des très grandes personnalités. Il y en a très peu, et c'est un très grand honneur que d'être enterré là. Et je voudrais transférer Alexandre DUMAS au Panthéon pour marquer à quel point cet auteur a été, notamment sur le plan de la littérature populaire, au meilleur sens du terme, quelque chose d'important pour la France.

QUESTION - C'est une très bonne idée. Puisqu'il s'agit de Paris, eh bien ce serait bête, je pense, et naïf de ma part, de vous demander quelle est votre ville préférée dans le monde. Mais alors, à Paris, quel est l'endroit préféré pour vous ?

LE PRÉSIDENT - Sur le premier point, j'ai beaucoup de villes préférées. Je n'en ai pas qu'une. Et parmi mes villes préférées, il y a sans aucun doute Moscou et Saint-Petersbourg. Je dis bien parmi mes villes préférées dans le monde.

Quant à la partie de Paris que je préfère, je ne sais pas non plus vous répondre. J'ai été pendant très longtemps maire de Paris, pendant dix-huit ans, et je me suis profondément attaché à l'ensemble de Paris : le vieux Paris, le Paris moderne, le Paris qui progresse, le Paris populaire, le Paris intellectuel.... Chaque fois que je suis à Paris, quelque part, j'ai l'impression que c'est précisément l'endroit de Paris que je préfère.

QUESTION - Je dois dire que c'est le sentiment qu'éprouvent tous ceux qui viennent à Paris. N'importe quel endroit dans cette ville devient l'endroit le plus aimé. Encore une question : il existe des sommets du pouvoir, de la carrière, du succès. Vous avez atteint ces trois sommets. Mais alors, quel pourrait être votre conseil aux jeunes gens dans le monde entier, en Russie, en France, qui se trouvent justement au pied de la montagne à gravir ?

LE PRÉSIDENT - Oh, d'abord, je ne crois pas que les jeunes aient besoin de conseils. Ils sont aujourd'hui actifs, dynamiques et ils ont le regard tourné vers l'avenir. Il y a ceux qui souhaitent trouver un épanouissement personnel dans une activité professionnelle, quelle qu'elle soit. À ceux là, je serais tenté de leur dire : formez-vous, épanouissez-vous et n'oubliez jamais qu'il faut toujours s'améliorer et que nous sommes dans un monde où les choses vont si vite qu'il faut en permanence apprendre ce qui se passe. On ne peut pas rester sur un acquis.

Et puis, il y a ceux qui ont l'idée de servir, de servir leur pays, leurs concitoyens. Alors, on peut les servir de beaucoup de façons différentes. L'une d'entre elles, c'est effectivement la politique, et je dirais à ceux-là, ceux qui veulent s'engager sur cette voie, qui est enthousiasmante mais qui est parfois un peu rude, je leur dirais d'avoir surtout de l'ambition pour leur pays. Et, vous voyez, j'évoquais tout à l'heure mes entretiens avec les étudiants de l'université de Moscou.

J'ai rencontré un certain nombre de jeunes Russes à maintes reprises depuis dix ans, ici ou en Russie, et j'ai vraiment le sentiment qu'il y a dans cette jeunesse russe d'aujourd'hui une vraie passion et une vraie passion de servir leur pays. La mère-patrie est une chose qui compte pour eux, sans aucun doute. Et c'est un signe de force et un signe d'espoir pour la Russie. Je m'en réjouis.

QUESTION - Monsieur le Président, permettez-moi de vous remercier de cet entretien, de votre récit très franc et sincère. Nous allons attendre avec impatience de vous voir à Moscou.





.
dépêches AFPD3 rss bottomD4 | Dernière version de cette page : 2004-07-27 | Ecrire au webmestre | Informations légales et éditoriales | Accessibilité