"Humaniser la mondialisation" : tribune du Président de la République publiée par "Le Figaro" et "Il Secolo XIX"

"Humaniser la mondialisation" : tribune de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, publiée par "Le Figaro" et "Il Secolo XIX"

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Jeudi 19 juillet 2001

HUMANISER LA MONDIALISATION

Demain s'ouvre le Sommet de Gênes, qui réunit les chefs d'État et de gouvernement du G8, ainsi que les Présidents de l'Union et de la Commission européenne, à l'invitation du Premier ministre italien. Ces Sommets sont désormais familiers : tous les ans, depuis un quart de siècle, les représentants élus des grands pays industrialisés se retrouvent ainsi. Et pourtant, ces Sommets restent mal connus et parfois mal compris.

Les grandes rencontres internationales sont devenues depuis quelques années l'occasion d'importants rassemblements contre la mondialisation, qui expriment l'inquiétude de nombreux citoyens face à ses aspects négatifs et à la persistance des inégalités. La force de ce message sera d'autant plus grande qu'il sera exprimé pacifiquement et sans violence. Car je veux rappeler que c'est bien l'aspiration à un monde plus juste qui nous inspire tous.

Des convergences se dessinent, la société internationale évolue. Plus personne ne conteste aujourd'hui la nécessité de réguler la mondialisation qui est riche de promesses, et c'est heureux. Beaucoup de chemin a été parcouru, sous l'impulsion du G8 notamment, pour alléger la dette des pays les plus pauvres, consolider le système financier international, lutter contre le blanchiment d'argent sale ou contre la criminalité sans frontière, protéger l'environnement.

Parce que chacun d'entre nous est un citoyen, spectateur et acteur de l'Europe et du monde, je voudrais dire ici quel est le sens, quels sont les enjeux de ces Sommets, et en particulier du Sommet de Gênes.



Gênes sera porteur d'une ambition qui peut se résumer en trois mots : Progresser. Dialoguer. Réguler.

Progresser, d'abord, sur le terrain de la solidarité. Solidarité avec tous ceux que frappe la maladie. Après des mois de travail où les membres du G8 ont été, conformément aux décisions du Sommet d'Okinawa, au coeur de la réflexion et de l'action, nous allons, avec le Secrétaire général des Nations Unies, lancer le 20 juillet un Fonds de lutte contre le Sida, la tuberculose et le paludisme. Pour des millions d'enfants, de femmes et d'hommes qui souffrent, c'est une vraie source d'espoir.

La crédibilité de ce fonds repose bien sûr sur les engagements financiers des grands pays industrialisés. Pour sa part, la France a fait son devoir. Elle a déjà annoncé, par la voix du Premier ministre, une contribution de 150 millions d'euros. C'est l'aboutissement d'un long combat, entamé en décembre 1997 à Abidjan lorsque, accompagné de Bernard KOUCHNER, j'ai proposé la création d'un Fonds de solidarité thérapeutique pour faire cesser le scandale de terribles maladies dont les victimes, dans leur immense majorité, se trouvent au sud, tandis que les traitements sont disponibles au nord. Je mettrai tout en oeuvre pour que le Fonds soit opérationnel dès la fin de l'année.

Progresser dans la lutte contre la pauvreté. Au coeur de notre stratégie, il y a l'annulation de la dette des pays les plus pauvres, dont le principe avait été décidé à Lyon, lors du Sommet de 1996. Près de vingt-cinq pays en ont déjà bénéficié et nous veillerons à ce que les autres pays concernés puissent rejoindre le mouvement aussi vite que possible.

Pour la France, l'annulation porte sur dix milliards d'euros de créances. C'est donc un effort considérable, auquel nous consentons de tout coeur.

Mais au-delà de la santé, au-delà de l'annulation de la dette, nous devons être actifs sur tous les fronts de la solidarité. Celui de l'énergie, avec le développement des énergies renouvelables. Celui de l'accès aux nouvelles technologies : je pense notamment aux recommandations du groupe de travail réuni par le G8 pour vaincre le fossé numérique. Celui de l'éducation : le Sommet de l'an prochain, qui se déroulera au Canada, placera l'éducation, incontournable préalable au développement, au coeur de ses débats et de ses décisions.



Dialoguer.

Entre le Japon, société de consensus, les États-Unis, méfiants par essence à l'égard de l'État, l'Europe, plus attachée à l'idée d'un intérêt général porté par l'État, les convictions sont à l'évidence éloignées. Il n'en demeure pas moins que nous partageons le même destin. Si nous ne parvenions pas à communiquer, nous ne serions pas capables de l'assumer ensemble.

L'année dernière, le Président POUTINE participait au G8 pour la première fois. Cette année, nous accueillons le Président BUSH, le Premier ministre KOIZUMI et, chez lui, le Premier ministre BERLUSCONI. Chacun d'entre nous, avec son expérience, souhaite affirmer sa présence, présenter ses programmes, défendre ses intérêts et ses convictions.

Ces discussions sont utiles parce que l'on y parle franchement, entre pairs qui peuvent tout se dire. Nous n'esquivons pas les sujets difficiles. Nous considérons au contraire que la meilleure façon de progresser, c'est d'en discuter. Je prendrai trois exemples.

D'abord, l'aide publique au développement. Chacun sait que malgré les efforts de l'Europe, et notamment de la France, elle est beaucoup trop faible. Un effort supplémentaire s'impose donc, même pour notre pays. Beaucoup de nos partenaires restent tentés par le slogan "Trade not aid". "Pas d'aide, du commerce". Je plaide inlassablement pour rappeler que l'ouverture commerciale, si elle est essentielle, n'est en aucun cas suffisante. L'aide publique au développement est indispensable pour financer les investissements de base qui permettront le décollage des pays les plus pauvres.

Deuxième exemple, la protection de l'environnement. Nous avons un désaccord avec les États-Unis sur la lutte contre le réchauffement climatique. Le Président BUSH a déclaré qu'il considère le Protocole de Kyoto comme un mauvais texte. Nous pensons au contraire que c'est un bon accord. Notre Sommet aura lieu précisément au moment de la réunion consacrée à l'application de ce Protocole. Nous devons continuer à discuter pour convaincre les États-Unis de s'y rallier. Les Européens et, je l'espère, le Canada et le Japon, sauront transmettre ce message unanime. Je n'imagine pas, en effet, que nous puissions renoncer à agir collectivement afin de relever le principal défi pour l'avenir de la planète.

Dernier exemple, la diffusion des OGM et la sécurité sanitaire des aliments. J'ai mis ce sujet à l'ordre du jour des sommets du G8 lors du Sommet de Cologne, en 1999. Au début, nous avons constaté une incompatibilité radicale entre les deux côtés de l'Atlantique quant au principe de précaution. Pourtant, peu à peu, les concepts de précaution, de nécessaire expérimentation, de transparence, d'adaptation aux conditions locales, font leur chemin, notamment pour déterminer dans quelles conditions les pays les plus pauvres pourraient, sans risque pour eux, avoir recours aux OGM. Les directeurs généraux de l'Organisation mondiale pour l'agriculture et l'alimentation et du Programme des Nations Unies pour le Développement soulignent le potentiel des biotechnologies pour lutter contre la faim dans le monde, à condition que soient prises les précautions nécessaires. Sur toutes ces questions, nous devons organiser toujours plus le dialogue international, en associant toujours davantage la société civile.



Réguler.

Le G8 a évidemment un rôle majeur à jouer pour mieux réguler la mondialisation.

La France joue à cet égard un rôle pionnier. À Lyon, en juin 1996, j'avais souhaité que notre Sommet ait pour objectif la mondialisation au bénéfice de tous. Il s'agit de trouver le bon équilibre entre des politiques économiques marquées par la compétitivité et des politiques sociales qui assurent la protection et la formation de nos concitoyens.

Cela suppose une croissance économique régulière. Il est de notre devoir d'examiner ensemble, sur la base du travail de nos ministres de l'Économie et des Finances, si nos politiques économiques sont les mieux à même d'atteindre cet objectif, et d'apprécier la situation dans les pays émergents, notamment ceux qui sont confrontés à de graves difficultés.

Depuis la crise asiatique, nous avons engagé la réforme du système financier international. Sur ce sujet aussi, Gênes permettra de progresser. La France, traditionnellement, joue un rôle moteur dans ce processus, qui s'est traduit, depuis le Sommet de Lyon, par un renforcement du FMI, mieux à même aujourd'hui de réagir face aux crises financières.

Cela suppose également de renforcer le système commercial multilatéral. À Seattle, voici maintenant près de deux ans, le lancement d'un nouveau cycle commercial dans le cadre de l'OMC a échoué. La vérité oblige à dire que la communauté internationale n'était pas prête. Il n'y avait pas eu suffisamment de dialogue avec les pays en développement. Il n'y avait pas eu suffisamment d'attention portée aux préoccupations de nos concitoyens, qui ne sont pas hostiles à la mondialisation, mais qui refusent la loi de la jungle.

Beaucoup de travail a été accompli pour tirer les leçons de Seattle. À Gênes, nous devrions pouvoir annoncer que les conditions sont réunies pour ouvrir de nouvelles négociations commerciales, compatibles avec les besoins des pays en développement, avec le souci d'équilibrer l'ouverture des marchés par les progrès de la régulation. Pour la France, 4e exportateur mondial, il est de la plus haute importance de consolider le système commercial mondial.

Cela suppose, enfin, de mieux résoudre ensemble les problèmes de société, au premier rang desquels la criminalité et la drogue. Un travail discret mais de grande qualité est accompli par les experts de nos ministères des affaires étrangères, de la justice, de l'intérieur et des finances pour construire des instruments performants contre des criminels et des terroristes qui se jouent désormais des frontières. C'est dans le cadre du G7/G8, par exemple, que nous avons engagé la convention mondiale contre le crime organisé, la convention mondiale contre le financement du terrorisme ou la lutte contre le blanchiment de l'argent sale, dont les résultats sont de plus en plus probants.

La bioéthique, les avancées scientifiques, sont aussi un sujet de société qui nous concerne tous.

À l'initiative de la France, nous avons lancé à Denver, en 1997, une réflexion sur la bioéthique et les conséquences des progrès de la génétique. À Okinawa, l'année dernière, nous avons discuté de façon très approfondie de la question difficile de la brevetabilité du vivant. Cette année, avec l'Allemagne, nous avons proposé que le G8 affirme l'interdiction absolue du clonage humain à des fins reproductives.

Plus généralement, les politiques de santé doivent être au coeur de nos propositions et de nos débats. Nous gagnerions à confronter nos expériences en ce qui concerne l'orientation des politiques de recherche et de soins, les politiques de sécurité sociale et la solidarité avec les pays pauvres. La France, qui dispose d'un excellent système de santé publique, reconnu par l'OMS comme l'un des plus performants du monde, a tout à gagner à une telle perspective.

Sur tous ces fronts, économiques, financiers, sociaux, sociétaux, nous devons, tous ensemble, parvenir à une mondialisation maîtrisée, un espace d'humanisme. Je souhaite que Gênes soit un temps fort de cette démarche.



Si le Sommet de Gênes est le présent, nous devons déjà préparer les Sommets de l'avenir, en tirant toutes les leçons de notre passé commun.

À mes yeux, ces leçons sont au nombre de cinq.

La première c'est la sobriété. Les sommets ont tendance à devenir de grandes machines spectaculaires. Or, ils ne doivent pas être l'occasion d'une politique spectacle où l'attente est démesurée par rapport aux résultats. Je sais que nos hôtes, présent et futur, Silvio BERLUSCONI cette année et Jean CHRÉTIEN l'année prochaine, partagent cette conviction.

La deuxième, c'est la franchise. Nous progressons à condition de nous dire les choses. C'est la raison pour laquelle je crois que nous devons aller vers des sessions moins formelles et des communiqués plus courts. C'est ce qu'on appelle le retour à "l'esprit de Rambouillet". Gênes marquera un progrès dans cette direction. Nous essaierons d'aller plus loin encore au Canada puis en France.

La troisième, c'est le dynamisme. Le G8 doit être créatif. Il doit lancer des idées, des initiatives, mais résister à la tentation de faire de la gestion. Il n'est pas une organisation internationale mais un espace de discussions informelles. C'est ainsi qu'il peut être le plus utile et le plus efficace.

Quatrième leçon : l'humilité. Nous ne saurions être, en aucun cas, un "directoire du monde". Nous devons travailler en appui et dans le cadre des organisations internationales. Le G8 rend service quand il aide l'ONU, la Banque mondiale, le FMI ou l'OMC à remplir leurs missions, à se réformer, à mieux répondre aux préoccupations et aux besoins de nos concitoyens.

Cinquième et dernière leçon : l'ouverture. L'effort de démocratisation de la vie internationale passe par le dialogue, qui seul permet la meilleure prise en compte des préoccupations de nos concitoyens. Au moment où la mondialisation affecte la vie quotidienne des femmes et des hommes, la conscience citoyenne doit s'affirmer à l'échelle internationale. La révolte contre l'oppression, la misère, le combat pour la sauvegarde de l'environnement sont autant de signes de cette conscience citoyenne mondiale.

Mais aujourd'hui, alors que les pays émergents se rapprochent très rapidement des pays développés, alors que les pays les plus pauvres ont de plus en plus de mal à compenser leurs handicaps, nous devons nous ouvrir davantage. J'ai lancé le mouvement en 1996, en envoyant des émissaires à travers le monde, avant et après le Sommet de Lyon pour expliquer à nos partenaires nos préoccupations et recueillir leurs vues. Je continue à leur écrire chaque année, avant et après le sommet, et je tiens le plus grand compte de leurs réponses.

L'an dernier, à Okinawa, le Japon a eu l'excellente idée d'inviter pour une discussion informelle quelques dirigeants de pays extérieurs au G8. L'Italie a décidé de renouveler l'expérience, en y ajoutant les dirigeants d'organisations internationales, au premier rang desquelles naturellement le Secrétaire général des Nations Unies.

Mais je crois qu'il faut aller plus loin. Comme je l'ai déjà annoncé, comme je le dirai à nouveau à Gênes, le moment me paraît venu d'organiser, en plus du Sommet du G8, un nouveau type de rencontres rassemblant également un groupe représentatif de pays émergents, en transition ou pauvres, pour parler avec eux de la maîtrise de la mondialisation et du développement durable. La France propose de le faire en 2003, année où elle exercera la présidence du G8.



Dans un monde où 800 millions de personnes ne mangent pas à leur faim, où deux milliards d'êtres humains survivent avec moins de deux dollars par jour, alors même que la prospérité générale n'a jamais été aussi grande, nous avons le devoir de faire vivre la solidarité.

Dans un monde marqué par les fantastiques progrès de la science et de la technologie, nous avons le devoir de construire une éthique universelle de la connaissance et de l'action.

Dans un monde où l'ouverture des frontières donne malheureusement aussi libre cours à des fléaux jusque-là localisés, nous avons le devoir d'intensifier et de développer toutes nos coopérations internationales.

Dans un monde marqué par des atteintes à l'environnement qui mettent en danger nos conditions de vie, nous avons le devoir de protéger notre patrimoine naturel et de faire respecter par tous un code de bonne conduite environnementale.

Dans un monde ouvert, fluide et dynamique, où l'invention, l'esprit d'entreprise et la démocratie se diffusent, nous avons le devoir de placer l'homme au coeur de nos projets.

Je vais à Gênes convaincu que les sommets du G8 sont l'occasion de progresser dans l'humanisation et la civilisation de la mondialisation, dans le respect des différences et l'attention aux plus vulnérables. Telle est en tout cas la vision de la France, la vision que je porterai en son nom.





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