Interview du Président de la République au télé-journal de Radio-Canada

Interview accordée par M. Jacques CHIRAC, Président de la République, au télé-journal de Radio-Canada

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Hôtel Château Frontenac, Québec, Canada, le jeudi 2 septembre 1999

S. BUREAU - Monsieur le Président, bonsoir,

LE PRÉSIDENT - Bonsoir

S. BUREAU - Merci d'être avec nous, c'est très, très apprécié.

LE PRÉSIDENT - Je me réjouis de vous rencontrer à l'occasion de ce voyage.

S. BUREAU - Alors, je vous ai vu il y a quelques heures en point de presse, c'était à l'Assemblée nationale je pense, et vous avez goûté à nos débats souvent sémantiques que vous avez qualifiés même d'ésotériques. Quand on se prépare pour un voyage au Canada, cela semble très miné, le terrain, pour un Président français ?

LE PRÉSIDENT - Il y a bien entendu, cette subtilité de langage qui parfois étonne un peu le non-initié. La France, qui a une partie de son coeur ici, a fini par comprendre ce que souhaitaient, voulaient dire nos amis du Québec, ceux du Canada. Nous sommes en mesure maintenant de dialoguer.

S. BUREAU - Alors dialoguons, parlons. Je vous propose même un jeu, essayons de parler du triangle Québec - Ottawa - Paris, en évitant la réponse française qui est la non-ingérence, la non-indifférence.

LE PRÉSIDENT - Encore qu'elle ne soit pas si mauvaise que cela. Mais enfin évitons si vous le voulez.

S. BUREAU - Renversons la vapeur, ne l'évitons pas. Elle n'est pas si mauvaise, donnez-nous des détails pour qu'on comprenne mieux justement cette sémantique, cette fois-ci française.

LE PRÉSIDENT - Je ne suis pas là pour faire de politique sémantique. Alors, je serai plus simple. La France a et veut avoir des relations extrêmement amicales avec le Canada. Le Canada, pour la France, c'est un grand partenaire, c'est un partenaire économique, politique, c'est un partenaire que nous retrouvons dans toutes les grandes assemblées internationales, à commencer par le G8. Et tout naturellement, nous nous consultons, nous nous comprenons. Et sur beaucoup de sujets nous avons des approches, des analyses, des conclusions identiques, donc pour la France, le Canada c'est très important.

Le deuxième Sommet du triangle, c'est le Québec. Le Québec parle au coeur de la France, pour bien des raisons sur lesquelles je ne reviendrai pas et qui sont de nature historique. Et la France ne peut pas, et n'arriverait pas même si elle le voulait, à être indifférente à ce qui se passe au Québec. Elle porte au Québec un sentiment très fort d'amitié, de solidarité.

Vous avez l'air de vouloir dire quelque chose...

S. BUREAU - Vous avez effectivement bien compris le signal, parce que justement, quand on interprète ces mots, on vous a posé d'ailleurs la question d'entrée de jeu, je pense hier soir à votre arrivée à Ottawa, on n'évite pas cela. Il y a une époque, je pense que c'est en janvier 1995, on vous a sans doute rafraîchi la mémoire quelquefois, on a eu l'impression lorsque vous avez dit : nous accompagnerons le Québec, qu'il y avait une ouverture très grande aux souverainistes. Est-ce qu'on vous avait mal compris quand vous étiez maire de Paris ?

LE PRÉSIDENT - Je ne crois pas que l'on puisse parler d'une ouverture à tel ou tel courant politique du Québec ou du Canada. Ce serait faire de l'ingérence dans les affaires intérieures. J'ajoute que personne ne nous a jamais demandé, au Québec, de nous prononcer dans les affaires intérieures du Québec ou dans ses relations avec le Canada. Il y a simplement l'expression d'un sentiment français. Et je dirais, si vous voulez, pour être aussi simple que possible, tel que nous essayons de le concevoir, que pour nous le Québec, proche de notre coeur, doit se déterminer lui-même, naturellement. Mais quelle que soit la voie qu'il empruntera, tout naturellement la France l'accompagnera dans un esprit d'amitié et de solidarité. Vous voyez, c'est cela que je veux dire. Ce sentiment-là est très largement partagé en France, ne fait pas l'objet de divergences de vues dans l'opinion française et je dirai n'a pas changé.

Alors je sais bien qu'on se dispute sur un mot ou sur un autre, vous avez évoqué ce que j'ai dit, en 1995. J'ai commis une grave erreur en 1995, non pas de dire ce que j'ai dit, mais de le dire en anglais. Et, naturellement, quand on ne maîtrise pas parfaitement une langue et que le sujet est complexe et passionnel, alors les mots ont une force considérable et on a fait une petite polémique à ce sujet. Nous n'avons pas changé d'avis. Nous entendons apporter au Québec notre coeur, notre soutien amical, fraternel. Nous n'entendons pas lui donner la moindre leçon, nous n'entendons pas faire d'ingérence dans ses affaires, en aucun cas, mais nous disons simplement que lorsque le Québec prend une décision, tout naturellement la France est disposée à l'accompagner, avec amitié et solidarité.

S. BUREAU - Alors justement, pour mieux comprendre, pour faciliter la compréhension...

LE PRÉSIDENT - Je trouve que j'ai été tout à fait clair...

S. BUREAU - limpide...

LE PRÉSIDENT - C'est le mot...

S. BUREAU - Vous savez, nous journalistes, on est un peu plus lent que la moyenne des gens, alors on a besoin d'aller au fond des choses. Alors quand vous dites : nous serons prêts à accompagner quels que soient les choix, est-ce qu'on doit tirer des conclusions de ce que cela pourrait signifier comme gestes concrets de la France ?

LE PRÉSIDENT - Non, il n'y a pas à tirer la moindre conclusion, d'autant qu'il n'y a pas d'événement qui justifie qu'on tire des conclusions. Mais permettez-moi de vous dire que quels que soient les charmes de l'art de la divination ou de la lecture dans le marc de café, tant qu'un événement n'est pas arrivé, il est extrêmement dangereux de vouloir spéculer sur ce qu'il comporterait comme conséquences.

Alors sachez simplement que, pour la France, c'est effectivement amitié et solidarité.

S. BUREAU - Parce que vous savez, de ce côté-ci de l'Atlantique, on s'intéresse beaucoup à ce que vous pensez ou à ce que vous semblez dire, même si des fois vous êtes mal compris. Un peu après le référendum, le Premier ministre de l'époque, M. Parizeau, nous avait dit : " vous savez, nous sommes en possession d'informations, nous, qui nous permettent de croire qu'au jour venu, la France sera le plus grand acteur dans la reconnaissance officielle d'un Québec souverain sur la place internationale ". Il le disait avec un sourire dans le coin, nous laissant comprendre que le Président était dans le coup.

LE PRÉSIDENT - Alors je vais vous dire. Le minimum de la responsabilité que doit assumer un chef d'Etat ou de Gouvernement, un homme politique ou un responsable, c'est de ne pas spéculer sur un événement qui n'est pas arrivé. On peut s'y préparer, mais il ne faut en aucun cas spéculer sur quelque chose qui n'existe pas encore.

S. BUREAU - Pourtant Monsieur le Président...

LE PRÉSIDENT - Permettez-moi de vous interrompre. Je fais un voyage qui me passionne, comme chaque fois que je viens au Canada et surtout au Québec, notamment au Québec, c'est pour moi toujours une visite très émouvante. Alors, j'ai le privilège, aujourd'hui, de m'adresser par votre intermédiaire, et je vous en remercie, aux Québécois, peut-être plus largement d'ailleurs aux Canadiens. Je voudrais bien qu'on ne consacre pas la totalité de cet entretien à la spéculation ou à la polémique sur les mots, la sémantique, etc···

S. BUREAU - Je vous le promets...

LE PRÉSIDENT - Je vous prends donc au pied de la lettre, puisque vous me le promettez, et essayons de parler de ce que je souhaite aussi évoquer, c'est-à-dire la relation entre nos deux pays, c'est-à-dire le Sommet de la francophonie qui a lieu à Moncton, qui a été organisé par le Canada. Parlons de la très grande complicité qu'il y a eu entre le Québec et la France dans le cadre de ce Sommet pour sa réussite. Voilà les sujets.

S. BUREAU - Alors vous me concédez une dernière question pour fermer le chapitre, parce que vous savez...

LE PRÉSIDENT - Que vous aurez de toute façon le dernier mot...

S. BUREAU - Jamais, surtout pas devant le Président de la République.

LE PRÉSIDENT - Alors je suis inquiet.

S. BUREAU - Non absolument pas. Vous qui dites qu'il ne faut absolument pas spéculer, peut-être sommes-nous mal informés, mais il y a M. Larry King qui a écrit une chronique, le journaliste américain que vous avez rencontré, et qui a dit à ses lecteurs : " vous savez, le Président français avant le référendum pensait que le non allait l'emporter ". C'était son opinion. C'est ce que M. King a dit dans une chronique qu'il a publiée. Est-ce que c'est vrai que vous aviez cette impression ?

LE PRÉSIDENT - J'ai rencontré M. King, une fois ...

S. BUREAU - Aviez-vous spéculé...

LE PRÉSIDENT - Je n'ai aucun souvenir que Larry King m'ait posé une question de cette nature et je ne lui ai donc pas répondu. Je lui laisse l'entière responsabilité de ses affirmations pour ce qui concerne ce que j'aurais pu dire et que je n'ai pas dit. Parce que, tout simplement, permettez-moi de vous le dire, nous n'en avons pas parlé.

S. BUREAU - Fin de la parenthèse. Parlons de Moncton, parce qu'il y a un menu chargé qui vous attend à compter de demain. Le Premier ministre canadien, M. Chrétien, nous a dit cette semaine, dans un entretien, qu'il espérait voir la francophonie avoir un rôle plus politique à jouer. Il n'a pas utilisé le mot " sanctions ". M. Bouchard aimerait peut-être qu'on y arrive un jour au mot " sanctions ". Est-ce que vous croyez, aussi, comme le Canada, qu'on doit donner du muscle à la francophonie ?

LE PRÉSIDENT - D'abord, je crois qu'on doit donner du muscle à la francophonie. Dans ce domaine, je n'ai pas de divergences de vues ni avec M. Chrétien, ni avec M Bouchard. On doit donner du muscle à la francophonie, parce qu'il s'agit non pas de la défense d'une langue qui en aurait besoin, mais d'un combat offensif et moderne pour la défense de la diversité culturelle qui sera l'un des problèmes majeurs du monde de demain, éviter une certaine uniformisation qui risquerait d'être la conséquence de la mondialisation, ou de la globalisation comme on dit aujourd'hui. Donc, il faut lui donner du muscle, et pour lui donner du muscle il faut lui donner effectivement une taille politique, ce qui alors peut conduire, dans l'un des aspects de cette vision politique, à s'interroger sur la nécessité pour ces pays francophones, ou pour certains qui souhaitent confirmer leur francophonie, la nécessité du respect de certaines règles qui sont celles qui deviennent de plus en plus universelles, de la démocratie, des Droits de l'homme.

Et ce que disait à juste titre M. Chrétien ou M. Bouchard, c'est : comment peut-on faire pour que l'ensemble des pays qui sont réunis ensemble -ils ont posé les mêmes problèmes pour le Commonwealth- comment peut-on faire pour éviter ou, plus exactement, pour obliger les pays qui ne respectent pas les Droits de l'homme à évoluer ? Alors cela, c'est un vrai sujet. Sur cette nécessité, sur cet objectif, nous sommes tous d'accord. D'ailleurs la voie est engagée, le nombre des pays qui respectent les Droits de l'homme va croissant dans le monde, qu'il s'agisse des pays du Commonwealth ou des pays de l'espace francophone, ou plus généralement des pays qui sont à l'ONU. Mais il y a encore de graves exceptions.

S. BUREAU - Peut-on imaginer, de votre point de vue, qu'on arrive même à définir un jour des règles de suspension, je sais que vous n'y êtes pas très favorable, à l'appartenance des pays qui ne respecteraient pas les droits de la personne ?

LE PRÉSIDENT - C'est-à-dire à l'adhésion ? Naturellement, on doit envisager d'aller jusque-là. Dans l'état actuel des choses, les organisations concernées n'ont pas le pouvoir de suspendre, et notamment pas l'organisation francophone. Mais il faut pouvoir l'envisager. Lorsque la France propose, appuyée d'ailleurs dans ce domaine par le Québec et le Canada aussi, la création d'un Observatoire des Droits de l'homme qui va être décidée à Moncton, demain ou après demain, c'est un pas important dans ce sens. Quand la France est un des rares pays, encore, à avoir ratifié le statut de la Cour pénale internationale et qu'elle fait pression amicalement sur l'ensemble des pays amis pour qu'ils fassent de même, c'est un pas dans la bonne direction. Puis viendra le moment où il apparaîtra comme évident que, pour être dans une Organisation internationale, il faut respecter certaines règles du jeu, c'est-à-dire de la démocratie et des Droits de l'homme. Et à ce moment là, comme toujours dans la vie, il faudra envisager des " sanctions ", entre guillemets, qui dans mon esprit sont de nature politique, c'est-à-dire la suspension ou l'exclusion. Nous n'en sommes pas encore là aujourd'hui.

S. BUREAU - Mais on peut y arriver ?

LE PRÉSIDENT - Nous nous dotons des moyens qui permettront de le justifier. Je voudrais simplement vous faire une réflexion. Moi, je suis pour qu'il y ait un Etat de droit international. Cet Etat de droit international doit être démocratiquement élaboré par l'ensemble de la communauté internationale, c'est-à-dire par l'ONU. Il doit être ensuite mis en oeuvre par le Conseil de sécurité de l'ONU. Alors, qu'il faille modifier le Conseil de sécurité, qu'il faille modifier les règles de fonctionnement de l'ONU, cela c'est autre chose. Mais je crois qu'il faut être prudent, et ne pas donner à des organisations sectorielles, partielles, le droit de décider des choses à l'égard des autres, parce que ce serait créer un précédent dangereux.

Donc, moi, je suis favorable à ce que les décisions comportant des sanctions, quelle que soit leur nature, notamment économiques mais aussi politiques, soient en principe assumées par l'ONU et par le Conseil de sécurité de l'ONU. Ce qui ne veut pas dire que l'on doive accepter dans des clubs plus restreints des gens qui ne sont pas dignes d'y être. Et, par conséquent, on peut très bien imaginer que les gens qui ne respectent pas certaines règles ne soient pas acceptés par des clubs qui sont composés de gens qui, par ailleurs, respectent ces règles. Vous voyez que nous n'avons pas vraiment de divergences de vues, ni avec les propositions de M. Chrétien, ni avec celles de M. Bouchard, qui d'ailleurs ne sont pas éloignées les unes des autres.

S. BUREAU - Est-ce qu'il y a en ce moment au sein de la francophonie des membres qui ne sont pas dignes de cette place qu'ils ont dans la grande famille francophone ?

LE PRÉSIDENT - Je vais être très franc, de mon point de vue, oui. Et je le déplore. Ils ne sont pas nombreux, mais ils existent.

S. BUREAU - Monsieur le Président, merci.

LE PRÉSIDENT - Je vous remercie.





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