Tribune du Président de la République parue dans "Pèlerin Magazine"

Tribune de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, parue dans "Pèlerin Magazine"

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Vendredi 26 mars 1999

Georges Pompidou l’avait lui-même écrit à propos de la disparition du Général de Gaulle : la mort est un commencement. Elle marque une nouvelle naissance, celle de la mémoire et du souvenir, parfois celle d’une légende.

Pour ma part le souvenir de Georges Pompidou ne m’a pas quitté depuis ce triste jour d’avril 1974 où j’ai eu le sentiment d’être soudain orphelin, dépositaire avec d’autres d’un précieux héritage qui nous traçait une voie exigeante, dont il fallait à notre tour nous montrer dignes.

Georges Pompidou m’a beaucoup appris. C’est à lui que je dois mon approche de la vie publique et mon engagement politique. C’est également à lui que je dois certaines révélations artistiques et littéraires, certaines amitiés belles et fortes et d’abord celle dont sa femme Claude et lui-même m’ont honoré.

De ma première entrevue avec celui qui était alors le Premier ministre du Général de Gaulle j’ai gardé un souvenir très précis. C’était un soir de novembre 1962. Il m’avait reçu brièvement mais avec beaucoup de chaleur dans son bureau de Matignon. Sans doute souhaitait-il voir lui-même quel était ce jeune chargé de mission qu’il avait fait venir dans son équipe sur les conseils de son entourage. Avec une générosité qui n’appartenait qu’à lui, Georges Pompidou m’avait accordé sa confiance sans réellement me connaître. J’avais tout juste trente ans.

J’ai eu l’honneur de servir l’Etat à ses côtés pendant les douze années qui ont suivi, le privilège d’entrer peu à peu dans le cercle de ses proches. Le plaisir surtout de côtoyer au quotidien un homme que j’admirais.

En écrivant ces lignes, aujourd’hui, les souvenirs remontent et se bousculent ; ils se confondent avec autant de moments forts de ma vie personnelle. Il y a eu la campagne législative de 1967, lorsque Georges Pompidou avait accepté de venir me soutenir en Corrèze où je me présentais pour la première fois. Il y a eu mon premier portefeuille, le secrétariat d’Etat à l’Emploi, qu’il m’avait proposé en disant, dans un sourire, qu’il m’avait réservé un " strapontin " dans le nouveau gouvernement, mais que je ne devais pas me " prendre pour un ministre "... Il y a eu, bien sûr, ces heures difficiles, mouvementées d’un certain mois de mai pendant lequel nous avons partagé quantité de cigarettes et quelques nuits blanches.

Et puis il y a tout le reste, l’élection présidentielle, tous ces combats menés à ses côtés, toutes ces leçons que j’ai reçues de lui, souvent à son insu, par son seul exemple, par une observation de sa part, un geste, un sourire.

Pour l’homme d’Etat qu’il était j’avais un immense respect. Il avait eu la lourde tâche de succéder au Général de Gaulle. Nourri de l’idée gaullienne il a su imprimer sa marque propre à l’action qu’il a conduite. Parce qu’il était un homme de vision, qu’il avait su comprendre la réalité de son temps et qu’il l’avait passionnément aimée, il a dessiné une France nouvelle, moderne, fidèle à ses traditions les meilleures mais résolument tournée vers l’avenir et la jeunesse. Aussi n’est ce pas un hasard si notre pays a tant changé pendant les douze années où il a été successivement Premier ministre et Président de la République.

Pour l’homme privé j’avais la plus grande affection. Par sa formation, son exigence intellectuelle, sa curiosité d’esprit, ses goûts, Georges Pompidou était un homme profondément cultivé. Il était capable de parler avec une même élégance du dernier roman à la mode, de la littérature latine, de François Villon ou de Baudelaire qu’il aimait tous deux beaucoup. Il avait d’ailleurs appris de ce dernier que " le beau est toujours bizarre " et il savait l’apprécier sous toutes ses formes, dans toutes ses expressions, sans exclusive. Parce qu’il était un homme généreux il aimait partager ses passions et ses curiosités. C’est pour cela qu’il avait écrit sa fameuse " Anthologie de la poésie française ". C’est pour cela aussi qu’il a souhaité, une fois élu, inviter l’avant-garde au coeur même de la République en réaménageant une partie du palais de l’Elysée et organiser en 1972 une grande exposition qui devait faire découvrir aux Français la création contemporaine. C’est pour cela, enfin, qu’il y a eu la merveilleuse aventure du Centre qui porte aujourd’hui son nom.

En plus de toutes les qualités qui étaient les siennes Georges Pompidou avait le génie de l’amitié. Je me souviens que chaque soir l’homme public redevenait une personne privée recevant ses amis, souvent des amis d’enfance qu’il avait su garder malgré des parcours très différents, des intellectuels et des artistes aussi dont il appréciait les oeuvres et dont il voulait connaître la personnalité.

C’est tout cela qui me vient à l’esprit à l’évocation de son nom.

J’observe avec plaisir qu’à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de sa disparition on se penche avec intérêt sur l’homme et son oeuvre, sur ce que l’on appelle aujourd’hui les " années Pompidou ". Pour les femmes et les hommes de ma génération ces années n’appartiennent pas encore à l’histoire. Ce sont des souvenirs empreints d’une certaine nostalgie, une partie de notre jeunesse que nous rappellent indirectement les publications, les colloques, les différentes manifestations organisées en son honneur, parmi lesquelles la très belle exposition du Jeu de Paume qui rend hommage à l’homme de culture et à la relation si privilégiée qu’il avait à l’art de son temps.

Georges Pompidou parlait volontiers des destins brisés qui frappent certains hommes d’exception. Dans la préface de son Anthologie il écrivait d’ailleurs que la poésie n’était pas l’affaire des seuls poètes, que certaines vies humaines pouvaient la rencontrer par leur caractère inachevé, une imperfection accidentelle, une oeuvre tragiquement interrompue. Frappé par la maladie, Georges Pompidou n’a pu mener à son terme la mission que les Français lui avaient confiée, mais il a fait face avec courage, avec une simplicité qui était sa vraie grandeur.

Ceux qui l’ont connu, qui l’ont aimé, savent que sa vie le rapproche de ces figures poétiques trop tôt disparues qu’il admirait.

Jacques CHIRAC





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