Entretien du Président de la République au magazine "Armées d'aujourd'hui"

Entretien accordée par M. Jacques CHIRAC, Président de la République, au magazine "Armées d'aujourd'hui"

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Palais de l'Élysée, publié dans le numéro de décembre 1999-janvier 2000

Entretien avec M. Jacques CHIRAC, Président de la République, Chef des Armées

ARMEES D'AUJOURD'HUI - Monsieur le Président, le processus de professionnalisation des armées que vous avez décidé en 1996 se poursuit. Quelle appréciation portez-vous aujourd'hui sur l'efficacité de notre système de défense ?

LE PRÉSIDENT - La participation de nos armées à la gestion de la crise du Kosovo, dans toutes ses dimensions, témoigne des progrès réalisés depuis la guerre du Golfe. Ces progrès sont dus, pour une large part, à la mise en oeuvre de la professionnalisation et à l'effort de modernisation de nos équipements décidés en 1996. La France a tenu son rang et joué son rôle dans cette crise, comme dans la crise bosniaque, grâce à la compétence et à l'efficacité de ses armées. On ne peut se satisfaire, pour autant, des insuffisances constatées à cette occasion et qui ont été rappelées récemment par le ministre de la Défense et le chef d'état-major des armées dans le bilan sans complaisance qu'ils ont dressé de notre intervention. Il serait, par ailleurs, risqué de se fonder uniquement sur ces expériences limitées pour juger de l'efficacité d'ensemble de nos armées dont la mission principale demeure la protection du territoire national et des intérêts fondamentaux de notre pays, dans son cadre européen et dans le respect de ses engagements internationaux.

A mi-chemin de la professionnalisation, nous sommes loin encore du modèle d'armée 2015 qui demeure l'objectif. Si nous voulons l'atteindre, il faut que la loi de programmation militaire soit appliquée et que la loi suivante, sans rupture, confirme et prolonge l'effort de défense consenti par la Nation. Il en va de notre sécurité, mais aussi du rôle que les Français veulent que notre pays soit capable d'assumer pour la défense, dans le monde, des valeurs républicaines auxquelles ils sont attachés.

ARMEES D'AUJOURD'HUI - La France assurera la présidence de l'Union européenne au second semestre 2000. A Strasbourg, vous avez souligné que l'Europe de la défense serait une priorité de la présidence française. Dans cette perspective, quels objectifs concrets devraient atteindre les Européens ?

LE PRÉSIDENT - La construction de l'Europe de la défense est une ambition majeure pour notre pays. Nous voulons que les Européens aient les moyens de décider ensemble et de conduire des opérations militaires dans le cadre de la gestion globale d'une crise, à la fois diplomatique, économique et militaire. C'est la grande force de l'Union européenne que de pouvoir agir sur tous les aspects d'une crise. Il ne s'agit pas de se substituer à l'Alliance atlantique qui demeure le cadre légitime de la défense collective et a sa place dans la gestions des crises.

Il n'est pas question, non plus, de renoncer à une part de la souveraineté nationale au profit d'une organisation communautaire. Mais c'est l'intérêt des Français et des Européens de pouvoir peser sur leur destin et d'avoir la capacité d'agir ensemble, sans dépendre nécessairement de décisions prises ailleurs. Les objectifs concrets que nous nous fixons sont ceux que nous avons élaborés avec nos principaux partenaires et que nous discutons à quinze. Il nous faut d'abord améliorer nos capacités militaires. Pour évaluer une situation et choisir une option, l'Union européenne a besoin de capacités autonomes de renseignement et de planification stratégique. Pour conduire une opération, elle doit disposer d'états-majors multinationaux adaptés et dotés de moyens de communication modernes et interopérables. Il lui faut également des moyens de transport et des forces projetables, immédiatement disponibles et renouvelables.

Tout ceci est à notre portée. Mais il est essentiel que les pays européens poursuivent et accroissent leur effort de défense, sans quoi nous bâtirons sur du sable et nous resterons dépendants de la volonté des Etats-Unis de s'impliquer ou non militairement dans les crises du continent européen.

Je n'évoquerai pas ici le dispositif institutionnel, décrit au Sommet d'Helsinki, sur lequel s'articuleront ces capacités militaires. Il doit permettre à l'Europe de parler d'une seule voix et d'agir dès lors que ses intérêts de sécurité sont en jeu.

ARMEES D'AUJOURD'HUI - Quels sont, au seuil du XXI siècle, les risques et les menaces qui vous paraissent susceptibles de porter atteinte à nos intérêts ?

LE PRÉSIDENT - Je voudrais rappeler tout d'abord une réalité qui aurait paru impensable à nos pères et à nos grands-pères : la France, aujourd'hui, n'a pas d'ennemi. La construction européenne a mis fin aux conflits qui ont déchiré pendant des siècles notre continent. La dissuasion nucléaire a interdit jusqu'ici les confrontations majeures entre grandes puissances et la dernière grande utopie de ce siècle s'est effondrée avec le mur de Berlin, il y a dix ans.

Mais la fin de la Guerre froide a aussi libéré les irrédentismes et les passions nationalistes au sud-est de l'Europe et a fait renaître, dans le monde entier, des ambitions régionales qui appuient désormais leur puissance militaire sur des armes de destruction massive. La stabilité de l'Europe est menacée par les convulsions des Balkans et, au-delà de nos intérêts de sécurité, nous ne pouvons pas accepter, sur notre continent, des pratiques d'épuration ethnique incompatibles avec l'idée que nous nous faisons de la dignité de l'Homme.

La prolifération des armes nucléaires, biologiques et chimiques, renforcée par la dissémination des moyens balistiques, constitue également une menace permanente pour la paix du monde.

A cet égard, je déplore les décisions prises récemment ou annoncées aux Etats-Unis qui peuvent remettre en cause le processus international de désarmement et relancer la course aux armements. L'équilibre stratégique international peut s'en trouver profondément modifié.

Nous vivons dans un monde instable et dangereux, au sein duquel la France agit pour promouvoir un ordre international, multipolaire, qui trouve sa légitimité au Conseil de sécurité des Nations Unies.

J'ajoute que la France a des engagements qui la lient notamment à des pays qui ont longtemps partagé son destin. Elle ne peut, en particulier, se satisfaire des conflits qui ravagent une partie de l'Afrique et qui doivent mobiliser l'attention de la communauté internationale. Ce bref survol, à l'évidence, doit nous inciter à ne pas baisser la garde.

ARMEES D'AUJOURD'HUI - Quelle est aujourd'hui la place de la dissuasion nucléaire dans notre politique de défense ?

LE PRÉSIDENT - La place de notre dissuasion nucléaire et simple et centrale. Nos forces nucléaires, ramenées à un niveau de stricte suffisance, sont la garantie ultime de la survie de notre nation.

Elles ne menacent personne, mais elles donnent l'assurance à quiconque voudrait s'en prendre à nos intérêts vitaux qu'il subirait en retour des dommages inacceptables, hors de proportion avec l'enjeu d'un conflit.

La France doit donc disposer d'un armement nucléaire fiable et sûr. Cet objectif a nécessité la réalisation de six essais nucléaires en 1995 et en 1996 qui nous ont apporté les éléments scientifiques et techniques avant de nous engager définitivement dans la voie de la simulation.

Nous avons réduit le volume de nos forces nucléaires en retirant du service, en particulier, le plateau d'Albion et les missiles Hadès. La France a signé et ratifié le traité d'interdiction des essais nucléaires ; elle a démantelé son centre d'expérimentations. Elle a cessé de produire des matières fissiles et a entrepris le démantèlement de ses installations de production. Et nous invitons nos partenaires à suivre cet exemple.

Mais on ne doit pas s'y tromper. Tant que le risque subsistera et qu'on ne sera pas parvenu à un désarmement général et contrôlé, qui ne concerne pas seulement les armes nucléaires, la France conservera la capacité de se préserver de toute menace sur ses intérêts vitaux qui pourrait venir notamment des pays détenteurs d'armes de destruction massive. Pour faire face à la diversité des situations auxquelles nous pourrions être confrontés au cours des prochaines décennies, la France devra disposer d'un armement nucléaire crédible et adapté, offrant un maximum de souplesse. C'est un des objectifs que je me suis fixés.

ARMEES D'AUJOURD'HUI - Monsieur le Président, en tant que chef des armées, quel message souhaitez-vous adresser au personnel du ministère de la Défense au moment de franchir le cap symbolique de l'an 2000 ?

LE PRÉSIDENT - Je voudrais d'abord m'adresser à tous ceux, de la gendarmerie et des trois armées, qui ont participé ou qui participent aujourd'hui à des opérations pour le rétablissement ou le maintien de la paix à l'extérieur du territoire national. Ils ont droit à la reconnaissance de la nation et je leur exprime ma gratitude. A l'aube de l'an 2000, ils témoignent de la générosité et du courage qui sont les vertus les plus anciennes de notre peuple.

Mais je souhaite, plus largement, que tous les personnels civils et militaires de la Défense sachent que je suis très attentif aux conditions dans lesquelles se met en oeuvre la réforme des armées. Je sais les efforts considérables qui sont exigés de chacun : les dissolutions d'unités, les mutations accélérées, l'avancement perturbé. J'ai dit et je répète qu'aucun corps de l'Etat ne s'est réformé aussi vite et aussi profondément que ne le font les armées.

Ce bouleversement, largement engagé depuis trois ans, doit s'accompagner d'un changement de culture, plus long et plus difficile à acquérir.

Les personnels de la Défense ont, je le sais, la volonté et la capacité de mener à bien cette réforme, indispensable pour la modernisation de nos forces. Il revient au Gouvernement et aux responsables militaires de leur en donner les moyens, en veillant à ce que soit préservées et améliorées les conditions de vie et de travail des hommes et des femmes qui conduisent cette transformation.

Le service des armes de la France, en l'an 2000, est d'abord celui de la paix et du droit international. Il a ses exigences et ses grandeurs que les Français connaissent et respectent. Les militaires, pour leur part, ne doivent pas oublier qu'ils sont leurs mandataires et qu'ils sont responsables de la sécurité d'une communauté vivante dont ils doivent partager les valeurs et la vie. A tous, j'exprime, au nom de nos concitoyens, mon estime et ma confiance et j'adresse mes voeux les plus chaleureux.





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