Interview du Président de la République à RFI et TV5

Interview accordée par M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à RFI et TV5

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Palais de l'Élysée, le vendredi 27 novembre 1998

QUESTION - Monsieur le Président de la République, merci de nous accorder cet entretien. Vous vous exprimez devant ce qu'il est convenu d'appeler l'audiovisuel extérieur, Radio-France Internationale, RFI et TV5, à l'occasion de l'ouverture de ce XXe sommet Afrique-France. Beaucoup de pays ont répondu à votre invitation. 49 des 53 pays africains, 34 chefs d'État sont à Paris. Vous allez les rencontrer. Parmi eux, vous le savez, il y a une polémique sur la présence de Laurent Désiré Kabila, le président de la République démocratique du Congo. Il n'était pas hier au dîner que vous donniez. Alors est-ce qu'il y a un strapontin pour Laurent Désiré Kabila ? Vous allez le rencontrer demain, est-ce que vous pouvez nous indiquer en gros la teneur de ce que vous avez envie de lui dire ?

LE PRÉSIDENT - Je voudrais d'abord saluer au nom de la France les chefs d'État et chefs de délégation africains qui sont aujourd'hui présents à Paris. Je voudrais souligner que la France est peut-être le seul pays du monde qui puisse inviter et recevoir toute l'Afrique. C'est parce qu'elle a de l'Afrique une perception, qu'elle a pour l'Afrique une sensibilité, un souci permanent et historique. La France aime l'Afrique. Elle est heureuse quand elle la voit progresser, malheureuse quand elle la voit se déchirer. Dans ce contexte, vous évoquez le président de la République démocratique du Congo, je voudrais simplement vous faire remarquer que la France n'est pas responsable, et chacun le sait, de son accession au poste de chef d'État de son pays. En revanche la France est extraordinairement soucieuse de la situation dans cette grande région du Congo et des Grands Lacs. Et elle entend tout faire pour apporter sa contribution dans la mesure du possible, à une cessation d'hostilités aussi absurdes que meurtrières. Dans cet esprit je recevrai d'ailleurs demain après-midi tous les responsables de cette région pour essayer de leur suggérer, je dirais la voix de la raison.

L'Afrique est traditionnellement, dans sa culture, de par son histoire, le pays du dialogue. On dit de la palabre, au bon sens du terme. Ce n'est pas le pays des affrontements inutiles et c'est cela que je voudrais essayer de dire à chacun dans un premier temps, et dans l'urgence. Il faut que toutes les parties au conflit, tous les protagonistes bougent, fassent quelque chose pour se rapprocher et que l'on puisse ainsi déboucher sur une conférence internationale d'où sortirait la paix.

QUESTION - Monsieur le Président, ce n'est pas la première fois que la France propose cette idée de Conférence internationale sur les Grands Lacs. Il y a deux ans environ, la diplomatie française avait pris cette initiative qui avait fait long feu, il faut le reconnaître, en raison notamment du refus de certains acteurs mais aussi de la tiédeur des Américains. Est-ce que vous estimez qu'aujourd'hui la communauté internationale est prête à pousser aussi dans votre sens, dans le sens de cette Conférence internationale ?

LE PRÉSIDENT - Vous savez, je crois avoir été l'un des premiers à proposer une Conférence internationale, c'était il y a trois ans, au moment du 50e anniversaire de l'ONU, et alors que rencontrais le président Museveni à New York. Et puis les circonstances n'ont pas permis à ce projet de prendre corps. Je pense aujourd'hui que les esprits sont mûrs, en tous les cas pour examiner la possibilité, je le répète, de bouger, qui est le préalable essentiel à l'organisation d'une Conférence. Alors ne nous y trompons pas, une conférence internationale, qu'est-ce que c'est ? C'est la réunion des protagonistes, il ne s'agit pas d'une conférence où tout le monde viendrait. Ce sont les protagonistes, et l'OUA, qui doivent se mettre d'accord sur un schéma. J'ai à cet égard naturellement quelques idées que je vais suggérer. Et, à partir de là, l'OUA et l'ONU peuvent apporter les moyens nécessaires, surtout l'ONU, à la mise en oeuvre pratique de cette solution pacifique. Voilà ce à quoi nous nous employons et à quoi je m'emploie. Voilà pourquoi je reçois les chefs d'État de cette région.

QUESTION - Monsieur le Président, le thème de cette réunion, de cette rencontre à Paris, c'est la sécurité. La France a tourné la page des interventions directes, des interventions militaires, il semble néanmoins que l'OUA aujourd'hui soit une institution bien impuissante ou bien faible pour imposer une véritable autorité politique ou militaire. Alors c'est le rôle de qui, la sécurité en Afrique ?

LE PRÉSIDENT - C'est le rôle des Africains avec l'aide de l'extérieur, de la Communauté internationale.

QUESTION - Et pas seulement de la France ?

LE PRÉSIDENT - Non. L'histoire se déroule, la période des interventions extérieures est une période révolue, comme celle du colonialisme. Chaque temps a sa marque. Aujourd'hui, certes, l'OUA, qui regroupe la totalité ou presque des pays africains, n'est pas en mesure d'assurer cette mission. En revanche, vous observez, et parce que c'est plus logique, que des organisations régionales se mettent en place pour assumer les conflits qui sont généralement régionaux. La CEDEAO pour ne parler que de celle dont on a évoqué hier l'action positive. Je crois que c'est cela la voie : la prise en main par des organisations régionales de la prévention, et le cas échéant, de l'action sur les conflits, et de la solution. Alors, naturellement, ce qui manque en général à ces pays lorsqu'ils ont la volonté politique et l'organisation technique, ce sont les moyens à mettre en oeuvre. Alors là, la Communauté internationale peut agir, soit par le biais de l'ONU quand il s'agit de quelque chose de très important, je l'évoquais tout à l'heure pour les Grands Lacs, soit autrement lorsqu'il s'agit de conflits moins importants. C'est dans cet esprit que la France a créé le système qu'elle appelle RECAMP, c'est-à-dire le renforcement des moyens d'action africains pour le maintien de la paix. Et nous avons eu une très bonne illustration récemment en Centrafrique avec la MISAB puis la MINURCA, dont tout le monde a fait l'éloge et où la France a pu apporter l'appui logistique de formation au fonctionnement de ces unités, qui étaient sous commandement africain et sous responsabilité africaine. C'est cela, à mon avis, la voie de demain pour la paix.

QUESTION - Alors sur ces questions de la sécurité en Afrique, vous allez évoquer, avec vos pairs, la dissémination des armes légères en Afrique. Est-ce que vous n'avez pas l'impression que les armes légères vont être au XXIe siècle le fléau qu'ont été par exemple les mines au XXe siècle. Et concrètement, qu'est-ce que vous pouvez proposer à vos partenaires pour essayer de limiter cette dissémination ?

LE PRÉSIDENT - Nous avons été confrontés au problème des mines antipersonnel. Vous avez l'air de le considérer comme résolu, ce n'est hélas pas le cas, car les moyens dont nous disposons, dont la collectivité internationale dispose pour éradiquer les mines antipersonnel sont encore aujourd'hui dérisoires par rapport à l'ampleur du mal. J'ajoute que de grands pays et notamment de grands pays producteurs de mines antipersonnel, ou utilisateurs, n'ont pas signé la convention internationale condamnant les mines antipersonnel. La France l'a signée, mais d'autres ne l'ont pas fait. Par conséquent le problème est loin d'être résolu et il marquera profondément la vie d'un certain nombre de pays au XXIème siècle.

Alors le problème des armes personnelles est également important. Dans l'état actuel des choses, nous n'avons pas les moyens nécessaires pour essayer de maîtriser ce problème. Eh bien nous sommes en train, avec nos partenaires africains, d'étudier la mise en oeuvre de moyens pour essayer de limiter les conséquences de ces achats et de cette diffusion des armes personnelles.

QUESTION - Monsieur le Président, si on aborde l'aide économique, il y a eu ce qu'on a appelé l'esprit de La Baule, notamment. C'est-à-dire le fait d'aider plus puissamment des pays en fonction de leurs avancées démocratiques. Est-ce que vous diriez qu'aujourd'hui c'est encore une façon d'appréhender ou d'évaluer l'aide accordée à l'Afrique ?

LE PRÉSIDENT - Il y a une nécessité pour les pays africains. C'est d'inspirer confiance car il n'y a pas de développement sans confiance. Et pour inspirer confiance dans le monde d'aujourd'hui il faut deux choses : il faut apparaître comme respectueux des principes de la démocratie, alors naturellement, ils ne sont pas transposables intégralement à chaque pays, mais il faut être respectueux des principes de la démocratie. Et il faut être respectueux des principes de la bonne gouvernance, c'est-à-dire d'une gestion sérieuse des affaires. C'est cela qui permet de donner confiance à l'intérieur et à l'extérieur des pays, et notamment c'est cela qui permet l'investissement et le développement. Et je considère que malgré certains exemples contre-productifs, malgré certaines crises qui existent et que l'on met en exergue, à juste titre, malgré cela, il y a derrière, en Afrique, un vrai progrès. Un vrai progrès vers la démocratie, un vrai progrès vers la bonne gouvernance et donc un progrès vers le développement.

Ce n'est pas par hasard si depuis six ou huit ans, dix ans, la croissance africaine persiste à un niveau de l'ordre de 5 %. Et pour la première fois dans son histoire, cette croissance dépasse la croissance démographique. Ce qui est un signe fort qu'il ne faut pas être systématiquement pessimiste pour l'Afrique.

QUESTION - Monsieur le Président, on connaît votre afro-optimisme mais néanmoins il y a toujours ces images de famine, de guerre ou la réalité du SIDA. Alors, est-ce que ce discours d'espoir que vous rappelez lors de vos interventions n'est pas parfois, aux yeux de l'opinion publique internationale, démenti par les faits.

LE PRÉSIDENT - Bien entendu qu'il est démenti par les faits et cela ne m'empêche pas de le poursuivre. D'abord, parce qu'il est démenti par les faits dans certains endroits, mais pas dans l'ensemble de l'Afrique. Mais comme nous sommes dans un monde médiatique, naturellement, ce qui va mal prend toujours beaucoup plus de place que ce qui va bien. Ce qui est tout à fait légitime. Mais il ne faut pas qu'au niveau des dirigeants cela masque la réalité : la réalité c'est qu'il y a un progrès africain indiscutable, même, je le répète, s'il y a des crises qui le masque.

Et puis, deuxièmement, parce que si l'on veut avoir une vraie volonté de progrès et de développement on ne peut pas être pessimiste car le pessimisme paralyse. Il faut être optimiste c'est dans l'optimisme qu'on trouve la force de progresser et c'est pour cela que je suis optimiste, et je ne suis pas le seul. Je lisais, il y a quelques jours, le petit livre du Président en exercice de l'OUA, le président Blaise Compaoré, qui a fait un petit livre très bien fait qui s'appelle "Les Voies de l'Espérance". C'est optimiste, ça. Et qui cite un proverbe africain qui dit : "même au plus sombre de la nuit, l'aube est à portée de main". A condition, bien entendu, que l'on sache tendre la main. Et c'est cela surtout que je voudrais dire aux jeunes Africains. Ce qui m'intéresse aujourd'hui, c'est surtout l'avenir et donc les jeunes Africains. Je voudrais leur envoyer un message qui est à la fois un message de solidarité, d'amitié, et de compréhension de leurs difficultés et de leurs problèmes, vous avez cité le SIDA ou les famines, il y en a d'autres, mais aussi un message d'optimisme : oui, l'aube est à portée de la main.

QUESTION - Monsieur le Président, la France a désormais une vision globale de l'Afrique, vous avez récemment effectué une tournée en Afrique Australe et notamment en Afrique du Sud. Est-ce qu'on peut aujourd'hui parler d'axe Paris-Prétoria sur les grandes questions africaines ? Le vice-président Thabo M'Beki est à Paris...

LE PRÉSIDENT - La relation actuelle entre la France et Prétoria est une relation amicale, politiquement forte. Vous savez que je connais le Président Mandela depuis très longtemps. J'ai toujours soutenu son action, d'ailleurs c'est la raison pour laquelle je n'avais jamais accepté de me rendre en Afrique du Sud au temps de l'apartheid.

Je crois à l'avenir de l'Afrique du Sud et, je le répète, notre relation est très bonne. Et j'entends qu'il en soit ainsi, naturellement.

QUESTION - Monsieur le Président, précisément, la France aujourd'hui élargit le champ, pourrait-on dire, de l'Afrique francophone vers les pays anglophones. Cela inquiète un certain nombre de pays qui traditionnellement se sentaient dans le premier cercle d'amitié avec la France. Alors, est-ce que le fait d'élargir ne va pas amener au fond, peut-être, à un saupoudrage de l'aide ou à être moins attentif aux pays qui traditionnellement ont des liens culturels, affectifs avec la France ?

LE PRÉSIDENT - Non, ces pays n'ont rien à craindre. Notre aide s'adapte, naturellement, sur le plan technique. Elle ne diminuera pas. Je dirai que la politique africaine de la France, aujourd'hui, est fondée, c'est ainsi que l'ai souhaité quand j'ai été élu, sur un double principe : fidélité et ouverture. Fidélité, je dirai à la famille, je n'ai pas besoin de développer ce point, et fidélité dans l'aide apportée à la famille dans la coopération, dans la solidarité.

Mais aussi ouverture à des pays avec lesquels la France n'avait pas historiquement de liens forts. Et il n'y a aucune raison qu'elle ne les ai pas. Et donc, effectivement, nous avons aujourd'hui la volonté de nouer des relations politiques, économiques, culturelles avec l'ensemble des pays africains.

QUESTION - Revenons un petit peu sur les Etats du pré-carré. Vous avez évoqué avec eux la question de la parité du franc CFA et de l'euro. On constate qu'il y a encore chez vos pairs africains des inquiétudes. Alors, comment expliquez-vous ces inquiétudes malgré toutes les assurances et, par exemple, comment essayez-vous de les rassurer ?

LE PRÉSIDENT - Je crois que ces inquiétudes, qui ont été nourries, je dirais, par des polémiques où les arrières pensées politiques n'étaient peut-être pas absentes chez certains, ces inquiétudes sont aujourd'hui levées.

Hier, je réunissais les chefs d'Etat de la zone franc et nous avons abordé ce problème sur le rapport du président Abdou Diouf. J'ai observé que les inquiétudes n'existaient plus et que les africains concernés avaient bien conscience de tout ce que leur apporterait, dans l'avenir, l'euro en termes de stabilité, en terme d'amélioration des capacités d'échanges, en termes de confiance pour les investisseurs. Bref le bilan est très très largement positif. Il n'y a pas d'inconvénients et il n'y a que des avantages. Et aujourd'hui, malgré les polémiques anciennes, je crois pouvoir vous dire, en tous les cas, au niveau des responsables africains, que tout le monde en est convaincu.

QUESTION - Lorsqu'ils évoquent une sorte de forteresse euro, vous pensez que les faits ne seront pas cela ?

LE PRÉSIDENT - Qu'est-ce que c'est une forteresse euro ?

QUESTION - C'est-à-dire un franc CFA surévalué, par exemple.

LE PRÉSIDENT - Non, la parité entre le franc CFA et l'euro est une parité qui est garantie. Donc le problème pour eux, de ce point de vue, ne change pas. Ce qui change en revanche, c'est la stabilité, la solidité. Ils étaient appuyés sur une monnaie certes solide, le franc, mais pas suffisamment pour affronter, je dirais, les périls de la mondialisation, et les avantages de la mondialisation...

LE PRÉSIDENT - C'est la raison pour laquelle nous avons fait, en Europe, l'euro, pour avoir l'autre grande monnaie du monde, à côté du dollar, et pour apporter un élément essentiel de stabilité dans la vie internationale monétaire et financière. Naturellement, les pays qui sont associés à cet euro bénéficient des même garanties de solidité et de stabilité, c'est pour cela qu'ils y ont tout avantage.

QUESTION - Monsieur le Président, vous allez donc ouvrir ce XXe Sommet, vous savez que les opinions publiques doutent de l'utilité de ces grandes rencontres, on allait dire de ces grandes messes. A quoi pourrez-vous dire que ce sommet a réussi ou a fait avancer la cause de l'Afrique ?

LE PRÉSIDENT - Qu'il ait fait avancer la cause de l'Afrique ne fait aucun doute, car c'est l'occasion de nouer des contacts amicaux, plus confiants, parfois, entre des gens qui ne se voient pas ou qui ne se connaissent pas. Et ne serait-ce que cela est très important. Discuter ensemble de surcroît des problèmes collectifs, et notamment des problèmes africains, et voir comment on peut les aborder le mieux possible, c'est aussi quelque chose de positif. Vous savez, il y a plus d'idées dans deux têtes que dans une, et on a toujours intérêt à discuter, à parler, c'est le meilleur moyen de ne pas s'affronter. Enfin, nous avons des problèmes particulièrement difficiles à résoudre. Tout à l'heure, on évoquait le problème des mines antipersonnel ou le problème des armes légères, il y a aussi le problème du Sida, et vous savez qu'à l'initiative de la France, on a lancé une grande opération, le fonds de solidarité thérapeutique pour qu'il n'y ait pas dans le monde les médicaments au nord et les malades au sud. De la même façon, nous allons évoquer la crise des Grands Lacs et puis d'autres crises ponctuelles, ici ou là. Le fait de se rassembler permet, sinon de résoudre les problèmes, tout au moins de mieux se connaître et de rapprocher les points de vue. Rien que cela c'est le vrai succès.

QUESTION - Merci , Monsieur le Président de la République.





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