Interview du Président de la République au journal "Le Monde"

Interview accordée par M. Jacques CHIRAC, Président de la République, au journal "Le Monde"

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Paris, le vendredi 27 février 1998

QUESTION - Quelle leçon tirer de cette énième crise avec l'Irak et de son dénouement, dans lequel la France a pris une part active ?

LE PRÉSIDENT - - Quand la France en a la volonté et quand elle sait où elle va, elle a la capacité de se faire entendre. Elle est respectée. Son rôle est important. Je prendrai trois exemples. En juin 1995, face à une situation critique en Bosnie, nous avons décidé de réagir, de créer la Force de réaction rapide. Il a fallu en défendre l'idée, notamment face au refus catégorique initial du Congrès des Etats-Unis. Nous avons créé cette force, nous avons changé le cours des choses. Et cela a permis l'accord signé en décembre à Paris.

Deuxième exemple : le ministre des Affaires étrangères me rendait compte hier de la dernière réunion des ministres de l'Union européenne. Il me disait qu'ils avaient décidé de renoncer à déposer cette année une résolution concernant les droits de l'homme en Chine devant la Commission des Nations Unies à Genève en raison des progrès enregistrés dans la position chinoise. Nous avons obtenu ces progrès parce que, dès l'an dernier, nous avons su engager un dialogue constructif avec Pékin. Il faut poursuivre ce dialogue pour aller plus loin.

Troisième exemple : l'affaire irakienne. La France a avancé ses idées. Elle a proposé un chemin. Qu'elle ait été entendue montre qu'il y a un besoin de France dans le monde, parce que la France est un pays indiscutablement occidental mais qui est indépendant d'esprit et de comportement.

QUESTION - Est-ce qu'il y a des leçons plus immédiates, plus directes, à tirer de cette crise ?

LE PRÉSIDENT - La crise irakienne prouve que l'on peut obtenir le respect du droit, ce qui était notre objectif, par la diplomatie et pas seulement par la force. C'est vrai dans l'affaire irakienne, c'est vrai dans bien des domaines. Dans cette crise, la France, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité, avait des responsabilités et des obligations particulières : faire respecter toutes les résolutions du Conseil, notamment celles sur l'élimination des armes de destruction massive possédées par l'Irak. Je rappelle, à ce sujet, que la Commission spéciale de l'ONU, l'Unscom, a, en sept ans, détruit beaucoup plus d'armements que les bombardements de l'opération " Tempête du désert " (celle qui chassa les Irakiens du Koweït en 1991 - NLDR).

Seuls, nous n'aurions pas réussi. Et, en réalité, c'est la mobilisation de l'appareil militaire américain et la mobilisation de l'appareil diplomatique, notamment français, qui, ensemble, ont permis de trouver une solution évitant une frappe qui aurait été lourde de conséquences. C'eût été la fin de l'Unscom et donc la fin des contrôles. C'eût été, par conséquent, la porte ouverte à l'Irak pour développer à nouveau des armes de destruction massive.

Mais des frappes auraient également provoqué le départ de tout le personnel des Nations Unies qui assure la gestion de l'aide humanitaire, et donc la fin de celle-ci. Vous en imaginez les conséquences. Pareille évolution aurait nourri une très forte condamnation de l'Occident et d'abord dans l'ensemble des peuples arabes et musulmans.

J'insiste : la mobilisation des moyens militaires des Etats-Unis et la mobilisation des moyens diplomatiques de la France, avec d'autres, a permis le succès de la mission de M. Kofi ANNAN, à qui je rends hommage. Je salue ses talents de négociateur, sa ténacité et sa subtilité. Dans cette affaire, la singularité française a consisté à allier fermeté et ouverture, tout en intégrant un souci constant des conséquences des décisions prises sur les populations.

QUESTION - Une question sur l'embargo irakien. Combien de temps ce système qui pénalise une population et épargne un régime, peut-il durer ? D'une façon générale, vous vous êtes prononcé contre les embargos, par principe.

LE PRÉSIDENT - Je suis choqué par le fait que les sanctions économiques pénalisent toujours les populations les plus faibles, les plus démunies. Elles rendent la vie très difficile aux plus pauvres et n'affectent ni n'influencent ceux qui décident, les responsables. Je reconnais que c'est un peu mon coeur qui parle, et que la raison aussi doit parler. Les sanctions peuvent être de deux natures, unilatérales ou décidées par le Conseil de sécurité. Les sanctions unilatérales, je le dis clairement, j'y suis résolument hostile. Et il y a des sanctions qui sont décidées par le Conseil de sécurité, dont la France est un membre permanent. C'est la légalité internationale. Mais ces sanctions doivent être bien encadrées. Elles doivent être proportionnées. Elles doivent avoir une durée limitée. Elles doivent être fondées sur des critères précis.

QUESTION - Dans le cas de l'Irak, comment en sortir ? Si l'Irak, demain, ne respecte pas ses engagements, on va tout recommencer ?

LE PRÉSIDENT - L'Irak est un pays très important, à la frontière des mondes persan et arabe, à l'épicentre énergétique du monde. L'Irak a donc un rôle important à jouer dans l'équilibre régional, un rôle qu'il n'est pas actuellement en mesure de jouer. Par conséquent, il faut trouver le moyen de réintégrer l'Irak dans la communauté internationale, ce qui suppose qu'il en respecte les règles. D'une certaine façon, il en est de même pour l'Iran. Il faut sortir de la politique du " double endiguement " de l'Irak et de l'Iran et je souhaite que chacun agisse afin de faire apparaître les conditions de leur double réinsertion, dans le strict respect de la loi internationale.

Pour revenir à l'Irak, il faut qu'il joue le jeu de façon claire et incontestable. C'est seulement ainsi que l'on pourra lever l'embargo et ensuite réintégrer ce pays dans la communauté internationale. C'est une exigence légitime.

C'est en ce sens que j'ai écrit au Président Saddam Hussein le 2 février. Je lui disais clairement qu'il n'y avait pas d'autre voie que celle du respect des résolutions du Conseil de sécurité. Faute de quoi, il plongerait son pays et son peuple dans la guerre et la désolation. Dans cette lettre, j'énumérais toutes les conditions qui, alors, me paraissaient devoir être remplies. Ce sont, précisément, celles qui ont fait l'objet de l'accord obtenu par M. Kofi ANNAN.

Pour contribuer au succès de l'accord obtenu par M. Kofi ANNAN, j'ai l'intention d'écrire à nouveau au Président Saddam Hussein. Je lui dirai que tout est ouvert et que tout est possible, notamment la levée des sanctions et la réinsertion de l'Irak dans la communauté internationale, mais cela suppose naturellement qu'il joue le jeu.

QUESTION - Et le risque de tout avoir à recommencer dans trois semaine ?

LE PRÉSIDENT - Le Conseil de sécurité discute de la résolution qui entérinera l'accord signé à Bagdad par le Secrétaire Général de l'ONU et le Vice-Premier ministre irakien, M. Tarek AZIZ. Cette discussion fait resurgir un problème fondamental : celui de l'automaticité d'une frappe militaire en cas de violation par l'Irak de ses engagements.

La question fait l'objet d'un débat : que se passe-t-il si l'Irak ne joue pas le jeu ? L'Irak doit avoir conscience que, dans ce cas, il risque les plus graves conséquences.

Mais nous considérons que l'automaticité n'est pas acceptable. Nous estimons qu'une frappe militaire est un geste très grave et qu'il justifie, parce qu'il est pris au nom de la communauté internationale, que le Conseil de sécurité en débatte.

Je ne souhaite pas que le Conseil se divise sur ce sujet. Tout au long de cette crise, j'ai été en contact avec les chefs d'Etat et de Gouvernement de tous les pays concernés. Nous sommes restés unis jusqu'à présent. On ne va pas diviser le Conseil de sécurité sur une question de terminologie. Mais je souhaite affirmer solennellement la position de la France sur cette question majeure.

Pour moi, au-delà des mots, quelle que soit l'expression qui sera retenue, toute violation éventuelle par l'Irak de ses engagements entraînerait les plus sévères conséquences. Je le dis avec gravité.

Il appartiendrait alors au Conseil de sécurité de se réunir pour apprécier, comme il se doit, le comportement irakien et de faire, le cas échéant, le constat de cette violation. Si un constat de violation était dressé par le Conseil, alors toutes les options seraient ouvertes.

QUESTION - Toutes les options engageraient-elles la France et jusqu'où ?

LE PRÉSIDENT - Nous verrions à ce moment-là comment les choses se présenteraient et ce que dirait le Conseil de sécurité.

QUESTION - Vous avez dit que le dénouement de la crise a été le résultat d'une double influence : déploiement militaire, d'un côté, efforts diplomatiques, de l'autre. Est-ce que cela a été coordonné, organisé, est-ce qu'il y a eu répartition des tâches ?

LE PRÉSIDENT - Je ne dirais pas cela. Ce n'est pas une pièce écrite à l'avance. Il n'en reste pas moins que j'ai été en contact quotidien avec tous ceux qui avaient à un titre ou à un autre des responsabilités ou qui pouvaient être affectés. Contacts avec le Président Clinton naturellement, avec les membres du Conseil de sécurité, notamment le Président Eltsine, les dirigeants chinois, bien entendu, mais aussi avec la quasi-totalité des responsables des pays européens et arabes.

Vous parlez des Etats-Unis. Il est intéressant de noter qu'il n'y a eu aucune critique américaine à l'égard de la France. Pourquoi ? Parce que nous n'avons jamais eu d'opposition avec le Président Clinton. Au fond, nous utilisions deux moyens différents mais nous avions tous les deux la volonté d'arriver à un objectif de paix.

J'étais convaincu, parce que je le connais assez bien, que le Président Clinton ne lancerait pas une frappe militaire sans une réflexion approfondie et sans attendre l'ultime moment. J'étais convaincu que, s'il pouvait s'appuyer sur une démarche diplomatique dynamique, forte, alors il en tiendrait le plus grand compte. C'est la raison pour laquelle nous nous sommes très bien entendus.

Bill Clinton est un homme d'Etat responsable et intelligent. C'est un homme fin et ouvert.

Nous avons, avec d'autres, demandé la mission de M. Kofi ANNAN car c'était la mission de la dernière chance. Nous ne pouvions pas dire que la voie diplomatique était épuisée aussi longtemps que cette mission du Secrétaire général des Nations Unies n'avait pas eu lieu. Nous avons eu du mal à l'obtenir. Et pourtant, quand il est rentré et qu'on a pris connaissance du texte de l'accord, le Président Clinton et moi nous sommes aussitôt téléphonés. Nous étions heureux et soulagés, même si nous restions vigilants.

Maintenant, il faut que les choses aillent vite. Il faut que l'accord sur les sites présidentiels soit mis en vigueur très rapidement. Il faut que la nouvelle résolution humanitaire, la résolution 1153, " pétrole contre nourriture ", qui double les montants autorisés, soit rapidement appliquée.

Il faut aussi engager un dialogue politique avec l'Irak, notamment par l'intermédiaire du représentant que le Secrétaire général de l'ONU va prochainement nommer à Bagdad.

QUESTION - La réinsertion de l'Irak est-elle importante pour l'ensemble de la région ?

LE PRÉSIDENT - La crise irakienne a souligné le caractère insupportable pour les opinions arabes de l'impasse actuelle du processus de paix. Elle leur donne le sentiment qu'il y a deux poids et deux mesures. La France n'accepte pas la mort programmée du processus de paix. Il doit être impérativement sauvé et relancé. Cette volonté politique, la France va continuer à l'exprimer par une action diplomatique forte. Rappelez-vous : la France a été à l'origine de la création du poste d'envoyé spécial permanent de l'Union européenne au Proche-Orient, Miguel Angel Moratinos. Eh bien M. Moratinos, il est là, il est présent, il est actif pour promouvoir les idées européennes sur le terrain.

QUESTION - Comment relancer le processus de paix ?

LE PRÉSIDENT - Compte tenu de la position très ferme prise par les Etats-Unis à l'égard de l'Irak, alors même que nous ne sommes plus, aux yeux du monde arabe, dans le contexte de l'invasion du Koweït en 1990, il me semble que les Américains devraient rapidement prendre une initiative forte pour tenter de relancer le processus de paix. Mais il me semble aussi que les Américains, qui ont longtemps été réticents à une participation des Européens à ce processus, y sont plus ouverts aujourd'hui.

Les Etats-Unis ont besoin de rassembler toutes les bonnes volontés pour relancer la dynamique de paix dans le respect des accords d'Oslo, de Taba et d'Hébron.

Je suis très attaché au processus de paix. Je suis profondément malheureux, le mot est bien celui qui convient, malheureux de voir qu'on est en train d'achever de tuer ce processus. Je pense que les conséquences en seront très graves. La sécurité est nécessaire à Israël. Mais comprenons bien qu'il n'y aura pas de sécurité sans paix.

Puisse le Premier ministre d'Israël s'inscrire dans la démarche visionnaire de ses prédécesseurs !

Nous allons travailler à une initiative européenne qui interviendra en appui des efforts américains. Il faut essayer d'amener les Etats-Unis à prendre une initiative audacieuse et leur apporter, comme dans la crise irakienne, le concours de nos idées.

QUESTION - Comment avez-vous apprécié l'attitude de vos partenaires européens au long de cette crise ? Que pensez-vous de la position de ceux qui disent, au fond, que ce que la France a fait dans cette affaire, elle n'aurait pas pu le faire dans le cadre d'une politique extérieure, s'il avait fallu définir une position commune aux Quinze ?

LE PRÉSIDENT - J'ai une vision du monde de demain et de la place que doit y occuper l'Europe. Je veux le renforcement de l'unité européenne. C'est un combat quotidien. C'est l'euro, c'est l'élargissement, autant de pas importants dans cette direction. Restent deux domaines à explorer : la défense et la politique étrangère.

Mais vous me dites : s'il y avait une politique extérieure et de sécurité commune, est-ce que nous aurions eu la même liberté de manoeuvre dans la crise irakienne ? Moi je crois que oui. J'en suis même tout à fait persuadé. Je vais vous dire pourquoi.

Une grande nation comme la France, avec son histoire, sa culture, son génie propre, aura toujours une politique étrangère forte et entraînante.

Le jour où il y aura une politique étrangère européenne, la France continuera à prendre des initatives mais elle les prendra avec l'Europe et elle n'en sera que plus forte. Ne nous faisons pas peur. Nous conserverons toute notre capacité d'initiative et d'influence. Une politique étrangère commune ne nous enlèvera rien et nous apportera un poids supplémentaire.

QUESTION - On a tout de même l'impression que nos partenaires de l'Union ont été singulièrement plus timides que nous dans cette crise, et même que Washington pouvait jouer sur les divisions des Européens ?

LE PRÉSIDENT - Dans la crise irakienne, le Président Clinton voyait d'un oeil plutôt favorable les efforts que nous déployions pour parvenir à une solution diplomatique. Mais il est vrai que, dans d'autres situations, les choses se sont présentées de manière différente. Nous avions exprimé, par exemple, nos suggestions sur la réforme de l'OTAN. Nous avions été, au départ, bien soutenus par nos partenaires européens. Et puis... Cent fois sur le métier remettons notre ouvrage. La politique étrangère et de sécurité, si l'Europe la mérite, si elle la veut vraiment, sera un plus pour tous.

QUESTION - Le dénouement de cette crise ne montre-t-il pas qu'il y a des limites à l'activisme unilatéral des Etats-Unis ?

Les Etats-Unis, bien sûr, sont au premier rang. L'Europe, malgré les difficultés, se renforce. En Amérique latine, le MERCOSUR progresse et s'élargit comme l'ASEAN en Asie. Pour ne pas parler des grandes puissances comme le Japon, la Chine et l'Inde. L'Afrique aussi s'engage dans la voie de l'intégration et du développement.

Tout ceci nous conduit vers un monde composé de plusieurs pôles de puissance politique, économique et culturelle. Tout l'enjeu des années à venir est de savoir si nous serons capables d'organiser cette évolution dans le calme et le respect des autres. Il y a en effet deux façons d'évoluer : la crispation ou l'harmonie. Le monde bipolaire est né d'une crise majeure et a vécu dans l'affrontement. Il s'est effondré et son effondrement a ouvert une période de transition que nous vivons actuellement. Certains la décrivent comme un monde unipolaire. Ce n'est pas mon avis. La gestion de la crise irakienne, et c'est une leçon que nous devons retenir, l'a clairement montré.

Notre responsabilité aujourd'hui est de comprendre que ce passage inéluctable vers un monde multipolaire peut et doit se faire sans crispation, sans humiliation, sans agressivité, en un mot, avec davantage d'harmonie.





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