Interview du Président de la République à la télévision russe "ORT"

Interview accordée par M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à la télévision russe "ORT"

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Palais de l'Élysée, diffusé le mercredi 24 septembre 1997

QUESTION - Bonsoir, Monsieur le Président. Vous venez demain à Moscou, ce soir nous sommes au Palais de l’Elysée et 20 millions de personnes vous regardent. Je voudrais qu’elles connaissent mieux l’homme Jacques CHIRAC qui travaille en qualité de Président de la République française. Allez-vous m’aider en cela ?

LE PRÉSIDENT - Bien sûr. Je ferai le maximum.

QUESTION - Dites-moi : vous reste-t-il du temps pour vous acquitter de votre rôle de grand-père dans votre famille ?

LE PRÉSIDENT - Oui, quand on est grand-père, et heureux de l’être, on trouve toujours le temps nécessaire pour s’occuper de son petit-fils.

QUESTION - Je sais que vous êtes pratiquement le seul homme politique au monde, et même en Russie, à avoir lu tout POUCHKINE. En Russie, la politique et les belles lettres, malheureusement, ne sont pas compatibles pour l’instant. En France en est-il autrement ?

LE PRÉSIDENT - D’abord, je ne suis pas sûr que ce ne soit pas compatible en Russie. J’ai eu beaucoup de discussions sur l’art, l’histoire, la civilisation ou la littérature russe avec des hommes politiques russes, qui étaient très cultivés.

Deuxièmement lorsque j’étais jeune, j’avais appris le Russe et je le parlais bien. Hélas, je l’ai oublié. Mais c’est vrai que j’ai lu tout POUCHKINE en russe et j’avais même fait une traduction d’Evgueni Onéguine quand j’étais jeune.

QUESTION - Je sais que vous avez eu également une oeuvre littéraire ? Ce livre de souvenirs, il n’a pas encore été publié ?

LE PRÉSIDENT - Non, ce n’est pas vraiment un livre de souvenirs. C’était une traduction d’Evgueni Onéguine et lorsque je l’ai proposé, j’avais 18 ou 19 ans, personne n’a voulu l’éditer ; et quelques années plus tard, lorsque j’étais Premier ministre, tout le monde voulait l’éditer. Mais à ce moment là j’ai refusé.

QUESTION - Il y a beaucoup de traits communs entre la France et la Russie, parfois c’en est presque drôle. Votre fille vous a beaucoup aidé pendant les élections, elle travaille maintenant à votre cabinet, c’est votre collaboratrice la plus proche, c’est la même situation que pour Boris ELTSINE. Cependant, on le reproche à ELTSINE, quelle est l’attitude des français à l’égard du poste de votre fille ?

LE PRÉSIDENT - Je crois que la chose est considérée comme naturelle et je ne suis pas sûr qu’en dehors de quelques milieux médiatiques le peuple russe soit très préoccupé de la présence, de l’excellente présence, de Tatiana à côté de Boris Nicolaïevitch.

QUESTION - Récemment notre Président a dû jouer le rôle d’arbitre, pratiquement comme dans un match de boxe, entre notre ministre des Finances et les grands banquiers. Comment réussissez-vous à trouver le juste milieu entre les intérêts de l’Etat et du peuple et ceux des grands groupes financiers ?

LE PRÉSIDENT - Je voudrais d’abord dire que ce qu’il y a de commun entre nos deux peuples, c’est essentiellement une culture, une alliance historique, et une grande estime réciproque. La capacité aussi, tout au long de l’histoire millénaire de nos peuples de réagir face aux difficultés, de refuser la fatalité.

C’est ce qui crée un lien très fort, un lien historique d’estime et d’amitié entre nos deux peuples. Je pense que les réformes engagées par le Président ELTSINE sont bonnes et inévitables si la Russie, qui a été stérilisée pendant tant d’années, veut retrouver sa grandeur, c’est-à-dire la grandeur d’un peuple et d’un pays dans les tout premiers du monde.

Donc, le problème n’est pas de savoir si on veut faire plaisir aux capitalistes, aux banquiers, aux financiers. Ce n’est pas un problème de Boris Nicolaïevitch. Ce n’est pas mon problème. Le problème, c’est de donner à l’économie russe l’élan nécessaire et donc de faire des réformes qui permettent aux marchés de fonctionner normalement. Au début, c’est difficile pour tout le monde, mais cela réussira.

QUESTION - En Russie, très souvent, on dit que le marché et le capital deviennent des valeurs absolues, deviennent des objectifs absolus. En tant que Président de la République française, quel est l’objectif que vous vous fixez, quel est votre but principal ?

LE PRÉSIDENT - C’est de créer les richesses nécessaires pour permettre le progrès social, ce qui suppose une bonne répartition de ces richesses après les avoir créées.

Je peux vous dire qu’aujourd’hui, quand je parle avec le Président ELTSINE, j’observe qu’il a exactement le même objectif que moi. Il n’a pas l’intention de favoriser les financiers. Il a l’intention de créer, en Russie, les conditions modernes de la production et de la création de richesses, et à partir de là, il veut répartir de façon équitable la richesse au bénéfice de tous les Russes. Nous n’avons pas de divergences de vues. Simplement la Russie a accumulé un immense retard, elle a été paralysée pendant très longtemps, elle n’a pas évolué, donc elle se trouve confrontée à la nécessité de réformes difficiles et parfois douloureuses, mais inévitables. Il faut solder le passé.

QUESTION - La mondialisation de l’économie, le nouveau système de sécurité en Europe, l’adhésion récente de la Russie au Club de Paris, il y a des processus de renouveau extrêmement importants qui se déroulent en Europe. Qu’estimez-vous être vos résultats personnels dans ces domaines ?

LE PRÉSIDENT - Vous me demander quelle est ma part de responsabilité dans cette évolution. La mondialisation est inévitable. Chacun doit l’accepter, mais il faut éviter deux grands dangers de la globalisation : le premier, c’est de laisser certains pays sur le bord de la route parce qu’ils n’ont pas la capacité d’aller aussi vite que les autres. Il y a donc la nécessité d’une organisation mondiale. J’ai beaucoup milité pour l’entrée de la Russie dans le partenariat international au rang qui doit être le sien, c’est-à-dire le premier. Le G7 s’est transformé en G8, il y a l’OSCE, il y a le Conseil de l’Europe, le Club de Paris aussi, demain l’Organisation mondiale du commerce. La Russie doit être partout, avec ses responsabilités.

Ce partenariat international doit permettre une bonne évolution équilibrée de l’Europe et du monde. De la même façon, je suis pour un rapport entre la Russie et l’Europe de plus en plus fort. J’ai été à l’origine, je crois pouvoir le dire, d’un accord entre l’OTAN et la Russie avant l’élargissement et la Conférence de Madrid parce que l’opinion publique russe, je crois, ne pouvait pas accepter l’élargissement s’il n’y avait pas la garantie que la Russie soit étroitement associée à l’OTAN. C’est fait. De la même façon, je souhaite un lien très étroit entre l’Union européenne et la Russie. Et je pense que tout cela peut être facilité par une relation privilégiée entre la Russie et la France. Il y a, je le répète, une très vieille amitié, une très vieille estime entre nous, il faut agir en sorte.

QUESTION - A mon sens, il y a un autre trait commun important qui nous unit : le peuple français et le peuple russe croient volontiers les communistes et les socialistes. On croit que la société peut dépenser plus qu’elle ne gagne. Pourquoi pensez-vous qu’en Russie et en France le peuple a tendance à croire les gens de gauche ?

LE PRÉSIDENT - Je ne sais pas ce que vous appelez les gens de " gauche " en Russie. Je crois qu’en Russie, il y a des gens sérieux et des gens qui ne sont pas sérieux. C’est de plus en plus la même chose en France.

Le sérieux, c’est une gestion économique moderne où l’on ne dépense pas plus que l’on ne gagne, où l’on encourage les gens à travailler, où on facilite leurs initiatives et où l’on partage ensuite, de façon équitable, les fruits de la richesse. C’est la politique du Président ELTSINE, c’est la mienne.

QUESTION - Mais la politique de ELTSINE s’incarne dans un processus très actif de privatisations. A mon sens, c’est naturellement très efficace, mais ce qui est étonnant, dans un pays capitaliste comme la France, c’est que, récemment, les processus de privatisations ont été suspendus ?

LE PRÉSIDENT - Suspendus, non. Ralentis. Mais je crois que c’est une erreur. L’Etat n’a pas de vocation à gérer des affaires qui travaillent sur le marché. L’expérience prouve que, lorsqu’il le fait, cela coûte toujours très cher à la Nation. C’est vrai en Russie, c’est vrai en France. Et donc, petit à petit, pour tenir compte naturellement des situations sociales, il faut aller vers la privatisation de tout ce qui est commercial, tout ce qui relève du marché.

QUESTION - Quelle est votre attitude vis-à-vis de la participation du capital international au processus de privatisation. On dit souvent que nous sommes en train de brader notre patrie ?

LE PRÉSIDENT - C’est absurde. En France, le tiers, je crois, du capital de nos affaires est un capital étranger, ce n’est pas pour autant que nous avons bradé l’économie française. Le monde, aujourd’hui, suppose que des investissements puissent se faire. Ce qui est important, c’est de développer l’activité économique. C’est de donner du travail à ceux qui en ont besoin. C’est d’améliorer le niveau de vie. C’est plus de justice sociale.

QUESTION - Un point intéressant pour nous, les Russes : les impôts. La France est un Etat très fort où le système fiscal est proche de la perfection ?

LE PRÉSIDENT - Non, non, il est trop fort. Il y a trop d’impôts en France. Et c’est un élément de paralysie.

QUESTION - Pourquoi, à votre sens, les Français paient-ils leurs impôts ? C’est la peur du châtiment ou ils comprennent qu’ils doivent le faire, sinon il n’y aura plus d’Etat ?

LE PRÉSIDENT - Naturellement, il y a l’instruction civique et les gens comprennent et admettent qu’il faut payer des impôts. Il y a aussi la peur du gendarme. Et, bien entendu, quand on ne paie pas ses impôts, on est immédiatement poursuivi. Cela aide le sens civique.

QUESTION - Est-il vrai qu’un grand nombre d’hommes politiques et de fonctionnaires sont passés par une école spécialisée et ont travaillé dans des administrations fiscales ?

LE PRÉSIDENT - Fiscales, non, économiques et financières, oui. Nous avons une grande école en France qui forme les administrateurs de l’Etat et c’est vrai que beaucoup de ces administrateurs, ensuite, ont pris des responsabilités dans le secteur public ou dans le secteur privé. Cela n’a pas toujours donné de bons résultats. Chacun son métier.

QUESTION - Quelques mots, maintenant, sur votre expérience politique. Les téléspectateurs qui nous regardent vont le faire par le prisme de notre Président ELTSINE, ils se rappellent l’histoire de GORBATCHEV ils ont l’impression que le chemin de tout homme politique est semé de trahison. Ceux qu’il croyait être ses amis, l’ont trahi, dans les moments les plus difficiles, au nom d’ambition politique?

LE PRÉSIDENT - C’est la vie. Et en particulier la vie politique.

QUESTION - Dites moi, par exemple, Edouard BALLADUR, que vous avez nommé Premier ministre, s’est présenté indépendamment candidat aux élections et vous a mis dans une position très difficile, vous étiez pourtant des amis très proches ?

LE PRÉSIDENT - Oui, mais vous savez, c’est une page aujourd’hui tournée. C’est la vie.

QUESTION - Alors, soyons plus proches de la vie. Combien avez-vous de gardes du corps ?

LE PRÉSIDENT - Deux, plus exactement un en permanence qui est toujours avec moi. Ils sont deux pour se partager le travail. Et puis, quand je sors, il y a toujours, je ne sais pas, quatre, cinq ou six personnes qui sont un peu plus loin et qui doivent me surveiller. Je n’en sais rien, mais je soupçonne que ce soit le cas.

QUESTION - Pourquoi votre épouse n’a-t-elle pas de garde du corps ?

LE PRÉSIDENT - Je ne crois pas qu’elle en ait vraiment besoin. Mais, elle a quelqu’un qui l’accompagne quand c’est nécessaire. Mais c’est plus pour l’aider matériellement.

QUESTION - J’ai été étonné d’apprendre que votre voiture n’est pas blindée. Nous avons l’habitude de voir nos Présidents circuler en voiture blindée ?

LE PRÉSIDENT - Oui, c’est vrai de la plupart des Présidents. Moi, je n’aime pas les voitures blindées parce qu’on ne peut pas ouvrir les fenêtres complètement. J’aime avoir le bras dans une fenêtre ouverte.

QUESTION - J’ai appris que vous obligez votre chauffeur, quand vous circulez dans Paris, à s’arrêter au feu rouge. Cela va au-delà de ce qui nous est habituel à Moscou lorsque nous voyons des cortèges qui foncent en infraction de toutes les règles.

LE PRÉSIDENT - Ce sont les habitudes. J’ai été pendant dix-huit ans Maire de Paris, et je sais que les Parisiens n’aiment pas les cortèges officiels avec les " pimpons ", etc. Alors, moi je m’arrête au feu rouge comme tout le monde.

QUESTION - Encore un tout petit trait de votre vie, je sais qu’il y aura à 9h30 une réunion de vos collaborateurs, debout. Pourquoi debout ?

LE PRÉSIDENT - Tout simplement parce que c’est dans le bureau du secrétaire général, c’est la tradition, et qu’il n’y a pas la place pour mettre suffisamment de chaises. On peut parler aussi bien debout qu’assis. Mais, quand moi je fais la réunion avec les principaux membres de mon Cabinet, on est autour d’une table, et assis, car il y a tout de même des chaises...

QUESTION - Encore une question portant sur votre vie au Palais de l’Elysée. Comment va Mascou ?

LE PRÉSIDENT - Il va très bien. Naturellement, comme nous tous, il ne rajeunit pas, mais il est très heureux dans le parc de l’Elysée.

QUESTION - Pour ceux qui nous écoutent et ne comprennent pas, Mascou, c’est le labrador préféré du Président. Nous avons commencé notre entretien en parlant de POUCHKINE. Dites-moi qu’est-ce qui nourrit le plus vos réflexions, votre âme ? Des écrivains, des poètes comme POUCHKINE, des poètes lyriques ou bien peut-être Niccolo MACHIAVEL ?

LE PRÉSIDENT - Ni l’un, ni l’autre. Lorsque je veux trouver une inspiration, je lis plutôt les historiens et notamment l’histoire des civilisations de tous les grands pays, de tous les grands peuples. C’est pour ça que, en particulier, j’ai appris beaucoup dans l’histoire de la Russie.

Je voudrais, avant que vous ne terminiez cet entretien, profiter de cette occasion pour envoyer un message au peuple russe, qui est un peuple que je respecte et que j’aime.

LE JOURNALISTE - Vous pouvez le faire directement en regardant la caméra.

LE PRÉSIDENT - D’abord, je voudrais envoyer un message d’amitié, de confiance et de sympathie au Président russe. Pour le reste du monde, il est, sans aucun doute, un homme qui veut faire les réformes qui sont nécessaires pour que la Russie retrouve toute sa puissance et sa gloire et aussi, ce qui est capital, il est un homme de paix.

Je voudrais adresser au peuple russe un sentiment, je l’ai dit tout à l’heure, de respect, d’estime, d’amitié et, si vous me le permettez, compte tenu de la nature ancienne et forte de nos relations, je voudrais lui envoyer un message d’affection.

Je voudrais enfin adresser un message à la jeunesse russe pour lui dire qu’elle descend d’un très grand peuple, qu’elle porte en elle-même une très grande civilisation et qu’elle peut avoir confiance dans son avenir. Elle connaît des difficultés, la jeunesse française aussi, mais elle a, j’en suis sûr, en elle-même toutes les qualités, tous les moyens, de surmonter ses difficultés et de s’épanouir demain dans une grande Russie. Une Russie moderne, démocratique, pacifique, se développant la main dans la main avec, en particulier, l’Union européenne et en retrouvant la place politique et culturelle qui doit être la sienne dans le monde d’aujourd’hui.

Je suis heureux de venir une nouvelle fois en Russie à partir de demain.

LE JOURNALISTE - Monsieur le Président, nous vous remercions pour le temps que vous venez d’accorder à près de 23 ou 25 millions de téléspectateurs russes qui, je l’espère, pourront mieux vous connaître en moins d’une demi-heure. Je vous souhaite beaucoup de succès et vous remercie.

C’était " L’heure de Pointe " de Jacques CHIRAC. Demain, Jacques CHIRAC vient à Moscou.





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