Intervention télévisée du Président de la République à l'occasion de la fête nationale.

Intervention télévisée de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'occasion de la fête nationale.

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Palais de l'Élysée, le lundi 14 juillet 1997

Bonjour Monsieur le Président,

A. CHABOT - Nous sommes à l'Elysée, où les invités du Président de la République sont dans les jardins ; ils ont assisté au défilé militaire et parmi ces invités, il y a trois mille jeunes.

Vous avez choisi, avec Patrick POIVRE D'ARVOR, de nous recevoir dans votre bureau pour votre première adresse aux Français depuis les élections législatives. Des élections que vous avez voulues, parce que vous aviez choisi de dissoudre l'Assemblée. Alors aujourd'hui, est-ce que vous vous dites que vous n'auriez pas dû le faire, avez-vous quelques regrets, pensez-vous que c'était une erreur ?

LE PRÉSIDENT - Je ne me dis pas du tout que je n'aurais pas dû le faire, même si naturellement, j'aurais préféré un résultat différent. Je me suis fixé comme objectif, lorsque j'ai été élu pour mon septennat, à la fois de moderniser et d'adapter la France qui en a besoin, et aussi de renforcer sa cohésion sociale, qui a souffert depuis les temps de crise. Cela nous a conduit à faire des efforts -nous y reviendrons probablement tout à l'heure- très importants pour limiter, puis supprimer le dérapage financier que nous connaissions. Ces efforts ont été, pour des raisons que l'on peut comprendre, mal ressentis par les Français, et nous ont conduits à une sorte de blocage. Ce blocage avait pour vocation de se poursuivre pendant près d'un an, jusqu'aux élections. La France ne pouvait pas se permettre de rester ainsi bloquée, ou immobile, ou agitée, pendant une telle période, alors qu'il y avait des échéances européennes, alors qu'il y avait la nécessité du mouvement. C'est ce qui m'a conduit à décider une dissolution, et de ce point de vue, je crois que c'était la meilleure solution.

P. POIVRE D'ARVOR - Il y a tout juste un an, je me retrouvais face à vous, c'était le 14 juillet 1996, et on vous posait la question justement de savoir si éventuellement vous pensiez à une dissolution, et vous nous disiez : "non, sauf crise majeure". Qu'est-ce qui a déterminé dans votre esprit le fait qu'il y avait une crise majeure, ou qu'il fallait absolument en appeler aux Français ?

LE PRÉSIDENT - La crise n'était pas politique, elle risquait de devenir une crise d'immobilisme, et cela, la France n'avait pas les moyens de l'assumer. C'est pourquoi il fallait faire quelque chose.

A. CHABOT - Qu'est-ce qui n'a pas marché, Monsieur le Président, les Français ont-ils eu peur des réformes engagées, ou ont-ils sanctionné le Gouvernement, sanctionné la personnalité d'Alain JUPPE ?

LE PRÉSIDENT - Je ne crois que ce soit une question de personne. Je crois qu'après une très longue période, où nous avons vécu, je dirais, un peu de facilité, si j'ose dire, la facture arrive, il faut prendre des mesures difficiles, faire des réformes, c'est la réduction de déficits excessifs et cela est mal ressenti.

P. POIVRE D'ARVOR - Entre les deux tours, vous avez proposé que l'on change de Premier ministre...

LE PRÉSIDENT - ... Attendez, je n'ai rien proposé du tout...

P. POIVRE D'ARVOR - Vous avez estimé qu'Alain JUPPE ne reviendrait pas si la droite l'emportait...

LE PRÉSIDENT - Ne transformons pas les rôles, non, on ne peut pas le résumer comme cela, M. Poivre d'Arvor. M. JUPPE, prenant seul sa décision, m'a indiqué qu'il ne serait pas candidat au poste de Premier ministre dans l'hypothèse où l'ancienne majorité gagnerait. C'était sa décision, je ne la lui ai pas suggérée.

P. POIVRE D'ARVOR - Justement, cela a inspiré à beaucoup de commentateurs, qui toujours regardent les choses après coup, ce qui est plus facile, de dire : " pourquoi n'avez-vous pas commencé par ça, un changement de Premier ministre, et ensuite la proposition au pays de se prononcer sur une nouvelle politique qui, peut-être, aurait donné plus de logique à cette dissolution ? "

LE PRÉSIDENT - Je ne crois pas du tout que c'était le problème. Le Premier ministre et l'ancien Gouvernement avaient géré avec beaucoup de courage les affaires de l'Etat, qui étaient très difficiles, et je ne crois pas que c'était un problème d'hommes. Cela, c'était l'apparence, la surface des choses, mais ce n'était pas le fond et la réalité. Le fond et la réalité, c'était la volonté du peuple français d'assumer les conséquences des réformes qui s'imposaient, des réformes dans l'organisation de notre société. Prenons l'exemple de la réforme de la sécurité sociale, pour la garantir dans l'avenir, puis des réformes dans notre mode de gestion, ne pas dépenser sans véritablement apprécier les conséquences que cela comporte, voilà vraiment ce qui était en jeu.

P. POIVRE D'ARVOR - Mais cela, les Français ne l'ont pas voulu...

LE PRÉSIDENT - Les Français ont dû penser qu'une autre gestion pouvait peut-être à la fois répondre à des objectifs dont ils voyaient bien qu'ils étaient nécessaires, mais selon des méthodes ou des cheminements plus acceptables pour eux. Vous savez, on a changé de majorité, on a changé de Gouvernement -j'ai tiré toutes les conclusions naturellement, toutes les conséquences du résultat des élections, et j'ai nommé M. Jospin Premier ministre, c'est la loi de la démocratie-, mais les problèmes sont restés, ils sont très exactement les mêmes. Ce sont ceux qui concernent nos affaires intérieures, et le redressement indispensable, l'adaptation de notre pays, puis également les problèmes européens. Serons-nous en mesure de participer à la construction européenne qui est inéluctable, qui est l'intérêt de la France ? Donc les problèmes restent les mêmes, et il appartient au Gouvernement, aujourd'hui, et je suis très vigilant sur les moyens utilisés, de tenter de résoudre ces problèmes difficiles. J'espère qu'il y réussira.

A. CHABOT - Vous assumez seul la responsabilité de l'échec, ou c'est l'échec de toute l'opposition d'aujourd'hui, de ne pas avoir su expliquer ce que vous redites aujourd'hui, que vous avez tenté d'expliquer, ce que les Français n'ont pas compris ?

LE PRÉSIDENT - C'est une responsabilité collective, comme toujours, dans la gestion d'un pays démocratique.

P. POIVRE D'ARVOR - Personne ne vous a forcé la main avant de faire cette dissolution, il n'y a pas eu de pression de l'entourage, comme on le dit habituellement ?

LE PRÉSIDENT - Non, vous savez, cela fait partie des fables que l'on aime à répandre. Non, c'est une décision qui appartient au Président de la République, que j'ai prise seul, parce que je pensais que c'était l'intérêt de la France.

A. CHABOT - Compte tenu de votre analyse d'aujourd'hui, pensez-vous que vous auriez perdu ces élections de la même façon si elles avaient lieu comme prévu, en mars 1998 ?

LE PRÉSIDENT - Je le pense, mais rien ne permet de l'affirmer, c'est ma conviction.

P. POIVRE D'ARVOR - Quand on lit la lettre qu'Alain JUPPE a laissée à Lionel Jospin, on s'aperçoit que les déficits publics étaient encore impressionnants, et qu'il fallait encore un nouveau plan de rigueur ou en tout cas un peu plus de rigueur dans ce pays. N'est-ce pas la vraie raison de cette dissolution ?

LE PRÉSIDENT - Non seulement ce n'est pas la raison de la dissolution, mais ce n'est pas non plus la réalité. Vous savez, en France, c'est en 1990, pour des raisons sur lesquelles je ne reviendrai pas, que nous avons vu tout d'un coup, un fort laisser-aller dans la gestion de nos finances publiques, et un accroissement considérable de nos déficits, ayant pour conséquence d'alourdir la charge de l'Etat, et donc de le mettre dans l'obligation de faire sans cesse des impôts nouveaux, ce qui est en contradiction avec la nécessité de permettre une économie active, productive d'emplois, de biens...

En 1993, on ne l'imagine pas, ces déficits avaient atteint le chiffre de 6,4 % de notre richesse nationale, de notre produit intérieur brut.

P. POIVRE D'ARVOR - Et aujourd'hui de 4 % ?

LE PRÉSIDENT - A partir de 1993 a été engagé une action de retour au bon sens, à un peu de sagesse. Il fallait sortir de l'irresponsabilité. Et nous sommes arrivés, avec l'objectif de 3 %, à une situation actuelle qui doit être, effectivement, de l'ordre de 3,5 %. Je ne connais pas le chiffre exact, mais c'est de cet ordre d'idée. Cela veut dire que nous avions engagé le processus qui devait normalement nous conduire à ces fameux 3 %. Il ne faut pas croire que c'est un mythe 3 %. Lorsque je parle avec des Français, souvent on me dit " mais qu'est-ce que cela veut dire 3 %, pourquoi pas 4 % ou 5 ou 2 ? " Ce n'est pas un caprice, si l'ensemble des gouvernements européens, d'ailleurs en partie sur la proposition de la France, au moment du Traité de Maastricht, a retenu ce chiffre. 3 % c'est le pourcentage de déficit acceptable, par rapport à la richesse nationale. 3 % c'est également ce que l'on peut espérer ou escompter comme croissance chaque année. Par conséquent, si on espère 3 % de croissance et que l'on a 3 % d'augmentation du déficit, on reste dans une situation à peu près équilibrée, on ne s'endette pas pour l'avenir. Si, en revanche, la progression des déficits est supérieure à la croissance, à ce moment-là, on dépense plus qu'on ne gagne, on s'endette, et on est obligé ensuite de faire des impôts ou de faire payer la note par nos enfants. Donc, ce 3 % c'est simplement un critère de bon sens ; c'est en quelque sorte les glissières qu'il y a sur une route de montagne pour éviter qu'on ne tombe dans le précipice. Donc ce n'est pas un problème de Maastricht, je le répète, c'est un problème de bon sens.

Et nous y arrivions. Naturellement, M. JUPPE avait indiqué à son successeur, en lui laissant en quelque sorte une note de situation, que si l'on poursuivait l'effort normalement, si l'on ne faisait pas de dépenses nouvelles, si la réduction des déficits se poursuivait normalement, et si l'on faisait les privatisations (à la fois nécessaires sur le plan économique et utiles sur le plan budgétaire, puisqu'elles rapportent de l'argent) alors oui, on atteindrait, sans effort supplémentaire, les 3 %. Et surtout on atteindrait les 3 % -et c'était un engagement très fort du Gouvernement précédent- non seulement sans faire d'impôts nouveaux, ce qu'il s'était interdit à juste titre, mais de surcroît en poursuivant une diminution des impôts qui avait été programmée et votée.

P. POIVRE D'ARVOR - Puisque M. JUPPE dit tout cela à M. JOSPIN, vous ne trouvez pas un petit peu vexant, qu'au fond on vous mette sous surveillance et que l'on commande un audit dont on connaîtra les résultats la semaine prochaine, en disant : " ces comptes ne sont peut-être pas clairs, on est dans le flou ! "

LE PRÉSIDENT - On dira ce qu'il faut en penser. Cela m'étonnerait que l'audit soit très différent.

A. CHABOT - On dit : " c'est inutile " dans la nouvelle opposition. Vous partagez ce sentiment ?

LE PRÉSIDENT - Le Gouvernement peut, parfaitement lorsqu'il arrive, demander un audit. Je vous rappelle, qu'en 1993, on avait demandé également à un très haut magistrat, M. RAYNAUD, de faire un rapport, pour nous dire non pas la situation totale, mais quelle était la réalité des déficits. Et c'est à la suite de ce document qu'on s'était aperçu que l'on était à un chiffre colossal : 6,4 %.

A. CHABOT - Cela ne pèse pas sur ce début de cohabitation. Comment qualifiez-vous cette cohabitation ? On se souvient qu'en 1986, vous étiez de l'autre côté, vous étiez Premier ministre. Cela avait commencé effectivement difficilement, un 14 juillet, par le refus du Président de la République, de signer des ordonnances. On avait dit " cohabitation dure ". Après, avec Edouard BALLADUR, on avait dit " cohabitation courtoise ". Alors quel est l'adjectif que vous employez, pour qualifier la cohabitation avec Lionel JOSPIN ?

LE PRÉSIDENT - Je crois, d'abord, qu'il faut attendre un peu, pour voir comment les choses se déroulent. La courtoisie, naturellement, va de soi. Mais ce n'est pas le fond du problème. Dans nos institutions, dans la Constitution, dans leur pratique, il y a des rôles à peu près définis entre le Président de la République et le Gouvernement. Le Président de la République ayant, notamment, des responsabilités pour ce qui concerne tous les grands aspects essentiels de la vie internationale et interne de la Nation. Nous avons pour objectif d'assurer ce que je disais tout à l'heure, à la fois un renforcement de la cohésion nationale, sociale et une adaptation, une modernisation de notre pays qui est indispensable et qui ne peut s'obtenir que par un retour à plus de liberté des uns et des autres, notamment dans le domaine économique. Si ces objectifs sont bien ceux du Gouvernement, alors il n'y aura pas de problème, naturellement il le fera à sa manière, avec ses convictions et sa différence par rapport à l'ancien Gouvernement. Je respecte cela. Dans cette hypothèse, naturellement, ce serait, puisque vous voulez que je la caractérise, une " cohabitation constructive ".

A. CHABOT - Est-ce que vous vous calez un peu sur la position de François Mitterrand en quelque sorte, c'est-à-dire les institutions, rien que les institutions ?

LE PRÉSIDENT - Oui, je crois que M. Mitterrand avait parfaitement défini, mais enfin, il s'était contenté de lire la Constitution et d'affirmer qu'il l'appliquerait, je crois qu'il avait dit : " toute la Constitution et rien que la Constitution ".

P. POIVRE D'ARVOR - Mais cette fois-ci, est-ce que la fonction présidentielle n'est pas un petit peu affaiblie, malgré que ce soit vous qui ayez décidé cette dissolution ?

LE PRÉSIDENT - Pourquoi ? Parce que je serais plus faible qu'un autre ?

P. POIVRE D'ARVOR - Jusqu'alors, cela allait jusqu'au terme des mandats qui avaient été décidés par la Constitution.

LE PRÉSIDENT - Cela ne modifie en rien la nature de la cohabitation.

A. CHABOT - Alors, autre qualificatif, comment sont vos relations avec Lionel Jospin et est-ce que votre jugement sur l'homme, que vous connaissez depuis peu, a changé ?

LE PRÉSIDENT - Je n'ai pas pour habitude d'inscrire dans un contexte d'intimité les relations entre le Président de la République et le Premier ministre. Je suis persuadé que c'est également son sentiment. Il est le Premier ministre. Il assume ses fonctions. J'assume les miennes. Et je souhaite que ce soit dans l'intérêt de la France.

A. CHABOT - Vous aviez dit, l'autre jour, que les relations personnelles avec vous étaient faciles. Est-ce que vous dites la même chose ?

LE PRÉSIDENT - Je ne suis pas quelqu'un d'agressif. Je n'ai pas noté, non plus, chez lui une agressivité particulière. Par conséquent, cela se passe entre gens, dirai-je, de bonne compagnie.

A. CHABOT - Est-ce qu'on peut savoir un peu comment vous travaillez ?

LE PRÉSIDENT - Cela n'enlève rien aux conceptions, aux convictions de chacun.

A. CHABOT - Comment travaillez-vous ensemble ? Le Premier ministre a indiqué, par exemple, que dernièrement au Sommet d'Amsterdam, vous aviez dit que la France avait pris un engagement fort sur le Pacte de stabilité, que vous tiendriez cet engagement. Il vous a fait part de ses préoccupations sociales. Est-ce qu'il y a des dialogues aussi simples et aussi francs que cela ?

LE PRÉSIDENT - Tout à fait. Vous savez, j'avais noté que le Président de la République, de par la Constitution cette fois-ci, je crois que c'est son article 5, est, entre autres choses, garant du respect des traités. Un traité doit être respecté.

P. POIVRE D'ARVOR - Cela vous paraissait normal qu'il annonce lui-même le fait qu'il avait été nommé Premier ministre, désigné par vous-même, sur le perron de l'Elysée ?

LE PRÉSIDENT - Je dirai que c'est un détail. Chacun a bien imaginé qu'ayant fait savoir que je l'appelais, ce n'était pas simplement pour le consulter.

P. POIVRE D'ARVOR - Est-ce que vous ne vous sentez pas un petit peu seul, de temps en temps le mercredi, en Conseil des ministres, au milieu de vos adversaires ou anciens adversaires ?

LE PRÉSIDENT - C'est une situation qui ne m'émeut pas particulièrement.

P. POIVRE D'ARVOR - La première fois, cela n'a pas été un petit peu plus difficile ?

LE PRÉSIDENT - Non. Cela s'est passé, là-aussi, dans la compréhension.

A. CHABOT - Est-ce qu'on peut connaître un sentiment général sur le Gouvernement ? Il y a, par exemple, beaucoup de femmes dans ce Gouvernement. C'est ce que vous souhaitiez, vous-aussi, pour les Gouvernements précédents. Est-ce que vous avez apprécié ?

LE PRÉSIDENT - Oui. Je reconnais bien volontiers que sur le plan législatif, c'est-à-dire au niveau des députés, et sur le plan gouvernemental, au niveau des ministres, l'accroissement du nombre des femmes est, sans aucun doute, un progrès, que j'ai salué.

P. POIVRE D'ARVOR - La fois dernière, il y avait douze femmes dans le Gouvernement, et après il y en avait plus que quatre ? Vous en avez retrouvé.

LE PRÉSIDENT - Ce sont les aléas de la vie politique.

P. POIVRE D'ARVOR - Dans les ministres que vous retrouvez chaque mercredi, il y a deux communistes. Est-ce que vous trouvez que c'est une incongruité dans ce pays occidental ?

LE PRÉSIDENT - Je souhaite que l'on parle des problèmes -et ils sont nombreux- auxquels nous sommes confrontés, je n'ai pas de jugement à porter sur la façon dont M. Jospin a constitué son Gouvernement. J'étais attentif à certains postes.

P. POIVRE D'ARVOR - Lesquels ?

LE PRÉSIDENT - Tout naturellement et traditionnellement, la défense et les affaires étrangères, la justice aussi. Pour ce qui concerne les autres postes, je n'ai pas de jugement à apporter sur les choix de M. JOSPIN.

A. CHABOT - Justement, quelle est votre expression favorite ? S'agit-il de : domaine réservé ou domaine partagé, comme l'utilisait l'ancien Président sous la cohabitation ?

LE PRÉSIDENT - Je ne crois pas qu'il y ait de domaine réservé ou un domaine partagé. La Constitution prévoit des choses et ces choses donnent, notamment, une prééminence, et je dirais, donnant un peu le dernier mot au Président de la République. Je vous l'ai dit, tout à l'heure, en parlant des traités, j'aurais pu parler de la même façon de l'indépendance nationale, de l'intégrité, etc. Je veux bien revenir sur la conception que je me fais de la cohabitation, mais ce n'est pas un domaine réservé. Le Gouvernement a aussi ses responsabilités naturellement.

P. POIVRE D'ARVOR - Mais, y a-t-il, par exemple, un cas depuis un mois et demi, où à votre avis, le Gouvernement a franchi cette ligne jaune virtuelle ?

LE PRÉSIDENT - Non. Malgré les efforts faits par certains de vos confrères, je n'ai pas repéré cela.

P. POIVRE D'ARVOR - Mais, par exemple, c'était bien à lui d'annoncer que la France n'allait pas rejoindre le commandement initié de l'OTAN ?

LE PRÉSIDENT - C'est un communiqué commun et qui a été fait par le Porte-parole du quai d'Orsay, qui par définition, est le Porte-parole de la France, pas du Gouvernement, ni du Président. Il est le Porte-parole de la France.

En ce qui concerne la cohabitation, puisque c'est le sujet que vous évoquez, je voudrais simplement vous dire une ou deux choses. D'abord, moi je suis pour tout ce qui va dans le sens de l'adaptation de la France au monde moderne, tout ce qui va dans le sens de la modernisation de la vie démocratique, et tout ce qui conforte la morale civique.

En revanche, je suis, et je tiens à le dire puisque vous l'avez, tout à l'heure, évoqué, hostile à tout ce qui pourrait mettre en cause l'équilibre de nos institutions, l'esprit de notre Constitution, la stabilité de l'Etat.

Alors, à partir de là, il y a des domaines où le Gouvernement est tout à fait libre de suivre, notamment sur le plan de la politique intérieure, non seulement libre, mais il a le devoir de faire sa politique, compte tenu des engagements pris, compte tenu de ses conceptions.

Mais, il y a quelques domaines essentiels où le rôle du Président, je dirais, s'impose comme gardien dans le domaine de la vigilance. Il y a d'abord tout ce qui touche à la place de la France dans le monde, c'est-à-dire, non seulement naturellement son rang, non seulement sa sécurité et sa défense, et la défense de ses intérêts, mais aussi ses parts de marchés.

Vous savez, un Français sur quatre travaille pour l'exportation, c'est dire que nos parts de marchés à l'extérieur, tout ce qui les favorise ou tout ce qui les défavorise, sont essentielles pour la richesse nationale et pour l'emploi, essentielles.

Deuxièmement, il y a tout ce qui concerne l'acquis européen. On n'imagine pas une France isolée. Ce serait la décadence immédiate. Et donc, la France doit être un moteur de la construction européenne, et l'un des moteurs de l'Europe de demain. Elle a les moyens de le faire. Donc tous les acquis européens sont également l'objet d'un souci vigilant de la part du Président de la République.

Il y a tout ce qui touche à la modernisation que j'ai évoquée tout à l'heure et notamment dans le domaine de l'enseignement, de la recherche et tout ce qui tient à la mise en oeuvre des hautes technologies. C'est un domaine qui ne doit jamais être oublié, car c'est l'adaptation.

Et enfin il y a tout ce qui touche à l'équilibre de notre société : sa protection sociale, ses acquis sociaux -sens le plus noble du terme- sa cohésion sociale, tout ce qui touche à la solidarité. Sur tous ces points-là, le Président de la République, selon moi, doit être extrêmement vigilant pour s'assurer que rien n'est fait qui puisse mettre en cause ces grands principes sur lesquels finalement sont fondés ceux de la République.

P. POIVRE D'ARVOR - Vous vous réservez le droit de donner des conseils, éventuellement, au Gouvernement, des mises en garde ?

LE PRÉSIDENT - De donner des conseils, des mises en garde, informer l'opinion publique, bien sûr. Je n'ai eu aucunement l'occasion de le faire jusqu'ici. J'attendrai que le Gouvernement commence à prendre les premières mesures qu'il souhaite prendre pour porter un jugement et notamment m'assurer que la cohabitation pourrait être constructive.

P. POIVRE D'ARVOR - Et bien justement il a l'air de demander du temps ce Gouvernement, est ce que vous lui en donnez ?

LE PRÉSIDENT - Je n'ai rien à lui donner et ni à lui reprendre. Cela c'est son affaire.

P. POIVRE D'ARVOR - Le droit...

A. CHABOT - Vous comprenez qu'il demande un peu de temps en arrivant, après des élections plus rapides qu'il n'imaginait, ou est-ce du temps perdu à vos yeux ?

LE PRÉSIDENT - Je ne porte aucun jugement. Je n'ai pas encore eu l'occasion de porter un jugement sur des initiatives du Gouvernement puisqu'il a souhaité, puisque M. Jospin a souhaité, prendre le temps nécessaire avant de s'engager dans l'action et bien j'attendrai qu'il s'engage dans l'action pour porter des jugements.

A. CHABOT - Cette cohabitation est un peu particulière parce qu'elle doit durer théoriquement cinq ans. Est-ce que vous pensez qu'elle peut aller à son terme. Est-ce que vous le souhaitez ?

LE PRÉSIDENT - Je n'ai pas de souhait à formuler, mais je le pense. La majorité actuelle a été élue pour cinq ans. Il appartient au Gouvernement de faire en sorte qu'aucune crise n'intervienne, qui pourrait remettre ce contrat en cause.

A. CHABOT - Vous ne le souhaitez pas, vous non plus ?

LE PRÉSIDENT - Je ne le souhaite pas.

P. POIVRE D'ARVOR - Ne pourrait-on pas en profiter pour voter ce fameux quinquennat que tous les Présidents de la République ont souhaité de leurs voeux mais qu'ils n'ont jamais mis en application ?

LE PRÉSIDENT - Je vous ai dit tout à l'heure, que j'étais très attentif à tout ce qui touchait les institutions. En 1958, sous l'impulsion du Général de GAULLE et pour la première fois depuis longtemps dans son histoire, la France s'est dotée d'institutions stables qui font l'admiration de tous les pays qui ne bénéficient pas de cette stabilité politique, tous les grands pays modernes, je pense à l'Italie. Il faut donc voir quel est l'acquis et avant de vouloir changer quelque chose, il faut voir si cela vaut la peine de changer, si l'on peut améliorer les choses.

Vous parliez tout à l'heure de la cohabitation. Cette Constitution de 1958 a été suffisamment ferme et souple pour garantir la stabilité et permettre la cohabitation démocratique. Vous savez, ce sont des institutions qui sont bonnes.

Alors, certains -M. POMPIDOU avait été le premier à l'époque d'ailleurs-, se sont interrogés ou s'interrogent aujourd'hui encore, de droite comme de gauche d'ailleurs, sur l'utilité de revenir au quinquennat, d'ailleurs pour tous les mandats. Je ne sais pas pourquoi ? Enfin, bon.

P. POIVRE D'ARVOR - Vous avez l'air réservé.

LE PRÉSIDENT - Oui, moi je suis très réservé parce que cela mérite, le moins qu'on puisse dire, une vraie réflexion, car le quinquennat conduit presque automatiquement, je dirais automatiquement au régime présidentiel. Et moi, je suis hostile au régime présidentiel

P. POIVRE D'ARVOR - Au régime à l'américaine ?

LE PRÉSIDENT - Oui, le quinquennat conduit à cela. Moi je suis hostile à cela, parce que nous ne sommes pas des Américains. Nous avons une vie politique qui a ses caractéristiques et qui notamment est peut-être plus idéologique que dans d'autres pays, où les affrontements idéologiques sont plus forts et par conséquent quels sont les risques d'un système présidentiel ? C'est le blocage des institutions et la paralysie ou alors cela peut être dans certaines circonstances le retour à un régime trop parlementaire, c'est-à-dire à un régime du type de celui de la IVème République. Voilà le risque que l'on court. C'est une première raison pour laquelle je suis très réservé, je ne dis pas hostile par principe, n'est-ce pas, toute discussion mérite d'avoir lieu, mais très réservé sur cette affaire de quinquennat qui me paraît comporter un risque d'aventure institutionnelle. Et moi, je suis le garant de nos institutions.

P. POIVRE D'ARVOR - Ce n'est pas une durée que vous appliquerez à vous-même ?

LE PRÉSIDENT - Ce n'est pas du tout le problème et c'est ma deuxième réflexion sur ce point. Vous savez dans notre vie politique, dans nos institutions, on le voit depuis longtemps, il y a le temps du Gouvernement qui est forcément un temps relativement court et en tous les cas qui ne va pas au-delà de cinq ans au moment des modifications législatives et ce temps court est normal puisqu'il s'agit de gérer les affaires quotidiennes, de faire face aux problèmes instantanés et Dieu sait qu'un Gouvernement a des problèmes à gérer instantanément et souvent difficiles.

Et puis il y a un temps présidentiel, c'est une des caractéristiques de nos institutions, qui donne au Président de la République, qui lui n'a pas les soucis de la gestion quotidienne, le temps nécessaire à une certaine vision, à une certaine réflexion sur l'évolution du monde. Et cela c'est très également utile et c'est très important. Alors, vous voyez que c'est un sujet complexe qui mérite, le moins qu'on puisse dire, une réflexion approfondie et de ne pas se laisser aller à des improvisions.

A. CHABOT - Est-ce que c'est un sujet qui mériterait alors qu'on réfléchisse ?

LE PRÉSIDENT - En tous les cas, cela mériterait qu'on réfléchisse.

A. CHABOT - Sur cette durée, on s'aperçoit que c'est vrai, c'est une réflexion que font tous les Présidents, qui pour certains étaient effectivement favorables à la réduction du mandat présidentiel, et puis dans la fonction, c'était le cas notamment de François MITTERRAND, ils changent d'avis. C'est-à-dire qu'on a une perception différente du temps, du pouvoir, quand on est à l'Elysée.

LE PRÉSIDENT - Ce n'est pas du tout un problème personnel.

A. CHABOT - Non, pas personnel. De fonction.

LE PRÉSIDENT - Oui, je le répète, on s'aperçoit qu'il y a un temps présidentiel qui est différent du temps gouvernemental dans la culture politique française et qu'il y a deuxièmement, je le répète, un risque de régime présidentiel qui, de mon point de vue, serait plus une aventure institutionnelle qu'un progrès institutionnel.

P. POIVRE D'ARVOR - - Alors, il y a une autre modification constitutionnelle possible : la parité hommes-femmes, réclamée par l'actuel Gouvernement; cela vous parait intéressant de l'inscrire dans la Constitution ou de l'inscrire dans les faits simplement ?

LE PRÉSIDENT - Cela, pour le coup, c'est un débat qui doit être fait. Moi, j'ai toujours été, ou enfin j'ai été très longtemps, pour des raisons de principe touchant notamment à la dignité des femmes, hostile au système des quotas, qui me parait incompatible avec cette dignité. Ceci étant, je reconnais que la France a dans ce domaine un retard inacceptable et d'ailleurs très préjudiciable et qu'il faut faire quelque chose. Alors, si rien ne peut être fait sans passer par une indication constitutionnelle, je dois dire que je me ferai à cette idée, même si je préférerais que l'on trouve quelque chose de plus efficace.

A. CHABOT - De même sur le cumul des mandats, autre modification envisagée par...

LE PRÉSIDENT - Je suis favorable à la limitation du cumul des mandats et même à la restriction à un seul mandat. Je l'avais déjà dit depuis un certain temps. Le tout sous réserve d'un débat parlementaire approfondi, parce qu'il y a tout de même des cas particuliers. Je pense en particulier au Sénat : le Sénat est une institution qui incarne la durée, la sagesse, qui représente les collectivités locales, et donc on peut s'interroger sur les conséquences d'un mandat unique pour les sénateurs. Mais enfin, je dirais que c'est une modalité d'application et, sur le principe, je suis favorable.

P. POIVRE D'ARVOR - Enfin, un dernier mot sur les institutions : l'outil référendaire, vous ne l'avez pas utilisé sur l'école, alors que c'était votre intention pendant la campagne de 95. Vous envisagez éventuellement un jour de consulter les Français sur ce sujet ou sur un autre ?

LE PRÉSIDENT - Je suis favorable au référendum. J'ai fait la réforme, j'ai initié la réforme de la Constitution qui a élargi le champ d'application du référendum, moins que je ne l'aurais souhaité : le Parlement a réduit un peu mes ambitions à l'époque. C'est ainsi, par exemple, que je souhaitais soumettre au référendum la suppression de la conscription, la suppression du service militaire, et puis les jurisconsultes m'en ont dissuadé en me disant que cela n'entrait pas dans le champ d'application que la Constitution réserve au référendum. Donc, je ne l'ai pas fait, mais je suis favorable au référendum lorsqu'il peut être utile.

A. CHABOT - Alors, conséquence des élections législatives : c'est aussi le changement à la tête de ce que sont devenus les partis d'opposition et notamment à la tête du RPR. Certains disent qu'il y a deux cohabitations : celle avec Lionel JOSPIN et celle pour vous avec Philippe SEGUIN à la tête du RPR. Alors, c'est une deuxième cohabitation ou vous vous félicitez de l'arrivée de M. SEGUIN ?

LE PRÉSIDENT - Mme CHABOT, vous avez l'habitude d'interroger, avec talent d'ailleurs, les personnalités politiques les plus éminentes de notre pays. Mais, dans le cas particulier d'aujourd'hui, vous interrogez le Président de la République qui, par définition, n'a pas à se préoccuper des problèmes des partis, ni de ceux de l'opposition, ni de ceux de la majorité.

P. POIVRE D'ARVOR - Même quand vous avez fondé un parti, ce qui a été votre cas ?

LE PRÉSIDENT - Attendez, ne mélangeons pas les genres. Le Président de la République n'a aucune vocation à s'occuper de la vie des partis politiques, aucune. Je voudrais que ceci soit tout à fait clair, parce que, ici ou là, j'ai entendu des choses qui n'étaient pas justes. Je respecte absolument ce principe. Ceci étant, l'ancienne majorité, c'est-à-dire l'opposition, et en particulier le RPR, c'est ma famille, alors naturellement je ne l'oublie pas : je suis et je reste gaulliste. J'avais approuvé M. MITTERRAND quand il avait dit : " je suis et je reste socialiste ". Je ne sais pas si vous vous souvenez, j'ai dit : " il a raison naturellement ". Moi aussi. Mais je me garde de toute ingérence quelle qu'elle soit, quelle qu'elle soit.

Alors ceci étant, je le répète, c'est la famille dont je suis issu. Si je devais donner un conseil aujourd'hui à cette opposition, il serait double. Ce serait d'abord de faire un gros effort, que l'on fait plus facilement dans l'opposition que dans la majorité, pour se rapprocher des Français, pour mieux comprendre, connaître leurs problèmes, pour avoir un dialogue plus profond, plus direct, plus permanent avec eux, et cela est un élément, je crois, très très important. Je leur conseillerais aussi de tirer un certain nombre de conséquences du fait que les différentes familles de l'actuelle opposition, je parle de l'opposition républicaine, sont en fait très très proches les unes des autres, et que rien ne les sépare réellement sur le fond des choses. Il fut un temps où l'opposition qu'on avait à l'égard du Général de GAULLE séparait, ou l'opposition qu'on avait à l'égard de l'Europe ou à l'égard de la décentralisation, ce n'est plus le cas. Et donc, je pense que l'actuelle opposition a tout intérêt à donner une priorité dans son action, dans son ambition, à renforcer les forces centripètes, à renforcer ce qui unit. L'union me parait être un objectif, l'union et le contact avec les Français me paraissent deux objectifs sensibles.

P. POIVRE D'ARVOR - Il y a huit jours, vous avez envoyé un petit message d'amitié à vos compagnons...

LE PRÉSIDENT - ...d'affection...

P. POIVRE D'ARVOR - ...d'affection à vos compagnons du RPR. Est-ce que vous avez aimé l'image qu'ils ont donnée, justement puisque l'on parle d'union ?

LE PRÉSIDENT - Je vais vous dire : pour la raison que j'ai rappelé tout à l'heure à Madame CHABOT, je ne ferai aucun commentaire sur l'image du RPR. Je fais toute confiance à ses dirigeants pour réussir et je le souhaite.

P. POIVRE D'ARVOR - A commencer par le premier d'entre eux : Philippe SEGUIN ?

LE PRÉSIDENT - J'ai dit : ses dirigeants.

A. CHABOT - Vous disiez tout à l'heure, vous citiez François MITTERRAND qui disait : je suis et je reste socialiste. Alors, quand même une précision : même si vous êtes au dessus des partis, qui est leader de l'opposition, c'est encore vous, ou pas, au vu des prochaines échéances ? Ce sont les partis ?

LE PRÉSIDENT - Non, non. Il appartient à l'opposition, notamment par un effort de synthèse, de définir qui devra être demain, pour les prochaines élections j'imagine, son leader ou son organisation.

P. POIVRE D'ARVOR - Vous savez que dans votre électorat il y a des voix qui se sont élevées pour dire que vous avez diabolisé le Front National et que parfois les électeurs de cette droite-là avaient été un peu méprisés par la droite classique. Est-ce que vous êtes de ceux qui dîneriez, déjeuneriez, ou conseilleriez en tous cas, des accords locaux ou nationaux avec le Front National ?

LE PRÉSIDENT - Je voudrais d'abord remarquer que la France est le seul grand pays moderne qui connaisse un parti de cette nature et de cette importance.

P. POIVRE D'ARVOR - Avec l'Autriche.

LE PRÉSIDENT - Oui, enfin, je pense, le seul grand pays. Moi, je suis très souvent dans les réunions internationales pour défendre les intérêts de la France, et je suis toujours frappé de voir qu'on nous le reproche beaucoup, parce que cela inquiète. C'est la situation. On peut effectivement s'interroger.

Je crois qu'il y a d'abord -et c'est pourquoi je disais tout à l'heure que l'actuelle opposition devrait utiliser son temps d'opposition pour se rapprocher davantage des Français- qu'il y a dans ce mouvement du Front National une partie importante de protestation. Des gens qui avaient protesté autrement d'ailleurs, y compris, en votant communiste dans le temps.

Alors, protestation contre quoi ? Il y a, c'est vrai, une protestation contre les changements de la société. Il y a des gens -et je peux parfaitement les comprendre, ceux-là je n'ai nullement l'intention de les diaboliser, naturellement, je les comprends comme je peux comprendre d'autres réactions d'autre nature- des gens qui sur le plan de l'ordre public, de l'école, de la famille, du civisme, trouvent que les changements sont excessifs et ne correspondent pas à ce qu'ils souhaitent. Cela, c'est une réaction que je comprends parfaitement et qui doit être intégrée dans la réflexion de tous les partis politiques. Il ne faut pas agresser les gens qui ont moins d'aptitudes que d'autres à accepter les changements des sociétés modernes.

Et puis, il y a une protestation qui s'est développée plus rapidement dans la période récente, c'est la protestation contre, je dirais, un peu l'abandon. Il y a beaucoup de gens qui considèrent que les responsables politiques, tous d'ailleurs, ne s'occupent pas d'eux. Ce sont des gens traumatisés par le chômage, par l'exclusion, par le mode de vie dans des cités ou dans des villes où c'est très difficile, et ces gens-là sont exaspérés, sont horripilés et disent : "on ne nous entend pas, on ne nous écoute pas, nous ne comptons pas". Et donc, ils ont un réflexe de protestation. Ceux-là aussi je les comprends. Quand on va dans un certain nombre de cités, on voit bien la situation réelle et pourquoi des gens passent aux extrêmes et, je le répète, on ne peut que les comprendre.

Et puis alors, il y a un troisième élément, naturellement, dans ce mouvement politique et qui caractérise un certain nombre de ses responsables, c'est l'inacceptable, c'est-à-dire le racisme, l'antisémitisme, la xénophobie, tout ce qui est exactement à l'opposé de toutes les traditions françaises, de tout ce qui forme le socle de la République. Et cela c'est très dangereux et c'est indigne.

Tout ce qui met en cause les droits de l'homme, l'égalité, le respect, la dignité de la personne humaine. En tant que Président de la République et donc gardien des valeurs de la République, je n'ai pas l'intention de diaboliser mais de lutter avec la plus extrême fermeté contre les tendances de cette nature.

P. POIVRE D'ARVOR - Donc, vous ne diriez pas qu'il y a les mêmes valeurs entre Front National et la droite classique ?

LE PRÉSIDENT - Non.

A. CHABOT - Vous ne souhaitez pas qu'il y ait d'alliance entre la droite classique, à aucun moment ?

LE PRÉSIDENT - Ce n'est pas non plus mon problème, je vous ai dit ce que je pensais, on n'est pas préoccupé des problèmes d'alliance. Je le répète, quand il s'agit d'une protestation à l'égard d'un mode de vie ou à l'égard d'une conception de la société, alors je comprends les choses, comme je comprends ceux qui se trouvent à l'autre bout de l'échiquier politique. Nous avons encore des anarchistes, ce sont des gens que je peux comprendre, même si je n'adhère pas à leurs idées. Je peux parfaitement comprendre.

Ce qui n'est pas à mes yeux admissible, acceptable, pour un Français, pour la France, parce que c'est le contraire de tout l'humanisme qui a fait de la France un grand pays, ce pays un peu exceptionnel, cela c'est quelque chose que je regrette absolument, c'est tout ce qui touche au racisme, à la xénophobie et à l'antisémitisme. Et on ne sera dans ce domaine, jamais, jamais assez vigilant.

A. CHABOT - Monsieur le Président, parlons de la justice. Vous aviez demandé et souhaité une réforme de la justice, confié une mission à une Commission présidée par Pierre TRUCHE. Elle vous a remis ses conclusions la semaine dernière. Vous avez dit : " c'est au Gouvernement d'effectuer les choix, mais je ferais connaître ma réflexion ". Alors, quelle est votre réflexion ? Peut-on savoir aujourd'hui ce qui vous paraît intéressant dans la réforme envisagée par Pierre TRUCHE ?

LE PRÉSIDENT - J'ai parlé tout à l'heure, de cohésion sociale comme objectif de mon septennat, la justice fait partie de la cohésion sociale. La justice doit être indépendante, et elle doit être proche des citoyens, c'est-à-dire compréhensible pour les citoyens, rendue dans des délais acceptables par les citoyens, ce qui n'est pas, en général, le cas. J'avais demandé à la commission présidée par M. TRUCHE, de faire un rapport pour proposer une réforme de la justice permettant de répondre à ce besoin d'indépendance, mais aussi de responsabilité. J'avais demandé au Gouvernement qui avait engagé l'action -je ne doute pas que l'actuel Gouvernement la poursuivra- de modifier les procédures et d'améliorer les moyens de la justice pour permettre d'avoir une justice plus rapide, plus proche des citoyens.

Sur le plan du rapport de M. TRUCHE qui est très remarquable, et qui ouvre à la fois une réflexion et des pistes de réformes importantes, je dois dire pour ce qui concerne l'indépendance des magistrats, et pour la présomption d'innocence -qui est un droit républicain qui figure dans le préambule de la Constitution et dans la déclaration des Droits de l'Homme- que ce droit est bafoué tous les jours en France . Et là je ne parle pas des affaires, comme on le dit, mais des petits délinquants ou présumés délinquants qui voient tous les jours leurs droits bafoués, leurs vies déstabilisées, en réalité pour des choses qui n'existent pas. Sur ce rapport, il y a des choses très bonnes, proposées par le Président TRUCHE. Je crois qu'il faudrait approfondir notre réflexion sur deux aspects des choses, d'une part à partir du moment où les juges sont totalement indépendants, cela pose le problème de leur légitimité ; aux Etats-Unis les juges sont élus, alors cela ne pose pas de problème, mais ce n'est pas une proposition faite en France...

P. POIVRE D'ARVOR - ...et vous ne voulez pas un " Gouvernement des juges "...

LE PRÉSIDENT - ... et je ne veux pas non plus un " Gouvernement des juges ", donc il y a un problème de légitimité. On ne peut pas parler d'indépendance sans parler de légitimité ; d'autre part, il y a un problème de responsabilité. Il y a sans aucun doute des abus, j'en évoquais tout à l'heure en matière de présomption d'innocence, il y en a d'autres, et il y a probablement la nécessité de renforcer la responsabilité du juge. Mais sous ces réserves, les propositions du rapport du Président TRUCHE sont excellentes et, comme je l'ai dit, elles vont inspirer la réflexion du Gouvernement, elles inspireront la réflexion du Parlement qui, lui, doit légiférer, et elles inspireront ma propre réflexion, notamment pour le cas où comme le rapport le suppose, il devrait y avoir une réforme constitutionnelle dans le domaine de la justice, et aussi parce que je tiens à m'assurer de très près que la garantie des droits du citoyen est bien respectée.

P. POIVRE D'ARVOR - Le 12 décembre dernier, vous vous interrogiez sur le fait de savoir s'il fallait ou non couper le cordon ombilical entre le pouvoir et les magistrats. Le rapport TRUCHE dit non, cela vous va ?

LE PRÉSIDENT - Aucune hypothèse ne doit être exclue de la réflexion.

P. POIVRE D'ARVOR - Cela vous parait satisfaisant ?

LE PRÉSIDENT - Je trouve que ce que dit M. TRUCHE dans son rapport est très intéressant, il appartient maintenant à chacun d'en tirer les conséquences.

A. CHABOT - La première décision ou mesure du Gouvernement en ce qui concerne la régularisation, sous condition, des sans-papiers, touche à l'immigration. Craignez-vous le laxisme dans ce domaine ?

LE PRÉSIDENT - J'ai souvent été au contact dans les rues, dans les quartiers, pendant ma campagne, vous le savez, et ici même en recevant des gens qui se trouvent dans ces situations, et je comprends parfaitement leur désarroi. Mais il y a aussi l'intérêt général. Donner des papiers à tous les sans-papiers cela consiste à légitimer l'immigration clandestine pour l'essentiel, et à donner un fort signal positif pour l'immigration aux pays qui ont des populations qui voudraient venir, pour bien des raisons.

P. POIVRE D'ARVOR - Vous avez peur qu'on revienne à la situation de 1982, où il y avait une régularisation des clandestins ?

LE PRÉSIDENT - Oui, parce que cela a pour conséquence, indépendamment des cas que l'on règle, d'indiquer aux étrangers qui sont chez eux que si l'on vient en France, on s'en sortira. C'est un encouragement à venir. Or la situation de l'emploi et la situation sociale ne permettaient pas à notre pays d'avoir une immigration de cette nature. Ne vous y trompez pas -on parlait tout à l'heure du Front National- dans les réactions négatives de beaucoup de Français, qui alimentent cette xénophobie et ce racisme, qui me font horreur, il y a ce laxisme à l'égard des entrées d'étrangers, et en plus, il y a tous les étrangers qui sont régulièrement en France, qui sont un très grand nombre. Interrogez-les, ceux-là, ils sont terrorisés à l'idée que l'on puisse avoir comme cela une immigration clandestine, parce qu'ils savent très bien que cela provoque des phénomènes de rejet de la part de la population, rejet dont ils font les frais les premiers. Donc, il ne faut pas dans cette affaire laisser parler uniquement son coeur, il faut également réfléchir et voir quel est l'intérêt de la Nation et notamment le respect des valeurs qui sont les nôtres. Nous ne devons rien faire qui encourage la xénophobie, le racisme, l'extrémisme de toute nature. Et ces mesures vont dans le sens de cet encouragement, quand on regarde un peu au delà du bout de son nez.

P. POIVRE D'ARVOR - Vous conseillez au Gouvernement de ne pas revenir sur les lois PASQUA, DEBRE ?

LE PRÉSIDENT - Je trouve que c'étaient de bonnes lois. Le Gouvernement fera ce qu'il voudra naturellement, je porterai un jugement le cas échéant, mais je considère que ce sont de bonnes lois.

A. CHABOT - Un mot sur les " sans-papiers ". Même si vous pensez, qu'il y a des conditions qui sont posées, qu'il y a des critères qui ont été définis, et c'est vrai qu'il y avait des gens qui étaient dans des situations difficiles, il y a du cas par cas ?

LE PRÉSIDENT - Qu'on règle les situations qui doivent l'être. Je n'y vois que des avantages. Je parle du principe.

A. CHABOT - Revenons sur les décisions du Gouvernement. Les allocations familiales, mises sous condition. Est-ce une décision qui vous a choqué ?

LE PRÉSIDENT - Choqué, ce n'est pas le mot, mais je me suis interrogé dans la mesure où, traditionnellement, en France, et peut-être est-ce la raison pour laquelle nous sommes en matière de démographie moins mal situés que la plupart de nos voisins, et c'est un vrai drame dont on ne parle pas assez, les allocations familiales n'étaient pas un élément de redistribution des revenus. Pour la redistribution des revenus, pour la justice sociale, il y avait d'autres moyens, d'autres allocations d'où, naturellement la fiscalité. On disait, les allocations, ça consiste à compenser un coût supplémentaire de la famille et c'est une incitation au deuxième enfant et au-delà. Ce système n'a pas si mal fonctionné. Et je crois, qu'avant de prendre une décision définitive, on serait bien inspiré d'interroger, de façon approfondie, les grandes organisations familiales qui savent, elles, de quoi elles parlent. J'ajoute qu'il y a un problème de fixation du plafond, si l'on veut vraiment plafonner. Il faudrait faire attention à deux difficultés : la première qui consisterait à sanctionner les femmes qui travaillent et donc à les empêcher de travailler et deuxièmement, il y a le danger de frapper les " classes moyennes " qui sont celles à qui l'on a demandé, il faut bien le dire depuis des années, probablement les efforts les plus importants. Et donc là aussi, il faut y faire attention.

P. POIVRE D'ARVOR - Superphénix fallait-il l'arrêter ? C'était dangereux, c'était coûteux?

LE PRÉSIDENT - Il y a quelques années, M. BEREGOVOY qui était Premier ministre s'était interrogé sur ce point. Ce sont des sujets qui méritent une réflexion, qui méritent autre chose que d'être traités sur le coin d'une table. C'est tout l'avenir de la filière nucléaire qui est en cause. Ce sont des investissements considérables, c'est de l'emploi, donc ça mérite une vraie réflexion. Je ne suis pas tout à fait sûr que cela a été le cas avant la dernière annonce. M. BEREGOVOY avait donc consulté le Conseil Economique et Social, il ne l'avait pas consulté officiellement. Il avait fait savoir à son Président qu'il souhaitait avoir un avis. Un Comité de réflexion compétent a fait un travail extrêmement approfondi et a consulté tout le monde. Il y avait là des représentants, comme au Conseil Economique et Social, de toutes les tendances, politiques, professionnels, syndicaux etc. Ils se sont prononcés à l'unanimité moins une abstention pour le maintien de Superphénix. Ce n'était pas un collège de savants qui voulaient conserver leur chose, c'était vraiment une réflexion approfondie. Je trouve que l'on ferait bien de faire attention.

P. POIVRE D'ARVOR - Donc peut-être de revenir sur cette décision ?

LE PRÉSIDENT - Je crois qu'on ferait bien en tous les cas de réfléchir dans cette affaire avant d'agir.

A. CHABOT - Le Gouvernement envisage aussi un retour à l'autorisation administrative de licenciements. Vous l'aviez créée, vous l'aviez supprimée. Qu'est-ce que vous dites aujourd'hui ?

LE PRÉSIDENT - J'ai donc certaines compétences pour en parler. Je crois que c'est une discussion d'un autre temps. Vous savez, si j'ai mis l'accent très fortement sur la nécessité pour l'Europe d'avoir un modèle social européen, c'est parce que je refuse les excès que l'on voit dans les pays anglo-saxons, de la libéralisation, de la mondialisation, etc. Nous avons conservé un certain nombre de principes qui fondent l'équilibre de notre société. Mais ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas voir le temps passé et qu'il faut réfléchir avec vingt ans de retard. Il faut impérativement aujourd'hui, si l'on veut avoir une économie qui prospère, si l'on veut avoir de l'emploi, si l'on veut s'adapter au monde, à un monde qui change extrêmement vite, il faut qu'il y ait beaucoup plus de liberté. Il n'y a pas antagonisme entre liberté et solidarité, à condition d'avoir un modèle social européen, mais il faut plus de liberté. Alors certains appellent cela le " libéralisme ". Cela m'est égal, mais ce qui est sûr, c'est que l'on ne peut plus comme on pouvait lorsque nous étions des nations renfermées sur elles-mêmes, enfermer les activités de ceux qui créent, de ceux qui investissent, de ceux qui travaillent, dans des réglementations qui sont totalement obsolètes et absurdes.

P. POIVRE D'ARVOR - Et ce même Gouvernement envisage de revenir sur l'idée des privatisations de Thomson, d'Air France, de France Télécom. Est-ce que vous avez envie de dire à Lionel JOSPIN : " inspirez-vous un petit peu de l'exemple de votre collègue Tony BLAIR ? "

LE PRÉSIDENT - Non, je ne veux pas qu'il s'inspire de l'exemple de Tony BLAIR, parce que je vous ai dit tout à l'heure, avec tout le respect que j'ai pour le Premier ministre britannique, que la France ne pouvait pas aller aussi loin dans ce que l'on appelle la libéralisation, la flexibilité, en quelque sorte la remise en cause des garanties et des acquis sociaux. Donc je ne propose pas ce modèle-là, je vous l'ai dit.

A. CHABOT - Tony BLAIR est trop libéral pour vous ?

LE PRÉSIDENT - Oui, Tony BLAIR, est un homme très libéral. Je l'observe et je l'écoute dans toutes les discussions internationales, c'est un homme très très libéral. Il a peut-être raison, mais c'est l'Angleterre, ce n'est pas la France, et d'ailleurs ils ne réussissent pas si mal au total.

Moi, je crois, que l'Etat, aujourd'hui, n'a plus rien à faire dans la gestion des affaires du secteur concurrentiel. Ce n'est pas son rôle. Chaque fois qu'il l'a fait globalement, ou cela s'est mal passé, ou cela a coûté très cher, ce n'est pas son rôle. Son rôle c'est d'ouvrir des espaces de liberté et de s'assurer que ceux qui en profitent n'en abusent pas. Mais vouloir maintenir l'Etat dans des activités de production, nous sommes un des derniers pays à le faire, cela a un autre inconvénient, c'est qu'aujourd'hui nos grandes entreprises ne peuvent plus vivre sans des alliances, notamment européennes. Si l'on veut que les intérêts de la France soient sauvegardés, il faut qu'ils le soient dans un contexte compétitif avec notamment les Etats-Unis, l'Extrême-Orient ou le Japon. Il faut donc pouvoir faire des alliances européennes. Vous savez, aujourd'hui, les pays modernes ne vont pas s'associer, ne voient pas leurs entreprises privées s'associer avec des entreprises publiques, c'est-à-dire qui peuvent être soumises à des considérations qui n'ont rien à voir avec l'évolution du marché. C'est un danger.

A. CHABOT - Quand le Gouvernement de Lionel JOSPIN dégèle les 10 milliards, gelés par Alain JUPPE, de crédits pour augmenter l'allocation de rentrée scolaire, pour améliorer le logement, pour permettre aux enfants d'accéder à la cantine, pour créer des emplois jeunes, vous trouvez que c'est bien, parce que c'est social ? Ou vous vous dites : " ah ! c'est 10 milliards qu'on aurait pu effectivement économiser pour arriver aux fameux 3 % ".

LE PRÉSIDENT - Non. Je me dis, il faudra trouver ailleurs 10 milliards si l'on veut rentrer parmi les nations européennes capables d'assumer la monnaie unique. C'est cela que je me dis. Donc, on a dépensé 10 milliards, c'est très bien, tant mieux pour ceux qui vont en profiter, il faudra bien les retrouver par ailleurs.

P. POIVRE D'ARVOR - Sur la monnaie unique, vous nous avez dit très clairement : " les 3 % il faut s'y tenir ", la date également d'entrée en vigueur de l'euro ?

LE PRÉSIDENT - Je vous ai dit tout à l'heure que l'une des fonctions du Président de la République, est la garantie des traités. Oui, il faut respecter la date et les conditions. Ce serait pour la France, cela aurait pour la France des conséquences très graves de ne pas le faire, très, très graves. Nous nous isolerions. Je le répète, je vous l'ai dit tout à l'heure, nous sommes un pays qui vit pour une large part de ses exportations. Nous avons donc besoin d'un ensemble économique dynamique, qui ne peut être qu'européen, au service duquel se trouve une monnaie capable de résister aux pressions du dollar, en tous les cas, capable de faire jeu égal avec le dollar. On parle toujours de la puissance américaine qui est grande naturellement, mais l'Europe a une puissance économique plus forte que les Etats-Unis. Naturellement, les Etats-Unis ont une puissance militaire plus forte que l'Europe, et puis ils ont surtout leur puissance monétaire. Et si nous voulons avoir une Europe qui se développe, qui soit au niveau de sa capacité économique, il faut qu'elle ait demain une puissance monétaire égale à celle du dollar, d'où la nécessité absolue de faire une monnaie unique.

A. CHABOT - Mais 3 %, c'est 3 %, ou est-ce qu'il peut y avoir une interprétation en tendance, c'est-à-dire une petite marge ?

LE PRÉSIDENT - C'est un sujet qui doit être abordé entre les Européens, et certainement pas sur la place publique.

P. POIVRE D'ARVOR - Et vous ne doutez pas des convictions européennes de Lionel JOSPIN ?

LE PRÉSIDENT - Je n'ai aucune raison d'en douter. Je l'ai vu affirmer ses convictions européennes. D'ailleurs ce serait étonnant, n'est-ce pas, compte tenu de la famille politique d'où il vient, qu'il remette en cause un traité qui a été façonné, forgé, décidé par sa famille politique ?

A. CHABOT - Vous parliez tout à l'heure de la note laissée par Alain JUPPE à Lionel JOSPIN, qui annonce notamment un manque de recettes. Il laisserait entendre qu'on va vers un déficit de 3,4-3,5 %. Donc, il faudrait prendre des mesures, dit Alain JUPPE, de réduction des dépenses publiques. Vous êtes d'accord avec ce chemin à suivre : c'est d'abord réduire les dépenses ?

LE PRÉSIDENT - C'est d'abord ne pas faire de dépenses nouvelles, ou alors les gager par des annulations correspondantes. C'est ensuite continuer à réduire les dépenses. Vous savez, la France est le pays moderne dont le train de vie est le plus élevé, et de loin. Le coût du train de vie français, c'est-à-dire l'ensemble de l'administration française au sens le plus large du terme, est de loin le plus élevé de tous les Etats modernes. Donc, il y a là un vrai problème. Donc, notre problème aujourd'hui c'est de dépenser mieux et de dépenser moins. Et c'est possible, mais cela pose le problème d'un certain nombre de réformes, et je vous ai dit tout à l'heure que les réformes posaient des problèmes.

P. POIVRE D'ARVOR - Et pour réduire le chômage, et pour continuer à réduire les impôts, ce qu'avait engagé Alain JUPPE, il ne faut pas revenir sur cette décélération de l'impôt sur le revenu ?

LE PRÉSIDENT - Cela, c'est encore une décision qui incombe au Gouvernement. Mais je crois que nous avons atteint en matière fiscale -et c'était la décision prise par le précédent Gouvernement- un niveau qui paralyse l'activité et donc qui détruit l'emploi, et par conséquent il faut s'engager résolument sur la voie de la réduction des impôts, qui pose naturellement le problème de la réduction des dépenses, ou plus exactement d'une adaptation des dépenses aux vrais besoins. Nous continuons depuis trop longtemps à utiliser des systèmes dans lesquels les pertes en ligne sont considérables, il faut des réformes.

A. CHABOT - Mais pour être tout à fait clair, Monsieur le Président, vous craignez que le nouveau Gouvernement, compte tenu de son programme, soit trop dépensier ?

LE PRÉSIDENT - Le nouveau Gouvernement n'a pas encore pris de décision, pratiquement. Je ne vais pas lui faire un procès d'intention. Il a dit qu'il lui fallait du temps. Alors, il prend son temps, et j'attendrai qu'il fasse quelque chose pour, le cas échéant, et si j'estimais que cela mérite un commentaire, faire ce commentaire.

A. CHABOT - Donc, vous direz votre sentiment si vous pensez qu'on ne va pas dans la bonne voie ?

LE PRÉSIDENT - Naturellement. Pas dans le détail, n'est-ce pas, il y a des différences, il faut respecter les différences.

P. POIVRE D'ARVOR - C'est un peu ce que vous avez fait hier dans votre message aux personnels civils et militaires de l'armée, une sorte de mise en garde au Gouvernement ?

LE PRÉSIDENT - Je n'ai fait aucune mise en garde au Gouvernement dans mon message aux armées, un message traditionnel que j'ai fait l'année dernière, que j'ai fait cette année. Je n'ai fait aucune mise en garde. J'ai rendu hommage à l'une des institutions les plus prestigieuses de la Nation, le jour de la Fête Nationale ou la veille de la Fête Nationale. Et c'est un hommage qui, je dirais, était particulièrement mérité puisque les armées sont engagées dans une réforme considérable qui consiste à passer de la conscription à la professionnalisation, sont engagées dans un aménagement de leurs moyens d'équipement -tout ceci se traduisant par la loi de programmation qui a été votée l'année dernière-, et donc c'est pour les armées une vraie réforme, avec toutes sortes de conséquences pour les militaires de tous rangs et de tous grades. Ils ont accepté ces contraintes, je dois dire, avec beaucoup de courage et même d'enthousiasme, se rendant compte que la France se devait d'avoir une armée moderne et efficace pour défendre ses intérêts dans l'avenir. Alors, j'ai tenu à leur rendre un hommage particulier. Je n'ai mis personne en garde.

P. POIVRE D'ARVOR - Vous êtes très attaché à cette réforme. Vous avez envie que l'on aille jusqu'au bout, y compris jusqu'au "rendez-vous citoyen" qui a l'air d'être un peu remis en cause.

LE PRÉSIDENT - Non. Le " rendez-vous citoyen" n'est pas remis en cause. Je ne vois pas le Gouvernement républicain mettre en cause un " rendez-vous citoyen". Mais, en revanche, ce sont des modalités d'application qu'il appartient au Premier ministre de définir et au Gouvernement d'adopter et au Parlement de voter.

A. CHABOT - Puis-je revenir d'un mot sur la question de l'entrée dans l'euro. Qui décide, au bout du compte, c'est vous ? C'est le Gouvernement ? C'est l'ensemble ? On connaît le processus européen...

LE PRÉSIDENT - C'est le respect des traités, je vous l'ai déjà dit tout à l'heure, c'est l'article 16.

A. CHABOT - Pour que les choses soient assez claires, c'est vous.

LE PRÉSIDENT - Oui, naturellement. Nous sommes un 14 juillet, j'ai évoqué l'hommage que l'on doit rendre à nos armées. Nous avons, encore cette année, perdu des hommes. Nous avons eu des blessés. Je voudrais rendre hommage à nos victimes, à leurs familles et leur dire tout mon soutien, toute mon estime et mon affection.

Le 14 juillet, c'est aussi, le jour des grâces. On fait des grâces, "la grâce 14 juillet". Je voudrais indiquer que cette année j'ai pris la décision d'exclure des grâces, non seulement tout ce qui touche à la pédophilie, cela va de soi, mais tout ce qui touche à la drogue. Toutes les condamnations pour trafic ou usage de drogue ne seront pas modifiées. Elles sont exclues, pour la première fois du système de grâce traditionnel républicain du 14 juillet.

Parce que les ravages que fait la drogue, qui augmentent sans cesse, exigent véritablement -c'est ce que nous sommes en train de faire sur le plan européen, sur le plan international aussi-, une action déterminée qui doit exclure toute faiblesse. Je voulais vous le dire parce que j'ai déjà entendu un ou deux reproches à ce sujet.

P. POIVRE D'ARVOR - Un dernier mot peut-être, deux questions sur la politique étrangère, notamment vos rapports avec les Américains. On vous a bien regardé à Denver. On vous a vu à Madrid, parfois un peu agacé et notamment parce qu'à Madrid, les Américains n'ont souhaité finalement que rejoignent l'OTAN la République tchèque, la Pologne et la Hongrie, et vous, vous souhaitiez la Roumanie et la Lettonie.

LE PRÉSIDENT - C'est la Slovénie.

P. POIVRE D'ARVOR - - Oui, c'est la Slovénie, pardonnez-moi. Avez-vous le sentiment qu'aujourd'hui ils cherchent à dicter leurs lois au monde dans tous les domaines, et à faire chausser pratiquement leurs bottes à chacun ?

LE PRÉSIDENT - Premièrement, Madrid, une fois encore, n'est ni le succès unanimement souligné par la presse américaine, ni l'échec unanimement souligné par la presse française. C'est un problème de culture.

La vérité, comme toujours, c'est un compromis. C'est vrai que pour des raisons qui tiennent essentiellement à la position du Congrès, les Américains ne voulaient pas entendre parler d'autres pays, en dehors de la République tchèque, de la Pologne et de la Hongrie. Ils ne voulaient notamment pas que soit mentionné même le nom d'un autre pays. La France voulait que la Roumanie et la Slovénie entrent immédiatement pour tout un ensemble de raisons que je vous épargnerai.

Nous avons réussi à obtenir, non pas qu'ils entrent immédiatement, c'est-à-dire en 1997, mais qu'ils entrent en 1999, ou plus exactement, que leurs propositions en 1999 soient susceptibles d'être définitivement confirmées. En 1999, c'est le cinquantenaire de l'OTAN. Je n'imagine pas qu'à cette occasion on ne puisse pas s'ouvrir aux deux pays qui ont été reconnus, en 1997, comme méritant d'entrer.

Les Américains n'étaient pas, de ce point de vue, très satisfaits. On peut considérer que c'est, pour la diplomatie française, effectivement un acquis sérieux. Autrement dit, les Américains n'imposent pas tout. On l'avait vu à Denver, sur les problèmes d'environnement, les Américains refusaient absolument que l'on parle de la moindre contrainte en ce qui concerne l'émission de CO².

Vous savez que la France est un faible émetteur de gaz à effet de serre grâce aux centrales nucléaires, puisque nous n'utilisons pas le charbon et le pétrole pour faire de l'électricité. Donc, nous polluons peu l'atmosphère, les Américains beaucoup. Un Américain émet trois fois plus de gaz à effet de serre qu'un Français. Je rappelle que tout cela est dû aux avantages naturellement du nucléaire.

Mais, nous voulions, nous, obtenir que l'on fasse comme dans l'Union européenne, c'est-à-dire que l'on impose des contraintes à l'économie pour diminuer les gaz à effet de serre. Et là encore, on a coupé la poire en deux, c'était un compromis tout à fait raisonnable.

A. CHABOT - Monsieur le Président, aujourd'hui l'Espagne est bouleversée par l'assassinat commis par l'ETA, comment la France peut-elle manifester sa solidarité envers l'Espagne ?

LE PRÉSIDENT - Ce crime est horrible, au-delà de ce que l'on peut imaginer dans l'horreur, c'est vraiment un crime bestial. J'ai été frappé de voir l'unanimité de l'Espagne et l'intensité de la réaction du peuple espagnol contre ces comportements. La France, naturellement, est tout à fait solidaire de l'Espagne. Je vous rappelle que depuis un certain temps -1986- nous avons une coopération, qui se poursuit et qui est extrêmement étroite, entre les autorités espagnoles et françaises, notamment les autorités de police, pour lutter ensemble contre les terroristes et le terrorisme. Notre coopération marche très bien et est très efficace.

P. POIVRE D'ARVOR - Je crois que nous avons assez largement dépassé le délai imparti, nous allons donc nous quitter sur une toute dernière question. Monsieur le Président, cela fait deux ans que vous êtes à l'Elysée, ne trouvez-vous pas que la marge de manoeuvre du politique est bien moindre que naguère, moindre que lorsque par exemple vous-même vous êtes engagé en politique il y a une trentaine d'années. L'action du politique peut-elle encore toucher à la vie du citoyen, l'aider ou n'est-elle pas plutôt dictée par les contraintes économiques ?

LE PRÉSIDENT - La marge est plus faible, l'action du politique doit donc être différente. Elle est plus faible pour une raison évidente : quand nous étions enfermés dans nos frontières, nous pouvions décider ce que nous voulions, on décidait bien ou l'on décidait mal, mais on décidait ce que l'on voulait, on dépensait comme on l'entendait.

Aujourd'hui, ce que l'on appelle la mondialisation marque la vie de toutes les sociétés et de tous les pays. Les hommes, les capitaux, les technologies, tout cela passe d'un bout à l'autre de la planète sans qu'il n'y ait plus de frontières. C'est une situation donnée et nous sommes obligés de faire avec. Il fait jour ou il fait nuit. Il y a la mondialisation. Alors on peut en calmer les effets lorsqu'ils sont pervers. C'est, je le répète, ce que je souhaite quand je parle du modèle social européen, mais on ne peut pas l'ignorer. Donc, la marge de manoeuvre du politique est effectivement inférieure à ce qu'elle était lorsque l'on était tout seul dans notre coin.

Le politique doit donc s'adapter, sa marge de manoeuvre sur le plan international est plus importante et les retombées nationales des décisions internationales sont beaucoup plus importantes. Il doit être aussi beaucoup plus exemplaire, c'est vrai. Il doit être compris et donc avoir un contact avec la population, les citoyens, beaucoup plus fort qu'auparavant, mieux sentir et mieux comprendre, c'est ce que je vous disais tout à l'heure quand je précisais que nous devions moderniser notre vie démocratique. C'est vrai, on ne traite plus aujourd'hui les citoyens, comme on les traitait si j'ose dire -le mot n'est pas convenable- il y a trente ans ; c'est différent et c'est très bien comme ça, cela prouve que nos sociétés évoluent dans le sens de la majorité.

P. POIVRE D'ARVOR - Nous allons vous rendre à vos invités des jardins de l'Elysée.

LE PRÉSIDENT - Quatre mille jeunes : j'ai décidé il y a deux ans d'ouvrir le 14 juillet aux jeunes venant de toute la France et de l'Outre-mer français. J'en ai profité aujourd'hui, puisque nous parlions de hautes technologies, pour ouvrir à midi avec ces quatre mille jeunes le site Internet de l'Elysée.

P. POIVRE D'ARVOR - Merci, Monsieur le Président de nous avoir reçus.

LE PRÉSIDENT -Merci Mme CHABOT, Merci M. POIVRE D'ARVOR





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