Interview du Président de la République au quotidien japonais "Asahi Shimbun"

Interview accordée par M. Jacques CHIRAC, Président de la République, au quotidien japonais "Asahi Shimbun"

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Samedi 16 novembre 1996

QUESTION - Avec l'emergence de l'Asie, on parle de plus en plus d'un monde multipolaire. Dans ce contexte, que faut-il faire selon vous pour consolider les liens entre l'Europe et l'Asie, moins développés que les relations américano-européennes ou américano-asiatiques ?

LE PRÉSIDENT - Un nouvel équilibre mondial marquera le XXIème siècle. Après la fin du monde bipolaire que nous avons connu depuis 1945, avec ses conflits idéologiques et ses risques de guerre, le monde multipolaire de demain devrait permettre une relation plus équilibrée et plus fluide autour des principaux pôles (Etats-Unis, Union Européenne, Japon, Chine, ASEAN, MERCOSUR).

Ensemble, nous devons travailler à l'équilibre du système international en organisant davantage les relations entre l'Europe et l'Asie qui apparaissent comme le côté faible du grand triangle de la croissance Amérique-Europe-Asie dont dépend le destin du monde.

Les liens entre l'Europe et l'Asie ont été bouleversés au cours de notre siècle par une histoire tumultueuse. La décolonisation, la deuxième guerre mondiale, la révolution chinoise, les guerres de Corée et d'Indochine ont conduit l'Europe et l'Asie à s'éloigner l'une de l'autre. Une page est aujourd'hui tournée. Nous devons désormais nous retrouver, nous redécouvrir, mieux nous connaître et savoir ce que nous pouvons faire ensemble.

QUESTION - La mondialisation sous tous ses aspects peut faciliter ce rapprochement souhaitable entre l'Asie et l'Europe. Le PNB de l'Europe égale celui de l'ensemble nord américain et devance encore celui constitué par toute l'Asie. Le marché unique européen est aujourd'hui le débouché le plus important pour les productions et investissements en provenance d'Asie. Savez vous que l'Europe achète deux fois plus à l'Asie que ne le fait l'Amérique du Nord ?

LE PRÉSIDENT - Ces réalités économiques ont trouvé leur traduction politique à Bangkok en mars dernier. Le mouvement historique du rapprochement entre l'Europe et l'Asie est en marche. L'Europe a l'ambition de s'affirmer comme l'autre partenaire majeur de l'Asie d'ici la fin du siècle. Une Europe qui constituera l'un des pôles les plus stables et les plus dynamiques du Monde. Une Asie forte, avec un rôle politique à sa mesure, en marche vers son nouvel équilibre.

QUESTION - L'Europe peut-elle renforcer ses liens économiques avec l'Asie tout en plaidant pour la démocratisation et le respect des droits de l'homme dans cette région ?

LE PRÉSIDENT - Je souhaite une approche nouvelle entre l'Europe et l'Asie, faite de respect, de considération, de reconnaissance des différences culturelles mais aussi d'adhésion aux grandes valeurs universelles touchant notamment aux droits de l'homme et à la démocratie. C'est pourquoi, au Sommet de Bangkok, Asiatiques et Européens ont choisi la voie du dialogue constructif sur cette question. Nous sommes convaincus que le développement durable suppose le respect de l'Etat de droit, la liberté d'informer et de s'exprimer et la participation la plus large des citoyens à la chose publique. C'est de plus en plus le cas dans nombre de pays asiatiques, et je m'en réjouis.

QUESTION - Quelle est la politique de la France vis-à-vis de l'Asie en pleine expansion économique?

LE PRÉSIDENT - Je regrette que la France ne soit pas davantage présente en Asie. C'est pourquoi j'ai souhaité faire de l'Asie une nouvelle frontière de la diplomatie française. Je me suis engagé personnellement dans cette entreprise qui est une grande ambition de mon septennat, jusqu'en 2002.

Certes, nos relations commerciales sont globalement équilibrées avec l'Asie et nos exportations y ont progressé de plus de 120 % depuis 1988. Mais il faut faire plus. J'ai assigné des objectifs ambitieux à notre présence dans votre région dynamique en invitant nos entreprises à tripler leurs parts de marché en dix ans.

Mais l'intérêt de la France pour l'Asie ne se limite pas à des considérations économiques. En sa qualité de membre permanent du Conseil de Sécurité et parce qu'elle est présente dans la région avec ses Territoires d'Outre-Mer du Pacifique, la France s'intéresse aussi à la stabilité et à la sécurité de l'Asie. Elle est disponible pour apporter sa contribution aux réflexions en cours, notamment dans le cadre du Forum régional de l'ASEAN sur la sécurité.

QUESTION - Dans cette politique, quelle place donnez-vous au Japon?

LE PRÉSIDENT - Une place éminente. Le Japon est notre premier partenaire économique en Asie. C'est un partenaire très proche au sein du G7 où nos deux pays défendent des positions convergentes dans la plupart des domaines, notamment sur les questions monétaires ou l'aide au développement.

Je souhaite développer avec le Japon une relation intense et que la France soit pour lui un partenaire privilégié en Europe. C'est le sens du plan d'action, intitulé " 20 actions pour l'An 2000 " que je signerai le 18 novembre avec M. HASHIMOTO lors de ma visite d'Etat.

QUESTION - Ne pensez-vous pas qu'il faille améliorer les relations franco-japonaises, fortes sur le plan culturel, mais plus faibles sur le plan économique et commercial ? A l'occasion de cette visite au Japon, quelles sont les améliorations que vous demanderez au gouvernement japonais ? Que voulez-vous transmettre le plus fermement au Premier Ministre japonais ?

LE PRÉSIDENT - Je connais depuis longtemps le Japon, pays auquel je porte une considération et une affection particulières, et j'ai toujours regretté que nos relations ne soient pas à la hauteur de l'influence de nos deux pays dans le monde.

Je suis conscient que nos relations économiques et commerciales sont insuffisantes et je m'efforce de mobiliser les énergies des administrations et des entreprises françaises pour corriger cette situation et rattraper le retard que nous avons pris par rapport à d'autres pays. Cela n'est pas facile, certes, mais nous avons obtenu depuis trois ans des résultats encourageants : nos exportations ont progressé de 26% ; notre déficit se réduit de façon continue.

De nouveaux progrès dépendent des efforts des entreprises françaises mais aussi des mesures de dérèglementation et d'ouverture du marché japonais. Je pense en particulier à l'agro-alimentaire, aux marchés publics et aux assurances.

QUESTION - Dans votre jeunesse, vous avez passé quelque temps aux Etats-Unis. Comment considérez-vous ce pays ?

LE PRÉSIDENT - Ne pensez-vous pas que les Etats-Unis, encore mondialement influents, ont en ce moment une tendance à l'introversion ? Une loi comme la loi Helms-Burton est évidemment le fruit de la grande influence des lobbies et reflète la place des problèmes nationaux dans les relations extérieures américaines. Après l'élection, pensez-vous que la politique extérieure américaine devienne plus stable ? Ne doit-on pas craindre qu'à cause des pressions nationales, les Etats-Unis déstabilisent encore la politique mondiale ?

Première puissance mondiale, les Etats-Unis revendiquent et exercent à ce titre des responsabilités internationales éminentes. Leur rôle dans les affaires du monde depuis 50 ans doit être salué. Il s'est exercé en faveur d'idéaux que nous partageons tous : liberté, démocratie, paix et sécurité.

L'émergence progressive d'un monde multipolaire, qui donne un rôle croissant à d'autres acteurs, ne rend pas moins nécessaire l'engagement des Etats-Unis dans les affaires internationales. L'activité déployée par la diplomatie américaine dans les processus de paix en Bosnie ou au Proche-Orient, la part prise, aux côtés des Européens, par les Etats-Unis dans la définition d'une nouvelle architecture européenne de sécurité, témoignent du rôle de ce grand pays dans les relations internationales.

Dans les domaines économique et financier, Washington ne doit céder ni à la tentation du désengagement ni à celle de l'unilatéralisme. C'est pourquoi, lors de ma visite d'Etat aux Etats-Unis, au début de cette année, j'ai appelé nos partenaires américains à maintenir un niveau substantiel d'aide au développement. C'est pourquoi nous rejetons aussi, avec tous les Européens et bien d'autres, des initiatives telles que la loi Helms-Burton ou la loi d'Amato.

QUESTION - Cette année, vous présidez le G7. Comment voyez-vous le futur rôle du G7 dans l'économie et la politique mondiales ?

LE PRÉSIDENT - Le G7 est et doit demeurer une instance informelle de concertation et d'impulsion. Son ordre du jour reste dominé par les grands problèmes économiques et financiers. Mais il s'est progressivement élargi à des questions qu'aucune instance internationale ne traite réellement. Je pense notamment à la sûreté nucléaire, à la drogue, au terrorisme ou au crime organisé.

Le G7 a joué un rôle moteur dans le processus de mondialisation des économies. A l'avenir, sa responsabilité principale est de faire en sorte que la mondialisation devienne une chance pour tous. Une chance pour tous les citoyens des pays industrialisés qui doivent s'adapter aux mutations rapides et parfois douloureuses de l'économie mondiale. Une chance aussi pour les populations des pays les plus pauvres qui ne doivent pas être les laissés pour compte de la mondialisation.

C'est dans cet esprit, et avec le concours précieux du Japon, que la France a exercé sa présidence du G7 tout au long de cette année.

QUESTION - La chine rentrera t-elle dans le g 7 ?

LE PRÉSIDENT - Vous savez, ce groupe croissant des pays, naturellement les plus riches du monde, qui ont deux caractéristiques : ce sont des démocraties, et ce sont des pays qui ont une économie de marché. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la Russie n'est pas pleinement entrée dans le G 7. Et par conséquent, le G7 ne peut s'élargir qu'à des pays qui remplissent les conditions que je viens de dire. Je souhaite que ce soit le cas de la Chine le plus tôt possible.

QUESTION - Les relations franco-japonaises ont connu un certain froid du fait de la dernière campagne des essais nucléaires français. Le Japon éprouve un sentiment particulier vis-à-vis des armes atomiques, engendré par la terrible expérience de Hiroshima et de Nagasaki. Les Japonais ne sont donc pas totalement d'accord avec la politique française du maintien de la dissuasion nucléaire. Quelle est votre appréciation ?

LE PRÉSIDENT - Je respecte profondément les sentiments du peuple japonais, le seul à avoir subi le feu nucléaire. Je souhaite également que l'opinion publique japonaise puisse comprendre le traumatisme que représente pour le peuple français le fait d'avoir subi trois invasions en moins d'un siècle.

Pour la France, l'arme nucléaire est destinée à dissuader tout agresseur potentiel de s'en prendre à ses intérêts vitaux. Elle n'est donc pas une arme de combat, mais au contraire une arme de dissuasion, destinée à empêcher et à interdire la guerre. Et de fait, la dissuasion nucléaire a été un facteur de paix, comme le montre l'histoire depuis 1945. Elle le restera dans l'avenir prévisible.

La France a activement dirigé la négociation pour le traité CTBT et l'a signé la première. Vous avez déjà fait connaître la volonté de la France de continuer à diminuer les armements nucléaires dans le monde.

QUESTION - Selon l'opinion internationale, la prochaine étape importante de la diminution de armements nucléaires pourrait être un traité sur l'interdiction de la fabrication de produits destinés à la production des armes nucléaires (Cut-off). Quelle est la position de la France ?

LE PRÉSIDENT - La France a joué un rôle décisif en faveur de l'adoption par la communauté internationale du traité d'interdiction complète des essais nucléaires (CTBT). La première, elle a proposé, dès août 1995, que ce traité repose sur " l'option zéro ", c'est à dire l'interdiction de tous les essais nucléaires, quel qu'en soit le niveau. La première et la seule, elle a fermé son site d'expérimentations nucléaires.

Comme vous le savez, la France a pris par ailleurs des décisions importantes afin de réduire le niveau de ses armements nucléaires au strict minimum.

La France souhaite que la signature du CTBT soit suivie de nouvelles étapes dans la mise en oeuvre des décisions prises par la communauté internationale en matière de non prolifération et de désarmement nucléaires. Elle est favorable à l'engagement, dans le cadre de la Conférence du Désarmement, de la négociation d'un traité d'interdiction de la production de matières fissiles pour les armes nucléaires. Elle a elle-même déjà arrêté toute production de ces matières et fermé l'usine qui les fabriquait.

QUESTION - En Russie, il y a beaucoup d'éléments déstabilisants et notamment le problème de la santé du Président Eltsine. Dans l'avenir, selon vous, quelle sera la situation de la Russie ?

LE PRÉSIDENT - Je salue le courage du Président Boris ELTSINE à qui je souhaite un prompt et complet rétablissement.

La Russie est un grand pays ami de la France. Elle s'est engagée dans un processus de transformation, de modernisation et de démocratisation dont l'ampleur est sans précédent. Je suis convaincu que le Président réélu et son gouvernement maintiendront fermement le cap de la démocratie et de l'économie de marché. Par son vote lors de l'élection présidentielle, le peuple russe a clairement confirmé son refus d'un retour en arrière.

A un moment où la Russie poursuit courageusement ses efforts, notamment en matière économique, le soutien chaleureux et amical de la communauté internationale est plus important que jamais.

QUESTION - Les pays de l'Est désirent participer à l'OTAN. Que pensez-vous de l'élargissement de l'OTAN ?

Nous y sommes favorables mais il ne doit pas conduire à créer une nouvelle ligne de fracture en Europe ni à isoler tel ou tel Etat. Il doit au contraire s'inscrire dans le cadre d'un renforcement de la sécurité et de la stabilité sur l'ensemble du continent européen.

Dans cet esprit, j'attache la plus grande importance à la prise en compte des préoccupations de la Russie. C'est pourquoi j'ai proposé la conclusion d'une charte ou d'un accord scellant un vrai partenariat de sécurité entre l'OTAN élargie et la Russie.

Ainsi l'Europe pourra tourner définitivement la page de Yalta et bâtir pour les générations à venir, un système de sécurité collective garantissant la paix. L'Asie orientale, à son tour, n'aurait-elle pas intérêt à conduire une réflexion dans ce sens ?

QUESTION - En ce qui concerne l'avenir de l'otan, il nous semble qu'il existe certaines divergences entre les etats-unis et la france. où en est la réforme de l'otan?

LE PRÉSIDENT - La France joue un rôle moteur pour la réforme de l'Alliance atlantique. Il s'agit d'une part d'adapter l'OTAN au nouveau contexte stratégique de l'après-guerre froide, en lui conférant notamment la flexibilité nécessaire à la conduite d'opérations de maintien de la paix, comme en Bosnie. Il s'agit d'autre part d'affirmer au sein de l'Alliance une véritable identité européenne de défense et de sécurité.

Nous avons bien progressé dans cette double direction. La coopération accrue qui s'est développée sur ce sujet entre les pays européens, mais aussi le dialogue confiant et approfondi que la France a noué avec les Etats-Unis, ont rendu possibles ces progrès. Il reste néanmoins certaines questions difficiles et importantes à résoudre. Je souhaite que les négociations se poursuivent dans le même esprit de confiance, afin d'apporter des réponses innovantes et efficaces à ces questions et de réussir ainsi la réforme engagée.

QUESTION - Même depuis la fin de la guerre froide, des conflits régionaux et inter-éthniques comme la guerre civile en ex-Yougoslavie ne cessent d'éclater. La France a joué un grand rôle dans le maintien de la paix en Bosnie. Pourra-t-on maintenir la paix en Bosnie ?

LE PRÉSIDENT - Près d'un an après la signature à Paris, le 14 décembre 1995, de l'accord de paix, des progrès importants ont été accomplis. Il reste néanmoins beaucoup à faire, notamment sur le plan civil, pour enraciner durablement la paix dans ce pays.

C'est pourquoi la France a organisé à Paris, le 14 novembre, une réunion conjointe de la Présidence de Bosnie-Herzégovine et des principaux pays concernés, dont bien sûr le Japon. L'objet de cette Conférence était d'adopter les principes directeurs du " plan de consolidation " dont la France a pris l'initiative et qui définit, pour les années à venir, les engagements communs de la Communauté internationale et des parties, afin de réussir la paix.

La France entend jouer, dans cette phase de consolidation de la paix, le même rôle d'initiative qui a été le sien pour mettre un terme à la guerre. Je souhaite que soit poursuivie la concertation très étroite qui s'est engagée entre la France et le Japon. Je salue en particulier la contribution du Japon à l'effort de reconstruction.

Vous déployez une politique étrangère active comme nous l'avons constaté dans votre visite au Moyen-Orient au mois d'octobre. Maintenant que l'élection présidentielle américaine est finie, est-ce qu'il est possible que les Etats-Unis changent leur politique dans la région, jusqu'ici reconnue comme pro-israélienne ?

QUESTION - Pensez-vous que l'Europe ou la France prendra des initiatives dans la politique extérieure au Moyen-Orient ? Si oui, quel sera en le résultat ?

LE PRÉSIDENT - J'ai rendu hommage à chaque étape de ma récente tournée au Proche-Orient à la contribution apportée depuis des années par les Etats-Unis dans la recherche de la paix. Je suis persuadé que la réélection du Président CLINTON renforcera encore la détermination américaine à conduire à son terme le processus de paix.

L'objectif de mon voyage au Proche-Orient, à un moment où la paix est en danger, était d'affirmer l'engagement de la France et de l'Europe aux côtés de tous les bâtisseurs de la paix. La sécurité de tous les peuples du Proche-Orient, notamment le peuple israélien, ne peut être garantie par la force. Elle ne peut l'être que par la paix.

Sans paix, pas de sécurité. Pas de sécurité sans respect des accords conclus. C'est cette conviction que j'ai exprimée devant tous mes interlocuteurs. La paix est possible. Elle est voulue par tous les peuples et tous les dirigeants de la région.

La contribution de l'Europe et de la France est aujourd'hui acceptée et souhaitée par toutes les parties. La France, depuis mon voyage, a continué de faire avancer la paix. Elle a été à l'origine de la désignation d'un émissaire spécial de l'Europe au Proche-Orient. La France, comme l'Europe, continueront de prendre des initiatives. Cette région nous est proche pour des raisons historiques, stratégiques mais aussi économiques : l'Europe est le premier partenaire des pays du Proche-Orient pour le commerce et l'aide au développement.

QUESTION - Les asiatiques ont-ils quelque chose à apprendre de la construction européenne ?

LE PRÉSIDENT - D'abord, je ne crois pas qu'un Occidental puisse donner, en quelque sorte, une leçon à l'Orient sur la manière de gérer ses difficultés. Tout ce que je veux dire, c'est que l'Europe est une région dont les nations se sont déchirées pendant des siècles, en particulier la France et l'Allemagne, qui ont eu trois guerres extrêmement meurtrières pendant un siècle. Il y a trois jours, nous fêtions le 11 novembre, armistice de la première guerre mondiale. Et je rappelais qu'il y avait eu un million cinq cent mille français tués entre 1914 et 1918, et plus de trois ou quatre millions d'amputés. L'Allemagne a eu encore plus de pertes.

Puis un jour, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, les hommes ont dit : mais c'est idiot, il vaut mieux engager un processus de paix durable et organisé. Et là, l'essentiel est venu de deux hommes qui étaient deux très grands hommes d'Etat : le Chancelier Adenauer et le Général de Gaulle.

A partir de là, a commencé une organisation de l'Europe. L'idée, c'était : si on voulait la paix il fallait créer des relations irréversibles entre les pays européens. Et petit à petit, nous avons fait cette construction européenne, qui se renforce chaque année.

Nous avons commencé avec six pays, nous sommes quinze, et dans 15 ans, tous les pays européens seront dans la construction européenne, avec un marché totalement ouvert, libre circulation des hommes et des capitaux, des idées naturellement, des marchandises, de la monnaie unique, et des réunions en permanence qui permettent de régler tous les problèmes avant qu'ils ne dégénèrent.

Dans ces conditions, la guerre ne peut plus exister. Alors voilà la solution que nous avons apportée à nos problèmes. Cela veut dire que dans quelques années, nous serons le pôle économique le plus important du monde, dépassant les Etats-Unis, et maintenant nous avons trois cent cinquante millions de gens et de consommateurs. Et nous avons réussi à éliminer tout risque de guerre. La guerre devient matériellement impossible.

Là, je vois qu'il y a en Asie des premiers pas dans cette direction, notamment avec l'ASEAN. Je ne prétends pas que le modèle européen soit transférable en Asie. Mais peut-être y a-t-il des idées à reprendre en Asie.

QUESTION - Quant à l'élargissement de l'UE, combien de pays y participeront au début du vingt et unième siècle ?

L'UE élargie fonctionnera-t-elle bien si l'on maintient la méthode actuelle de décision à l'unanimité pour les problèmes importants ?

Ne prendra-t-elle pas la forme d'une double structure avec une "Europe-noyau" composée, par exemple, de la France, l'Allemagne et le Bénélux d'une part et des autres pays-membres d'autre part ?

Que pensez-vous de l'Angleterre qui freine le mouvement d'unification de l'Europe ?

LE PRÉSIDENT - L'élargissement de l'Union Européenne est un devoir historique et une priorité politique pour la fin de ce siècle. Nous devons ouvrir nos portes aux membres de la famille européenne qui ont été victimes de la division du continent provoquée par la guerre froide.

Mais l'Union ne pourra fonctionner, avec plus de 25 membres, comme elle fonctionne aujourd'hui. C'est pourquoi la France et l'Allemagne, qui jouent un rôle moteur en Europe, attachent autant d'importance à l'adaptation en cours des institutions européennes. Il s'agit aussi de doter l'Europe d'une véritable politique étrangère et de sécurité. Il s'agit enfin de renforcer son action commune contre les fléaux de notre temps que sont la drogue, le terrorisme, la grande criminalité.

Dans cette Europe élargie, il faut permettre aux pays qui en ont la volonté et la capacité d'engager entre eux des "coopérations renforcées", dans le cadre de l'Union. Quant au Royaume-Uni, sa place est dans l'Europe. Certes, nous pouvons avoir des divergences, mais nous sommes toujours parvenus à les surmonter.

Au tournant de ce siècle, l'Union Européenne, dotée d'une monnaie unique et de nouvelles institutions, d'une politique étrangère, en voie d'élargissement, s'affirmera ainsi comme l'un des principaux pôles du monde multipolaire de demain.

QUESTION - Malgré la persistance d'une conjoncture atone, les pays européens s'efforcent de mettre en place la monnaie unique, en réduisant les déficits publics. La France pourra-t-elle continuer sa politique budgétaire actuelle très austère (avec, par exemple, la diminution du nombre de fonctionnaires) tout en résolvant le problème du chômage ?

LE PRÉSIDENT - Pour que la France remplisse les critères de participation à la monnaie unique, il faut qu'elle atteigne un taux de croissance de 2,3 pour cent en 1997. Est-ce possible ? S'il n'y a pas suffisamment de pays qui arrivent à remplir les critères, pourriez-vous accepter d'un point de vue politique que même des pays qui ne remplissent pas exactement ces critères mais qui font tous leurs efforts pour y parvenir puissent entrer dans le système monétaire européen ?

QUESTION - La monnaie unique démarrera-t-elle en 1999 comme prévu ? Quels pays y participeront à ce moment-là ?

LE PRÉSIDENT - Il n'y a pas d'économie forte sans finances saines.

Les finances publiques de la France, comme celles de ses partenaires, étaient en désordre. Les déficits n'avaient pas été contenus. Les déficits publics accroissent les dettes et donc conduisent à des prélèvements supplémentaires qui découragent tous ceux qui travaillent et qui investissent. Au total les déficits publics nourrissent le chômage. Il fallait mettre un terme à ces enchaînements dangereux. La remise en ordre de nos finances est donc une exigence qui s'impose à nous. En deux ans, nous avons réussi à réduire le poids des déficits de 6% du P.I.B. en 1994 à 4% en 1996. Nous atteindrons 3% en 1997. L'effort n'est pas achevé, il sera poursuivi. Notre conjoncture économique s'améliore comme chez nos partenaires européens. Je suis confiant dans l'amélioration de la croissance l'année prochaine.

La monnaie unique verra le jour en 1999 comme prévu. C'est un projet européen majeur. La monnaie unique est l'aboutissement naturel du grand marché unique des biens et des services qui est déjà en place. Elle sera source de progrès et de croissance.

La monnaie unique repose pour l'essentiel sur la parfaite entente entre la France et l'Allemagne. Comme mon ami, le Chancelier Helmut KOHL, je suis confiant dans la réalisation de l'Euro. La nouvelle monnaie européenne devra être une monnaie solide et stable. Elle sera aussi une grande monnaie internationale.

Les pays qui respecteront tous les critères du Traité de Maastricht auront vocation à y participer dès 1999. La décision sera prise au début de l'année 1998. D'ici là, nous devons tous travailler pour être au rendez-vous.

QUESTION - La France soutient la participation du Japon au Conseil de sécurité de l'ONU comme membre permanent. Quand le Japon et l'Allemagne seront-ils membres permanents ?

LE PRÉSIDENT - La France apporte tout son soutien à la candidature du Japon et de l'Allemagne. L'ambition de ces deux grands pays à siéger de manière permanente au Conseil de Sécurité est légitime. Je l'ai dit devant l'Assemblée Générale de l'ONU. J'espère que les discussions en cours aboutiront prochainement.

QUESTION - La France a en Afrique une politique active d'aide au développement. Pour résoudre ces problèmes nord-sud, comment les pays développés tels que le Japon doivent-ils, selon vous, coopérer ?

LE PRÉSIDENT - Le Japon comme la France, premier et deuxième donneurs d'aide au monde, sont aujourd'hui, et de loin, les deux Etats qui font preuve de la plus grande solidarité à l'égard des pays les plus pauvres.

La France consacre à l'Afrique une très large part de sa coopération, à la fois pour des raisons historiques mais également parce qu'elle a confiance dans l'avenir de ce continent. L'Afrique progresse. Elle s'est engagée avec courage et détermination dans la voie des réformes. Il faut l'accompagner. Il faut l'aider à s'intégrer dans l'économie mondiale. C'est la raison pour laquelle j'ai tenu à placer ce dossier au coeur des préoccupations du Sommet du G7 à Lyon.

Je suis convaincu que le Japon et la France peuvent davantage encore coopérer pour le développement des pays les plus pauvres, du Cambodge à l'Afrique.

QUESTION - Quel rôle politique européen pour le japon sur la scène internationale ?

LE PRÉSIDENT - C'est que le Japon est déjà considérable en matière d'aide et d'assistance dans le monde entier et dans le continent africain.

Deuxièmement, aucun problème dans le monde n'est étranger au Japon. Le Japon a une vocation politique universelle. Et donc naturellement, je parlerai avec M. Hashimoto de ce problème. Il me fera connaître son avis et je lui donnerai le mien. J'espère que, d'ici là, la force humanitaire sera en place, sera efficace.

Mais le problème essentiel, si l'on veut assurer la stabilité politique dans cette région, c'est de tenir une conférence internationale sous l'égide de l'ONU et de l'Organisation de l'Unité Africaine, avec les cinq pays concernés : Zaïre, Rwanda, Burundi, Ouganda et Tanzanie, au moins. Et on pourrait essayer de déterminer une solution politique au conflit.

Pour le moment, le Rwanda n'est pas favorable à cette conférence. Je crois qu'il a tort. Il n'y aura pas de solution, s'il n'y a pas de conférence, pas de solution politique. Donc l'ensemble de la diplomatie internationale doit travailler pour que cette conférence puisse avoir lieu et réussisse. Et dans ce domaine, le Japon a un rôle important à jouer. L'aide du Japon aux pays en voie de développement fait de lui un interlocuteur évident et nécessaire dans le problème des crises dans le monde.

QUESTION - Au total, qu'attendez-vous de votre visite d'Etat ?

LE PRÉSIDENT - Notre entretien témoigne de la multiplicité et de la complémentarité remarquable de nos intérêts. Mes objectifs sont ambitieux. Renforcer notre dialogue politique au service de la paix dans le monde. Exploiter toutes les potentialités de notre coopération économique et technologique : entre nos deux pays, entre l'Europe et l'Asie, au sein du G7. Enfin et surtout, aider nos deux peuples à mieux se connaître et à s'apprécier, en encourageant un dialogue fécond entre la culture japonaise et la culture française, deux cultures anciennes, prestigieuses et vivantes.





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