"Une même patrie culturelle" : tribune du Président de la République parue dans "Le monde de l'Éducation"

"Une même patrie culturelle" : tribune de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, parue dans "Le monde de l'Éducation"

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Décembre 1996

En entrant au Panthéon, André Malraux nous a légué ses valeurs et certains de ses rêves, à charge pour nous de les faire vivre. Parmi les desseins qui ont inspiré toute sa vie, et surtout les années passées rue de Valois, le premier ministère des affaires culturelles que la France ait connu, celui d'une culture partagée par tous, fut sans doute le plus passionnément poursuivi. L'on se souvient de l'une de ses déclarations les plus célèbres : " Désormais, la collectivité a reconnu sa mission culturelle. Autant qu'à l'école, les masses ont droit au théâtre, au musée. Il faut faire pour la culture ce que Jules Ferry faisait pour l'instruction." Telle fut la mission des maisons de la culture implantées dans les villes moyennes, lieux de rencontre, de création, de vie, chargées de donner à chacun les " clés du trésor. " Ce rêve de démocratie culturelle est plus actuel que jamais, parce que ses enjeux, en termes de cohésion sociale, sont plus importants que jamais. Aujourd'hui, la réalité est toujours inégalitaire. Que l'on naisse dans un petit village ou dans une grande métropole, dans une famille aisée, où les pratiques culturelles vont de soi, ou dans une famille défavorisée, qui ne possède d'autre espace culturel que la télévision, et les cartes sont distribuées, parfois pour toujours.

Qu'importent, pensent peut-être certains, les disciplines de la sensibilité, au regard de l'illettrisme, par exemple, qui produit avec constance des handicapés sociaux. Je ne partage pas ce sentiment. Sans doute, il faut combattre efficacement l'illettrisme, et c'est l'une des ambitions de mon septennat. Mais il faut aussi, et les objectifs finalement se rejoignent, que les enfants parlent un même langage, se rencontrent au-delà des mots dans des pratiques artistiques communes, se sentent appartenir à une même communauté culturelle. Contrairement à la France, l'Italie n'est pas une nation organisée depuis des siècles autour du concept d'Etat. Elle s'est inventé d'autres ciments. L'histoire de l'art et les enseignements artistiques sont l'un d'eux. Tous les petits Romains, Milanais, Napolitains se sentent italiens parce qu'ils ont communié, très jeunes, dans la découverte de Michel-Ange et des splendeurs de la villa Adriana. A l'heure où, dans notre pays, se multiplient les dérives de type communautaire, pour ne pas dire tribal, et où l'intégration républicaine cherche sa voie, il serait absurde et dangereux de négliger la fraternité née d'une musique que l'on joue ensemble, d'une pièce ou d'un opéra monté par toute une classe, de l'émotion partagée lors de la rencontre avec une oeuvre d'art.

"il faut rouvrir le chantier"

Etant premier ministre, entre 1986 et 1988, j'avais demandé à Marcel Landowski de réfléchir à ce que pourraient être des enseignements artistiques qui ne seraient plus le parent pauvre de notre système éducatif. Ce rapport avait inspiré la loi de janvier 1988, loi qui précisait notamment que les disciplines de la sensibilité font partie intégrante de la formation scolaire primaire et secondaire et qu'ils portent à la fois sur la théorie et la pratique des enseignements artistiques. Le cadre législatif existe donc. Il faut aujourd'hui rouvrir le chantier et lui donner une impulsion nouvelle, car les attentes sont fortes.

Je me réjouis de la loi que prépare le ministre de la culture sur les enseignements spécialisés, les écoles et les conservatoires. J'approuve pleinement son objectif de faire des enseignements spécialisés un service public à part entière, alors qu'ils dépendent trop souvent aujourd'hui des possibilités et de la bonne volonté des collectivités locales. La mise en réseau qui devrait en résulter, avec ce que cela permettra en termes de mobilité pour les élèves, l'homogénéisation par le haut des enseignements dispensés, l'amélioration de la formation des maîtres, tout cela transformera profondément le paysage culturel de bien des jeunes.

Il faut, naturellement, que règne l'esprit de partenariat. Avec les collectivités locales, les associations, bien sûr, mais aussi entre les ministères concernés. Aujourd'hui. entre l'éducation nationale, qui est du côté de la sensibilisation, et les conservatoires qui sont du côté de la pratique, les passerelles sont trop rares. Il y a là une réflexion à mener, des contacts à établir, des échanges à inventer.

Mais les enseignements spécialisés ne répondront pas à toutes les attentes. L'essentiel doit se passer à l'école et par l'école.

"les choses ont besoin être clarifiées"

Chacun sait que je souhaite voir évoluer les rythmes scolaires afin qu'il soit davantage tenu compte des rythmes personnels de l'enfant, qui ne serait plus obligé, comme c'est actuellement le cas, d'assimiler des programmes considérables dans le cadre d'une année scolaire qui est l'une des plus courtes d'Europe. L'objectif est de donner aux activités, culturelles, et sportives une place qui leur est aujourd'hui déniée. Mais, si des expériences tout à fait fécondes ont été lancées, il est clair que cette évolution ne pourra se faire que sur le long terme. Nous ne pouvons pas attendre aussi longtemps pour donner aux enseignements artistiques l'impulsion que les parents et les élèves espèrent et que la cohésion sociale exige.

Il ne faut pas sous-estimer ce qui a été conçu et entrepris au cours des dernières années. L'histoire de l'art a été introduite dans les programmes. Des expérimentations se sont multipliées, dans les disciplines les plus diverses, portées par la passion des professeurs, la volonté et l'ouverture d'esprit des chefs d'établissement. Manque désormais un plan national qui donne à tous les petits Français leur chance culturelle.

Deux priorités s'imposent : évaluer et coordonner dans les collèges et les lycées. Recentrer et former dans les écoles.

Nous n'avons pas assez, en France, une culture de l'évaluation. C'est ainsi que le plus intéressant, le plus innovant peut rester ignoré. Or toute personne qui entre en contact avec les acteurs du monde éducatif est impressionnée, cela m'a été maintes fois rapporté, par l'originalité, la variété, le nombre des expériences menées. Cela est particulièrement vrai pour les enseignements artistiques. Il convient désormais de nous donner les moyens, dans chaque académie, d'apprécier ce qui est fait, de coordonner ce qui peut être, de promouvoir ce qui doit être La situation des enseignements artistiques suscite la perplexité parce que l'absence coexiste avec le trop-plein. Les choses ont besoin être clarifiées et ordonnées pour le plus grand profit des jeunes Français.

A l'école, même si toutes les expressions culturelles ont leur intérêt et leur attrait, notamment les plus nouvelles, n'oublions pas pour autant les disciplines qui forment le socle de l'enseignement artistique, la musique, les arts plastiques, l'histoire de l'art. Si notre langue est notre deuxième patrie, notre patrimoine culturel est la troisième. C'est là un premier principe qui doit conduire à des choix.

Le deuxième principe, c'est que les maîtres, au-delà des interventions extérieures, doivent garder la pleine responsabilité des enfants et de l'enseignement qu'ils reçoivent. Cela vaut pour les disciplines de la sensibilité comme pour les apprentissages fondamentaux. Le problème est donc posé de la formation des professeurs d'école, afin qu'ils puissent assumer, dans ces matières aussi, la transmission du savoir. Sur tous ces points, j'ai demandé au gouvernement, et notamment au ministre de l'éducation nationale, de conduire une réflexion et d'élaborer un projet d'ensemble en faveur des enseignements artistiques pour tous.

Pour tous : telle doit être notre ambition. C'est un enjeu de démocratie, d'égalité des chances, d'appartenance à une même patrie culturelle. Je souhaite que l'on avance résolument sur ce chemin.





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