Intervention télévisée du Président de la République, interrogé par Mme JACQUEMIN et M. DURAND, M. ADLER , M. CHAIN et M. FIELD

Intervention télévisée de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, interrogé par Mme JACQUEMIN et M. DURAND, M. ADLER , M. CHAIN et M. FIELD.

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Palais de l'Élysée, le jeudi 12 décembre 1996

G. DURAND - Bonsoir, à tous, merci de nous recevoir chez vous, pour cette soirée qui est une véritable soirée politique. Merci, Monsieur le Président, d'avoir accueilli TF1, ici, parce qu'en plus, je sais que vous n'aimez pas trop la télévision, mais c'est vrai : vous n'avez pas une passion personnelle ...

LE PRÉSIDENT - ...Oui, je regarde volontiers la télévision...

G. DURAND - ...Mais aller à la télévision ce n'est pas quelque chose qui...

LE PRÉSIDENT - ...J'y vais quand c'est nécessaire, je n'en abuse pas.

G. DURAND - Je dois vous dire que c'est nécessaire car les Français se posent un nombre de questions assez considérable. Je ne vais pas les lister pour commencer, mais c'est vrai qu'il y a des problèmes sociaux dans le pays. Beaucoup de gens se demandent ce que l'on va faire, ce que vous allez faire. Et c'est pour cela, qu'à mon avis, le thème général c'est : que va faire le Président de la République et quelle sera sa réponse à ces questions ? Nous irons bien évidemment, j'allais dire, jusqu'au "cas Juppé", puisque vous savez que la gestion et la popularité de votre Premier Ministre sont extrêmement remises en question par les Français, qui aimeraient, en tout cas pour une majorité d'entre eux, qu'il parte. Alors évidemment, vous nous répondrez sur cette gestion gouvernementale.

Pour vous interroger, il y a Alexandre Adler, Emmanuel Chain, Michel Field et Marine Jacquemin. Alexandre qui travaille à Arte, Emmanuel à M6 et qui dirige le magazine CAPITAL, un excellent magazine, Michel Field, que vous connaissez, car vous l'avez rencontré pendant la campagne électorale, et qui dirige l'HEBDO sur CANAL+, et Marine Jacquemin, qui est grand reporter à TF1.

Si Marine a voulu nous rejoindre, c'est parce que les Français ont été douloureusement touchés, il faut le dire, par un attentat, il y a quelques jours. Les questions qu'ils se posent dans leur tête sont très nombreuses, notamment celle du risque d'autres attentats. Mais en tout cas, ils sont dominés par cette problématique, cette question de la violence. Et Marine vous a préparé un sujet, puisque chacun d'entre nous va venir avec un sujet pour essayer de cadrer notre entretien, de façon que cela ne parte pas dans tous les sens. Elle a essayé, au fond, de nous donner son sentiment sur ce qui s'est passé, mais peut-être aussi sur d'autres violences que vivent les Français et qui sont moins spectaculaires mais tout aussi perturbantes.

(Présentation du sujet de Marine Jacquemin)

G. DURAND - Monsieur le Président, je voudrais vous poser une question préalable, et j'allais dire presque franche, presqu'un petit peu dure, avant que Marine vous interroge sur les attentats. Cela concerne, puisque Marine l'a montré dans son sujet, la campagne électorale : est-ce que vous n'avez pas le sentiment, en tout cas les Français l'ont de temps en temps, que les promesses, vos promesses de la campagne, n'ont pas été respectées ?

LE PRÉSIDENT - Je sais que c'est un sentiment qui s'exprime souvent. Je voudrais vous donner ma propre interprétation. Je ne renie rien, ni du diagnostic que j'ai fait sur la France, ni des engagements que j'ai pris à l'égard des Français. J'ai dit que la France courait le risque, comme le disait tout à l'heure Mme Jacquemin dans son excellent film, d'être coupée en deux, déchirée, certains disent éclatée.

G. DURAND - Cela s'aggrave peut-être.

LE PRÉSIDENT - Je ne sais pas si cela s'aggrave, mais c'est grave, sans doute. J'ai dit que pour retrouver la France exemplaire que nous connaissons et que nous aimons, il fallait d'abord retrouver les valeurs républicaines sur lesquelles est fondée notre culture : l'égalité des chances, la laïcité, la morale publique, la récompense du mérite.

J'ai dit aussi qu'il fallait retrouver la cohésion sociale et les solidarités. J'ai dit enfin qu'il fallait libérer les forces vives, relancer l'économie, remettre la France en marche. Mais tout ceci n'est possible, Monsieur Durand, à condition d'abord, que l'on ait mis en ordre nos affaires.

G. DURAND - Vous voulez dire nos finances.

LE PRÉSIDENT - Y compris nos finances, mais pas seulement. Il faut que l'on ait mis en oeuvre les réformes qui s'imposent. Nous sommes aujourd'hui un pays profondément conservateur, dans lequel il est extrêmement difficile de bouger quoi que ce soit, car on se heurte à la fois aux traditions, aux peurs, c'est vrai, et donc un pays qui exige sans aucun doute beaucoup de dialogues, beaucoup d'explications pour faire comprendre que l'on doit l'adapter aujourd'hui à son temps.

G. DURAND - Est-ce que vous êtes prêt à répondre à toutes les questions dont on a parlé tout à l'heure et de manière franche ?

LE PRÉSIDENT - Bien sûr.

G. DURAND - Parce que les Français veulent savoir ce que l'on va faire. On reviendra sur l'histoire des déficits, sur l'interprétation politique.

LE PRÉSIDENT - Non, ce qu'ils veulent savoir, c'est ce que feront demain leurs enfants : quelle sera la nature du travail qui sera le leur dans les prochaines années ? Quelle sera la justice ? Quelle sera l'Europe de demain ? Comment allons-nous protéger les plus faibles ? Comment raccommoder un tissu social qui a été malmené ? C'est cela les questions que se posent à juste titre les Français.

G. DURAND - J'espère que vous avez les réponses. Marine va commencer par cet attentat.

M. JACQUEMIN - Monsieur le Président, bonsoir, moi j'ai la charge de vous parler d'une violence particulière et ponctuelle : celle des attentats. A tort ou à raison, les Français, et peut-être plus particulièrement les Parisiens, craignent qu'il n'y ait une répétition des attentats comme l'année dernière, ou comme il y a dix ans. Est-ce qu'à votre avis, Monsieur le Président, l'attentat de Port-Royal est le début d'une nouvelle série? Que peut dire le Président de la République aux Français pour les rassurer, si ce n'est ce qu'il y a de visible : Vigipirate ?

LE PRÉSIDENT - D'abord vous avez, à juste titre, dans votre documentaire souligné à la fois le sang-froid, le courage, la solidarité des Français. On a vu des gens revenir, redescendre pour donner un coup de main juste après l'attentat. Cela est une belle image de la France.

M. JACQUEMIN - ....Et surtout pas de bouc-émissaire...

LE PRÉSIDENT - Pas de bouc-émissaire ? Effectivement. Cela c'est la France telle qu'on l'admire et qu'on l'aime, chez nous ou à l'étranger. Qu'est-ce qui a été fait ? Vous le dites, c'est Vigipirate. Qu'est-ce que Vigipirate ? C'est la mise en place de moyens de surveillance, de prévention, de détection, éventuellement d'intervention. C'est également un appel à la vigilance de tous et de toutes. Vous me dites : peut-il y avoir d'autres attentats ? Hélas, je n'en ai aucune idée. Mais ce que je sais, c'est que tout peut intervenir et qu'il faut être prudent, vigilant. Je suis frappé quand on va dans un grand magasin aujourd'hui, dans le métro, on voit que les gens sont tout à fait calmes, mais on observe, et nombreux sont les témoignages, qu'ils sont également vigilants, qu'ils regardent, qu'ils essaient de repérer le comportement anormal de quelqu'un, ou le paquet qui ne devrait pas se trouver là, et qui s'y trouve, et à tout hasard, ils dénoncent ce qu'ils ont vu. Ce qui permet, généralement, de ne rien trouver, mais ce qui peut sauver, le cas échéant.

M. JACQUEMIN - Justement en préparant cette émission, Monsieur le Président, j'ai reçu pas mal d'appels de personnes qui prennent tous les jours les transports en commun, de ceux qui vont aller dans les grands magasins au moment des fêtes. Ne peut-on pas les rassurer un peu plus ? Je sais bien que vous n'allez pas me donner ce soir des détails de l'enquête qui se poursuit. Mais, pouvez-vous nous dire si les premières pistes mènent, comme l'année dernière, à un réseau qui prendrait sa source en France et tout spécialement dans les banlieues, malheureusement, ou est-ce que les premiers détails de l'enquête mènent ailleurs ?

LE PRÉSIDENT - Je vous rappelle que l'enquête qui a été menée après les attentats de l'année dernière a eu des résultats positifs, que 300 personnes, généralement d'ailleurs des intégristes islamistes étrangers, avaient été appréhendées, et que 150 étaient encore en prison. L'enquête qui est menée aujourd'hui l'est naturellement avec la même compétence, la même détermination. Il est trop tôt pour dire où elle peut nous conduire. Vous savez que la police, à juste titre, et la justice se refusent à tout préjugé, à tout a priori. Toutes les pistes sont exploitées, mais elles le sont avec détermination.

M. JACQUEMIN - Il semble que les services de renseignements aient été prévenus de ces risques d'attentats ?

LE PRÉSIDENT - : Non, cela c'est une fausse nouvelle.

M. JACQUEMIN - Mais vous aviez la connaissance de la reconstitution de ces réseaux armés sur notre territoire ?

LE PRÉSIDENT - La connaissance, non. L'intuition, oui. Nous les traquons en permanence. Vous avez pu observé que, très régulièrement, et le gouvernement est d'ailleurs souvent critiqué pour cela, très régulièrement, on fait des rafles. Ces rafles ne sont pas faites simplement pour le principe. Elles sont faites parce que l'on a des informations, des renseignements, qui permettent de craindre que se reconstituent des réseaux, que s'instituent des réseaux. Alors, bien entendu, chaque fois, on ne tombe pas sur quelque chose de sérieux. Beaucoup de gens ont été relâchés parce qu'ils ont été soupçonnés à tort. Mais l'activité aujourd'hui de la police, je peux vous le dire, est une activité extrêmement intense. D'ailleurs, c'est la raison pour laquelle je suis choqué quand j'entends critiquer la police qui fait aujourd'hui un travail considérable et admirable pour protéger les gens, et ce n'est pas facile, c'est risqué.

M. JACQUEMIN - Est-ce qu'elle a de vrais moyens cette police ?

LE PRÉSIDENT - Elle a les moyens bien sûr. Vous aurez observé, d'ailleurs, que nombreux sont les pays, même des pays industrialisés, qui nous demandent de leur envoyer nos experts en matière de police pour les aider à organiser leur propre système de sécurité. Oui, elle a les moyens naturellement, mais il lui faut surtout de la détermination et de la compétence. Hélas, de l'expérience, et elle l'a aussi.

M. JACQUEMIN - Alors, comme lors des derniers attentats...

LE PRÉSIDENT - Il y a aussi une coopération européenne qui est importante.

M. JACQUEMIN - Oui, cela nous y reviendrons je crois un petit peu plus tard. L'année dernière, il n'y a ni signature, ni revendication, seules quelques similitudes qui font penser au GIA. Les extrémistes islamistes algériens nous reprochent notre politique de soutien à une junte en place en ce moment à Alger. Est-ce que la France va continuer à soutenir un pouvoir qui, c'est le moins que l'on puisse dire, méprise les libertés les plus élémentaires ?

LE PRÉSIDENT - Oui, je ne sais pas si les gens du GIA sont les mieux placés pour donner des leçons de démocratie et de liberté, mais enfin, ceci étant, la France ne soutient pas un gouvernement. La France ne fait pas d'ingérence dans les affaires de l'Algérie. Aucune ingérence. Je note tout de même que le Président algérien a été élu dans des conditions qui n'ont été contestées par personne sur le plan de leur fondement démocratique. La France en revanche conserve une relation, notamment économique, avec l'Algérie. C'est un grand pays qui est à nos portes. Nous avons beaucoup d'Algériens en France et que pourrait-il arriver de pire ? Ce serait d'isoler l'Algérie. Si l'Algérie est isolée, et notamment économiquement, alors le pire est à craindre. C'est le chaos qui pourrait guetter ce pays. Ce serait une attitude tout à fait irresponsable.

M. JACQUEMIN - Oui, mais vous aviez tout de même souligné, Monsieur le Président, il y a quelque temps, que cette aide économique était conditionnée à l'avancée démocratique de ce pays. Or ce qui se passe aujourd'hui en Algérie, ça n'en prend pas le chemin.

LE PRÉSIDENT - Oui même si on a un espoir, puisque, comme vous le savez, le Président Algérien a indiqué qu'il ferait les élections législatives. Et s'il les fait comme il a fait les élections présidentielles, c'est tout de même un élément qui permettrait à une démocratie, à une jeune démocratie en tous les cas de se forger. Et je souhaite beaucoup que les événements puissent permettre d'arriver à des élections démocratiques, non suspectes à cet égard, pour permettre à ce pays de retrouver son équilibre. Vous savez, les Algériens ne sont pas des gens spontanément portés à l'intégrisme, pas du tout. Ce sont des sunnites, des musulmans sunnites, de rite malékite, ce sont des gens tout à fait ouverts et qui ne sont pas, je le répète, intégristes. Ils ont été sensibles à l'intégrisme en quelque sorte par réaction contre un régime, depuis l'indépendance, qui n'a pas fait ses preuves (il faut dire les choses comme elles sont), et qui a été aussi marqué, frappé par la corruption. Et la dégradation de la situation économique a rendu les gens furieux et les a amenés à réagir. Alors quand on est musulman, qu'on est sollicité de l'extérieur, comment réagit-on ? En favorisant l'intégrisme.

G. DURAND - Nous allons parler, puisqu'il s'agit d'attentats, de la Corse Monsieur le Président. Mais je voudrais quand même revenir à des images que beaucoup de gens qui nous regardent ont vues dans les journaux télévisés. Lorsque par exemple on voit des images de réunions islamistes en Allemagne, particulièrement en Grande-Bretagne, voire en Belgique, en tant que Président de la République, quand il y a un attentat en France, téléphonez-vous le lendemain à John Major ou à vos homologues étrangers pour leur dire : cela suffit, parce que moi j'essaye de lutter contre le terrorisme dans mon pays mais peut-être que les financiers ou les inspirateurs sont chez vous. Qu'est ce qu'ils vous disent dans ces cas là ? Ou plutôt qu'est-ce qu'ils vous répondent ? C'est la question européenne qui est en cause là.

LE PRÉSIDENT - Oui, il ne faut pas exagérer les choses. D'abord, je voudrais dire que la coopération policière entre les pays européens, notamment avec l'Allemagne, avec l'Angleterre, avec l'Espagne, l'Italie et avec les autres, est une coopération qui s'est considérablement renforcée. Considérablement. Demain, nous serons à Dublin pour le Sommet européen et les premiers points de l'ordre du jour, qui figurent d'ailleurs dans la lettre que nous avons cosignée, le Chancelier allemand et moi-même pour nos collègues, sont les problèmes de sécurité, de lutte contre le crime, contre la drogue, contre le blanchiment de l'argent sale

G. DURAND - Avec des mesures concrètes ?

LE PRÉSIDENT - Avec toute une série de mesures concrètes qui ne font que se renforcer. Je vous rappelle qu'au moment du G7 à Lyon, là c'est plus large que l'Europe, nous avons commencé par tout un ensemble de mesures permettant de renforcer la coopération entre nos services de renseignements, de sécurité, de police. Donc ça c'est un fait. Alors il n'en reste pas moins que nous devons petit à petit aller vers une harmonisation des législations. Parce que le risque, vous l'avez dit, c'est qu'un criminel passe à travers les mailles du filet en allant d'un pays à l'autre et en utilisant les différences de législation qui rendent ici difficile de l'arrêter dans certaines conditions. Cela c'est donc un problème.

M. JACQUEMIN - Justement Monsieur le Président, est-ce qu'avant d'abolir les frontières, n'eut-il pas mieux fallu renforcer une coopération politique et judiciaire avant de faire tomber toutes ces frontières ?

LE PRÉSIDENT - Non, toutes les frontières ne sont pas tombées, beaucoup s'en faut. Je vous rappelle que les conditions dans lesquelles se pose le problème de la drogue aux Pays-Bas m'a amené notamment à demander une exception au projet de Schengen pour ne pas ouvrir la frontière du Nord de la France précisément parce que je considérais que la situation aux Pays-Bas ne me permettait pas de le faire. Mais en revanche, ce qui est capital, je le répète, c'est une formidable coopération aujourd'hui entre les services de sécurité et de police et une priorité absolue donnée à cela par les chefs d'Etat et de gouvernement.

G. DURAND - Nous allons arriver avec Marine à la Corse. Il y a des images qui ont particulièrement choqué les gens. C'est celles de cette conférence de presse, dont vous avez probablement le souvenir, qui s'est tenue au mois de janvier, on va en voir les images avec même une adresse dans un instant. C'était à Tralonca en Corse un 12 janvier avec donc des militants qui s'adressaient directement au pouvoir et à l'Etat, conférence de presse qui a choqué. On va les écouter et vous allez nous dire ce que vous en pensez.

(Présentation du sujet)

G. DURAND - Si ces images ont choqué, Monsieur le Président, c'est parce que non seulement on voyait des Français en armes, mais c'est parce qu'on a le sentiment qu'à l'époque, s'ils sont montés en montagne avec leur voiture, c'est qu'on les avait laissés passer et qu'à un certain moment on a négocié avec eux. Ils étaient quand même plus de 600.

LE PRÉSIDENT - Ce que vous dites n'est pas impossible.

G. DURAND - Qu'on les ait laissés passer ou qu'on ait négocié ?

LE PRÉSIDENT - Les deux, et je le déplore. Depuis 20 ans, la Corse connaît la violence. La République doit garantir aux Corses qui lui ont tant donné dans les moments difficiles, la solidarité et la sécurité. C'est ce que je m'emploierai à faire. Mais je voudrais ce soir m'adresser aux auteurs de ces violences inacceptables pour leur dire que la voie qu'ils ont choisie ne mène à rien. Elle conduit à des destructions. Elle conduit à des deuils mais elle ne résout aucun problème.

En revanche, l'âme corse est blessée. Que ces auteurs de violence pensent un peu aux jeunes Corses qu'ils condamnent à vivre dans une île appauvrie alors qu'elle devrait être l'un des joyaux de cette Méditerranée que nous voulons d'ailleurs développer, organiser, dont nous voulons faire un lac de paix. Qu'ils pensent également que le destin de leur famille, de leur communauté, de leur île ne passe pas par les armes. Il passe par la paix. Je voudrais leur dire cela. Nous n'aurons aucune défaillance dans la poursuite des attentats mais j'en appelle à la responsabilité, au sens de la responsabilité des Corses.

M. JACQUEMIN - Monsieur le Président, c'est très beau ce que vous venez de dire mais pour les Français, il est très difficile à comprendre. Pas plus tard qu'hier soir, le FLNC canal-historique menace les forces de l'ordre sur l'île et les élus locaux. Depuis le début de l'année, il y a pratiquement une soixantaine d'attentats tous restés impunis, vous le savez pertinemment, le gouvernement, l'Etat connaît ceux qui se cachent sous ces cagoules. Qu'est-ce que vous attendez pour agir ?

LE PRÉSIDENT - Vous savez, si c'était si facile, notamment dans ce milieu corse qui est un milieu assez fermé, il faut bien le reconnaître, il y a longtemps que cela serait fait quels que soient les gouvernements en place. Il y a 20 ans que cela dure. Il y a eu probablement, comme le disait tout à l'heure M. Durand, des stratégies contradictoires et probablement inadaptées.

G. DURAND - Que vous déplorez ?

LE PRÉSIDENT - En tous les cas, que je conteste.

G. DURAND - Y compris si c'est Jean-Louis Debré qui a négocié ?

LE PRÉSIDENT - Je ne le crois pas. Ce que je veux dire en revanche, c'est que les choses étant ce qu'elles sont aujourd'hui, je ne vois pas d'autre issue que dans un travail patient et courageux tendant à éradiquer la violence de la Corse. Je veux donner à la Corse la sécurité et la solidarité.

M. JACQUEMIN - Quelle est la prochaine étape, Monsieur le Président ?

LE PRÉSIDENT - Il n'y a rien de spectaculaire. C'est un travail lent, patient, déterminé pour trouver, arrêter et sanctionner ceux qui se rendent coupables d'actes de violence.

M. JACQUEMIN - Et une possibilité référendaire pour se séparer de l'île, c'est impossible ?

LE PRÉSIDENT - Soyons sérieux ! L'immense majorité des Corses sont des Français qui ne mettent pas un instant en doute ou en cause leur appartenance profonde à un pays qu'ils ont servi pendant si longtemps.

G. DURAND - C'est une allusion aussi à propos de Raymond Barre qui avait dit : "Finalement lâchons les Corses puisqu'ils veulent partir".

LE PRÉSIDENT - Je crois que cela relève plus de la boutade ou de l'irritation, que je comprends parfaitement, que d'une réalité politique.

M. JACQUEMIN - Donc fermeté ?

LE PRÉSIDENT - Donc fermeté et elle finira par payer. Elle finira par réussir.

M. JACQUEMIN - Parce que les Corses l'espèrent.

LE PRÉSIDENT - J'en suis sûr. Pas pour autant jusqu'à collaborer avec la police, mais cela c'est l'âme corse, c'est peut-être aussi l'un de ses charmes. Il faudra redoubler de vigilance et de détermination.

G. DURAND - Monsieur le Président, je voudrais que l'on arrive à la deuxième partie de cet entretien avec Michel Field qui concerne les souffrances des Français que ce soit les Corses et tous les autres Français. On a un peu le sentiment que ces souffrances se sont accrues depuis la campagne électorale pour des raisons évidemment que vous allez essayer de nous expliquer. On vous posera toutes les questions qu'il faut, mais Michel qui a le sens à la fois de la répartie et de la convivialité, un garçon précis, a mis en balance votre campagne électorale et un certain nombre de ces souffrances. Vous allez voir, c'est assez étonnant.

(Présentation du sujet de Michel Field)

G. DURAND - Voilà un décalage de ton entre cette campagne et la réalité d'aujourd'hui. Michel Field, que je ne vous présente pas.

M. FIELD - Bonsoir, Monsieur le Président. Ces cris, ces cris des Français, évidemment mis en balance avec le discours que vous leur avez tenu pendant votre campagne. Vous avez souvent dit, dans votre campagne, que la campagne présidentielle c'était la rencontre d'un homme seul, et d'ailleurs vous l'avez été un long moment, avec le peuple. C'est vrai qu'on a eu le sentiment que ces cris de Français, que j'ai collectionnés, il y en a beaucoup d'autres évidemment, on a eu le sentiment qu'à un moment donné vous les avez rencontrés et que vous leur avez parlé, vous leur avez parlé d'eux, vous leur avez parlé de la société dans laquelle ils vivaient, que vous vouliez hardiment réformer. Surtout vous avez eu une attitude ou préconisé une attitude volontariste en disant que la volonté politique peut changer le cours des choses. On est pas obligé de s'accommoder du renoncement, de s'accommoder du destin. Or, cette attitude là, on a l'impression que depuis que vous êtes au pouvoir, elle n'est plus votre mot d'ordre. Et de la même façon que pendant votre campagne électorale, vous avez dénoncé ce que vous appeliez la technostructure. Aujourd'hui, j'ai le sentiment que de nombreux Français quand ils luttent, quand ils descendent dans la rue, demandent du respect et ceux qui leur répondent ont une sorte de morgue un peu technocratique.

LE PRÉSIDENT - La morgue technocratique, la technostructure, cela c'est probablement un peu excessif. La fracture entre ceux qui ont le pouvoir, dans le sens large du terme, et qui l'exercent en fonction d'un système de pensée très clairement affirmé et les autres, c'est-à-dire ceux qui subissent, qui sont loin de la capitale et qui voient arriver un certain nombre de décisions dont ils ne comprennent pas, ni la signification et dont ils contestent parfois les effets, là c'est un vrai problème, c'est vrai, que la volonté politique doit permettre de le maîtriser. Et c'est vrai que j'ai la volonté politique de maîtriser ce phénomène, mais ce n'est pas facile et cela ne se voit pas. C'est que je n'en fais pas assez, alors je vais en faire davantage.

La vérité est que nous sommes dans un pays profondément conservateur et qu'il est extrêmement difficile de faire bouger les choses. On peut les faire bouger à la tête dans l'impulsion que l'on donne, mais très vite, on se heurte au conservatisme de l'ensemble de nos structures : les syndicats, les organisations professionnelles. On ne peut rien toucher sans qu'immédiatement il y ait des réactions. Et c'est donc difficile, mais il faut avoir la volonté de poursuivre et croyez-moi cette volonté, je l'ai.

M. FIELD - Trouvez-vous normal que l'année dernière, les services publics se soient mis en grève et qu'il eut fallu des semaines et des semaines avant que des vraies négociations s'ouvrent ? Qu'il y a quelques semaines, le pays entier soit bloqué par des routiers, qui ont attiré une sorte de sympathie générale de la population malgré les inconvénients de leur mouvement, parce qu'ils réclamaient juste de s'asseoir autour d'une table ? Comment se fait-il, si votre volonté est à ce point affichée, qu'il faille que les gens descendent dans la rue à chaque fois pour se faire entendre du gouvernement, du gouvernement que vous avez nommé ?

LE PRÉSIDENT - Lorsqu'il y a eu la grève de la SNCF, il y a un an, le Président de cette grande entreprise a été changé, pourquoi ? Précisément parce que dans sa culture, il n'y avait pas l'idée de dialoguer et de dialoguer en permanence. Cela est un point essentiel.

M. FIELD - Et dans la culture de votre Premier Ministre ?

LE PRÉSIDENT - Je crois qu'il y a l'idée du dialogue.

M. FIELD - Je ne le vois pas beaucoup.

LE PRÉSIDENT - Il faut bien regarder.

G. DURAND - On va essayer, cela va être dur.

LE PRÉSIDENT - Nous sommes dans un pays, là encore, qui a une caractéristique. Vous venez d'évoquer les grèves, le conflit des routiers. Nous sommes dans un pays où il y a deux caractéristiques étonnantes qui n'existent dans aucun autre pays industrialisé.

La première de ces caractéristiques c'est que, tout naturellement, ceux qui peuvent le faire trouvent naturel de prendre les Français en otage pour satisfaire leurs revendications. Ceux qui ne peuvent les prendre en otage, et bien, on ne les entend pas. Ils subissent. Mais il y a une catégorie de Français qui sont capables de prendre les Français en otage et ils le font. Une grève comme celle des routiers, une grève comme la SNCF l'année dernière, cela n'existe nulle part ailleurs, et les étrangers nous regardent stupéfiés et ne comprennent pas.

Deuxième caractéristique, nous sommes dans un pays où dès qu'il y a un conflit, par exemple entre des patrons et des ouvriers, instantanément il y a un seul point d'accord . Tout le monde se retourne vers l'Etat en disant : c'est à vous de régler les choses et d'ailleurs vous n'avez qu'à payer. C'est une réaction normale.

G. DURAND - C'est ce que vous avez fait avec les routiers.

LE PRÉSIDENT - Oui, je ne suis pas sûr qu'on ait eu raison. Il fallait bien sortir de la crise. Je veux dire que ces deux caractéristiques font de nous un pays qui n'est pas réellement dans ce domaine majeur. Donc, il faut trouver le moyen d'avoir un meilleur dialogue social.

Pour cela, il faut des organisations professionnelles et syndicales plus fortes, plus responsables. Il faut avoir le respect de l'autre, il faut avoir le respect de la parole donnée. Je pense notamment d'ailleurs sur ce dernier point au conflit des routiers.

G. DURAND - Je voudrais que l'on découvre un sujet qui intéresse beaucoup les gens, qui est celui de la justice, on va revenir sur la méthode de concertation sociale... Vous n'allez pas dire que vous êtes quand même contre le droit de grève, parce que finalement...

LE PRÉSIDENT - Je ne suis pas contre le droit de grève, bien entendu. C'est un droit qui a permis de faire de très grands progrès sociaux. J'en appelle à la responsabilité des gens. Je prends un exemple. Nous avons un problème, c'est celui de la SNCF -gigantesque déficit pour une entreprise-...

G. DURAND - 220 milliards.

LE PRÉSIDENT - Pour une entreprise, par ailleurs superbe, remarquable, que l'on nous envie, il y a quelque chose d'anormal. Je voyais les nouveaux comptes de la Bundesbahn, c'est-à-dire les chemins de fer allemands. Ils font 2 milliards d'excédent cette année. Ils prévoient 2 milliards d'excédent. Nous, c'est un gigantesque déficit. On dit qu'il faudrait faire quelque chose. Alors premier point, on dit : on ne touche pas aux avantages acquis des cheminots, normal. En revanche, on va essayer de mieux s'organiser pour dépenser mieux et donc dépenser moins. Quelle est la réaction immédiate de certains syndicalistes ? J'écoutais hier matin un responsable syndical français qui disait qu'il parlait de ce que l'on pouvait éventuellement, ici ou là, toucher pour avoir une meilleure gestion et dans le cadre d'un dialogue tout à fait exemplaire et il disait : "si l'on touche quoi que ce soit et bien nous allons tout casser".

C'est stupéfiant, nous sommes un pays qui n'est pas responsable de ce point de vue...

G. DURAND - Il faut changer de méthode. Les patrons qui ne veulent pas négocier et les syndicats qui veulent tout casser.

LE PRÉSIDENT - Nous devons donc faire un énorme effort pour permettre une meilleure concertation. Je vous ai dit sur quelle base cela devait reposer mais nous ne pouvons pas laisser notre pays dans une situation où l'on ne pacifie pas le social. Il y a des habitudes, mais peut-être cela vient-il aussi d'une certaine politisation des organisations syndicales.

M. FIELD - Je pense aussi que c'est lié à un sentiment d'injustice. C'est-à-dire que lorsqu'on touche à un moment donné à des avantages acquis, les gens se disent : pourquoi touche-t-on à nos acquis alors qu'on ne touche pas à ceux des autres, c'est ce sentiment-là, d'injustice, et c'est peut-être l'une des causes de ce type d'injustice que je voudrais évoquer avec vous.

LE PRÉSIDENT - Monsieur Field, on ne touche pas les avantages acquis. Quand a-t-on touché les avantages acquis ? Je ne crois pas que ce soit une bonne technique, surtout en France, de mettre en cause les avantages acquis. Ce que je dis, en revanche, c'est qu'on ne peut pas rester indéfiniment avec des systèmes d'organisation et de gestion qui datent d'une période où les technologies, où la technique étaient tout à fait différentes. Il n'y a pas une entreprise en France qui n'ait pas changé son système de gestion depuis 20 ou 30 ans, sinon elle serait en faillite. C'est exactement ce qui se passe dans un certain nombre de secteurs en France. Mais dès que l'on veut, non pas toucher aux avantages acquis, ce sur quoi je suis tout à fait de votre avis, mieux organiser, être plus dynamique, être plus efficace, alors on a un blocage complet, un refus , un conservatisme.

G. DURAND - On va essayer justement en revenant sur ce sentiment d'injustice, exprimé par Michel. Au fond il y a trois niveaux pour les gens. Il y a d'abord ce qui les concerne directement (ce sentiment d'injustice) et deuxièmement les affaires qui ont concerné longtemps le parti socialiste et qui maintenant concernent le RPR, et puis il y a l'attitude des juges. Je voudrais que l'on commence par écouter donc, grâce à Renaud Le Van Kim, ce sentiment des gens qui va appeler certains échos.

(Présentation du sujet)

G. DURAND - Je serais franc, Monsieur le Président, beaucoup de gens ont l'impression -je me souviens de l'affaire Foll concernant Jean Tibéri ou l'affaire de cet hélicoptère qui est parti chercher un magistrat- que le Ministre de la Justice intervient pour protéger votre parti, le RPR, d'un certain nombre de poursuites judiciaires. Est-ce que cela a été le cas et est-ce que vous le réprouvez si cela a été le cas ?

LE PRÉSIDENT - Si c' était le cas...

G. DURAND - On ne peux pas faire plus clair comme question.

LE PRÉSIDENT - Vous avez raison. Si c'était le cas, non seulement je le répouverais, mais je le sanctionnerais. Je voudrais, si vous le voulez, après ce qu'a dit le juge qui vient de s'exprimer (Van Ruymbecke) dire un ou deux mots sur la justice.

Il y a, à mes yeux, deux grands problèmes : il y a un premier problème qui est un problème matériel. Je veux dire par là que la justice est en quelque sorte frappée d'asphyxie. Il n'y a pas que quelques affaires, il y a aussi la justice de tous les jours.

G. DURAND - Mais celles-là sont sensibles.

LE PRÉSIDENT - Peut-être, notamment de façon politico-médiatique, mais ce n'est pas celles-là qui concernent et intéressent les locataires et les propriétaires, les conseillers familiaux, ce à quoi sont confrontés tous les jours les gens et qui attendent indéfiniment une solution à leur jugement.

G. DURAND - Parlons peut-être des affaires qui concernent le RPR et ensuite de la justice au quotidien.

LE PRÉSIDENT - Si vous voulez.

G. DURAND - Alors, justement, ces affaires, vous dites : "cela ne concerne pas tous les Français". Mais celles-là, est-ce qu'elles vous concernent : l'affaire Tibéri, l'affaire de Mme Casetta, le financement du RPR ?

LE PRÉSIDENT - Est-ce que vous me permettez de faire un petit retour en arrière pour parler du financement du RPR, celui aussi du financement des partis politiques et des habitudes anciennes et fâcheuses ? Nous assistons aujourd'hui à une espèce d'affaissement de la morale publique. D'où est-ce que cela vient ? Moi je crois qu'on peut en trouver l'origine dans la guerre et la collaboration, puis dans la dégradation de l'Etat sous la IVème République, ensuite dans l'argent facile, des périodes de forte croissance, dans l'excès de réglementation qui suscite ou génère toutes les tentations et nous avons donc eu une espèce d'affaissement de la morale publique.

A partir de là, nous avons eu les problèmes de financement des partis politiques, et ces financements des partis politiques, qui pouvaient à la limite être compris, ont dégénéré et souvent se sont traduits par des enrichissements personnels. Il y a eu une réaction normale. D'où est-elle venue ? Des juges d'abord, et on ne peut que leur exprimer notre reconnaissance, du législateur qui a fait trois lois, moi j'ai fait la première en 1986 ou 1987...

G. DURAND - ...C'était en 1986...

LE PRÉSIDENT - Il y en a une de M. Rocard, une autre de M. Balladur, qui ont été d'excellentes lois, qui ont permis de financer les partis politiques officiellement, de diminuer les dépenses notamment des partis et des campagnes et donc par conséquent aujourd'hui, aucun parti politique n'a en réalité besoin de faire appel à des financements occultes, aucun.

G. DURAND - Donc, vous assumez enfin toutes les conséquences de l'enquête ?

LE PRÉSIDENT - Toutes les conséquences. Et enfin, il y a eu les entreprises qui aujourd'hui ont fait un effort avec des comités d'éthique, etc. Mais ce qu'il faut bien comprendre, -je vous répondrai ensuite sur les affaires précises- c'est que nous avons besoin de restaurer notre situation. Là encore, c'est un principe de la République, de la morale publique. Et cela commence très loin et très tôt. Je me réjouis que Monsieur Bayrou, le Ministre de l'Education Nationale, ait redonné leurs lettres de noblesse aux enseignements de l'éducation civique. Il faut développer l'éducation civique, la remettre à sa place.

M. FIELD - Pour les premiers contre-exemples de cette éducation civique.

LE PRÉSIDENT - Ce ne sont pas des contre-exemples. Monsieur Field.

M. FIELD - Vous avez fondé le RPR, il y plus d'une dizaine d'informations judiciaires ou d'enquêtes préliminaires à caractère financier sur votre parti. C'est cela le contre-exemple civique.

LE PRÉSIDENT - Permettez-moi de terminer. Vous savez, je ne suis pas sûr que ce soit un contre-exemple. Vous remarquerez que toutes les affaires, qu'elles concernent le RPR ou les autres partis politiques sont des affaires qui datent d'avant les lois qui ont été prises. Ce qui tend à prouver que ces lois ont tout de même été assez efficaces.

M. FIELD - Vous trouvez la même argumentation que les socialistes.

LE PRÉSIDENT - Mais tout simplement parce que c'est vrai. Il ne faut pas non plus faire de la désinformation. C'est vrai.

G. DURAND - Tous ceux qui n'ont pas suivi les lois après les lois sont des gens qui ont pratiqué de l'enrichissement personnel.

LE PRÉSIDENT - Ceci étant, les informations doivent être connues à long terme et les sanctions d'autant plus exemplaires qu'il s'agit de personnalités devant donner l'exemple. Je suis tout à fait d'accord. Mais vous avez cité tout une série de noms. C'est très bien. Mais, jusqu'ici, aucun n'a été déclaré coupable.

Dans la Constitution française, il est dit dans les textes constitutionnels français...

M. FIELD - ...présomption d'innocence...

LE PRÉSIDENT - il est dit que quand on a pas été déclaré coupable, on est innocent. Donc pour moi, ces gens que vous "épinglez", je les considère comme innocents. Parce qu'ils sont innocents au titre de la loi, au titre des droits de l'homme.

Nous en reparlerons tout à l'heure, quand nous parlerons de la justice. En revanche, ce qu'il faut, c'est que la justice ait tous les moyens de mettre les choses à jour. Parce qu'il est beaucoup plus important, naturellement, de sanctionner un responsable, qu'il soit économique, politique, que de sanctionner quelqu'un qui a moins de raison d'être exemplaire.

M. FIELD - Monsieur le Président, on joue un petit peu : on découpe des affaires en attribuant à tel lieu un bout d'une affaire, à tel autre un autre ; on a vu Van Ruymbecke tout à l'heure, "l'appel de Genève" des juges. C'est de dire aussi que le pouvoir politique empêche les juges de mener à bien leur lutte anti-corruption.

LE PRÉSIDENT - Ce n'est pas cela qui a été dit. Ce qui a été dit, c'est qu'il fallait un espace judiciaire européen. Je suis tout à fait de cet avis.

M. FIELD - Un certain nombre d'enquêtes sur le financement de tel ou tel parti, dont un que vous connaissez bien, aboutissent au Luxembourg, à l'étranger, puis, un moment donné, les juges ne peuvent plus travailler.

LE PRÉSIDENT - Le jour où un juge viendra dire qu'on l'a empêché de travailler...

M. FIELD - Il faut le dire, ils le disent assez souvent.

LE PRÉSIDENT - Moi, je n'ai jamais été informé ou mis en cause dans une affaire où un juge n'aurait pas pu faire son travail. Jamais je n'ai été saisi par un juge d'une plainte. Après tout, en tant que Président de la République je pourrais très bien être saisi, et à ce moment-là, je ferais faire des enquêtes. Alors on le dit, on le dit où ? Sur les radios, dans la télévision, dans les journaux, mais dans la réalité, je ne vois rien.

En revanche, je voudrais vous dire quelque chose, Monsieur Field, qui est beaucoup plus important. Vous dites, l'Etat intervient...

M. FIELD - Vos propos seraient plus crédibles, si le fameux cordon ombilical entre...

LE PRÉSIDENT - ...C'est ce que j'allais dire.

M. FIELD - Parce que généralement, c'est quelque chose qu'on réclame quand on est dans l'opposition et qu'on oublie immédiatement quand on est au pouvoir.

LE PRÉSIDENT - Non, c'est ce que j'allais dire.

M. FIELD - Mais coupez-le, ce cordon.

LE PRÉSIDENT - Ce n'est pas si facile, si vous me permettez de vous dire. Il y a deux principes. Je regrette qu'on ait pas pu parler un peu de la justice quotidienne...

G. DURAND - ...On y reviendra...

LE PRÉSIDENT - Très bien. Il y a deux principes, qui sont les principes constitutionnels, républicains, qui sont aujourd'hui vacillants. Le premier, c'est l'indépendance de la justice. On a fait des progrès. Monsieur Balladur a fait la réforme du Conseil Supérieur de la Magistrature, qui était une bonne réforme. Mais aujourd'hui, il y a encore des soupçons dont vous venez de vous faire l'écho.

M. FIELD - Que le Garde des sceaux illustre assez régulièrement.

LE PRÉSIDENT - Vous le dites. Je le conteste, pour une raison simple. Je ne sais pas s'il en aurait envie. Je ne le crois pas d'ailleurs, le connaissant bien. Mais parce que cela ne marche pas. Les procureurs n'obéissent pas. Il n'y a pas de procureurs qui obéissent. Néanmoins, il y a des soupçons, ce qui est suffisant pour justifier une action. Des soupçons à l'égard d'un gouvernement, d'un Garde des sceaux qui interviendrait auprès du Parquet. Vrai ou faux, puisqu'il y a des soupçons, il faut les traiter.

QUESTION - Là, vous avez coupé le cordon.

LE PRÉSIDENT - Eventuellement des soupçons à l'égard de juges qui se prennent pour des justiciers, plus que pour des juges. Il y a des soupçons, donc il faut faire quelque chose. Oui, je pense qu'aujourd'hui il faut se poser la question de savoir s'il est normal que le Parquet dépende de la Chancellerie, du Garde des sceaux. En faveur de cette dépendance, naturellement, c'est l'égalité, c'est la cohérence à la politique judiciaire. C'est le fait que l'on ne soit pas condamné différemment à Lyon et à Bordeaux. Mais, on pourrait très bien imaginer qu'un très haut magistrat assure la cohérence de l'action publique. On pourrait l'imaginer.

M. FIELD - Et si on ne l'imagine pas ?

LE PRÉSIDENT - Aujourd'hui, je crois qu'il faut se poser sérieusement la question. Je l'avais dit il y a une dizaine d'années, peut-être pas tout à fait, j'avais été extraordinairement critiqué, d'ailleurs, sur tous les bancs de l'Assemblée, de la part, notamment, de tous les anciens ministres de la Justice. Mais je vous répète, je crois qu'aujourd'hui, il faut sérieusement examiner la possibilité de rendre le Parquet indépendant du Garde des sceaux. On y aura beaucoup plus d'avantages que d'inconvénients. De toutes façons, le Garde des sceaux ne peut pas, en réalité, contrairement à ce que l'on dit ou ce que l'on croit, intervenir auprès de la justice. Au moins, il n'y aura plus de soupçons.

M. FIELD - C'est une réforme ?

LE PRÉSIDENT - Je vais vous le dire. Il y a une deuxième chose, un deuxième principe qui est également vacillant. C'est le principe de la présomption d'innocence. La situation est aujourd'hui scandaleuse. Il y a une espèce de traque politico-médiatique de toutes sortes de gens, qui ensuite se termine, généralement, par des non-lieux, mais le mal a été fait. Où est la dignité de l'homme ? Où est la liberté de l'homme ? Où est le respect de nos textes constitutionnels qui précisent que la présomption d'innocence est un principe essentiel des droits de l'homme. On l'a écrit en 1789, et on l'a gardé dans la Constitution depuis lors. Ce principe est foulé au pied, bafoué. Les deux phénomènes, l'indépendance du Parquet et la présomption d'innocence, sont en réalité liés. C'est à deux problèmes qu'il faut répondre entre autre.

M. FIELD - Comment ?

LE PRÉSIDENT - J'ai demandé au gouvernement de réunir immédiatement une commission sous la présidence de quelqu'un d'indiscutable -je pense, par exemple, au Président de la Cour de Cassation- commission où tous les acteurs de la justice seraient rassemblés et où toutes les sensibilités juridiques, politiques, philosophiques seraient représentées, un peu à l'image de la commission que j'avais créée lorsque j'étais Premier Ministre pour le droit de la nationalité, de façon à voir, d'une part comment on peut faire respecter, notamment en remettant en cause le lien entre le Parquet et le Garde des sceaux, les principes de l'indépendance de la justice et le respect de la dignité du justiciable.

M. FIELD - Sans mettre fin au droit d'enquête de la presse comme certains rapports donnés au Garde des sceaux...

LE PRÉSIDENT - Ce n'est pas le problème. Deuxièmement...

M. FIELD - Un petit peu.

LE PRÉSIDENT - Non, ce n'est pas vraiment le problème, c'est un problème de déontologie. C'est un problème d'organisation de la justice.

Deuxièmement, j'y reviens parce que c'est beaucoup plus important pour la vie des Français encore, c'est moins exemplaire, mais plus important. La moitié, peut-être pas, mais une très grande partie des actes de délinquance dont on connaît les auteurs sont classés sans suite faute de moyens. Un procès avec un locataire, son propriétaire familial met un temps infini à être tranché. Cette justice quotidienne est quasiment asphyxiée. Il est indispensable de rendre aux Français la possibilité d'avoir un jugement équitable dans des délais convenables.

M. FIELD - Cela passe notamment par un budget de la justice plus important.

LE PRÉSIDENT - Cela passe, certes, par un budget plus important sans aucun doute et je m'y engage. Mais cela passe aussi par une réforme profonde des procédures qui, pour beaucoup d'entre elles, doivent être allégées, car elles sont trop compliquées. C'est le troisième point qui devrait être, selon moi, examiné par la commission dont je parlais à l'instant, pour faire des propositions le plus vite possible au gouvernement, qui présenterait à ce moment là une réforme qui serait discutée et votée par le Parlement.

M. FIELD - C'est pour vous un chantier comparable à celui que vous avez fait sur la défense ?

LE PRÉSIDENT - Tout à fait et je souhaite, parmi les grandes réformes que je mets en oeuvre et que je veux mettre en oeuvre pendant ce septennat, qu'il y ait la modernisation et la réhabilitation de la justice comme j'ai voulu qu'il y ait une modernisation et une adaptation à nos besoins de notre défense militaire.

G. DURAND - Monsieur le Président, c'était un sujet très important il est normal que nous ayons été collectivement un peu long mais il a beaucoup de questions pour Michel.

LE PRÉSIDENT - Juste un mot. On rétablira la morale publique pas seulement en donnant l'indépendance aux juges. On la rétablira en réhabilitant l'éducation civique. Je suis heureux que l'on ait commencé à le faire en faisant plus de transparence dans les actes publics, autrement dit, chaque fois qu'il y a de l'argent public, il est indispensable qu'il y ait une transparence qui permette de savoir exactement comment on en use.

M. FIELD - Les défenseurs de l'exemplarité des dirigeants ?

LE PRÉSIDENT - Parfaitement, cela aussi c'est un principe républicain. L'exemplarité des dirigeants, bien sûr, c'est la morale publique. En début d'année, vous allez avoir une modification du code des marchés qui va exactement dans ce sens et enfin, il faut -c'est vrai que le juge qui parlait tout à l'heure avait raison de le dire- un espace judiciaire européen, j'y suis tout à fait favorable. C'est l'un des domaines de la réforme des institutions de la communauté.

M. FIELD - Monsieur le Président, concernant les problèmes sociaux que l'on évoquait tout à l'heure en commençant cet entretien, il y a une inquiétude un petit peu générale sur le système de protection sociale, est-ce qu'on y touche ? Est-ce que l'on n'y touche pas ? Est-ce que les Français peuvent être assurés que la Sécurité Sociale à laquelle ils tiennent : le remboursement des soins, l'accès à l'hôpital pour ceux qui ont peu de moyens, vous n'y toucherez pas ?

LE PRÉSIDENT - Réponse : oui. Je me considère comme le garant et le gardien de la Sécurité Sociale, ce qui ne veut pas dire qu'il ne faut pas l'adapter à une gestion moderne, mais la garantie des acquis sociaux des Français est pour moi un souci permanent. Je m'engage à faire en sorte que ces acquis sociaux ne soient pas mis en cause même si la gestion doit être modernisée.

Je me permets de vous faire remarquer que c'est moi-même qui ai pris l'initiative de saisir l'ensemble de nos partenaires européens du modèle social européen, car les craintes que j'ai devant ce que l'on appelle la mondialisation, c'est précisément la mise en cause de notre modèle social. J'ai préféré prendre les devants en disant : "nous avons un modèle social qui comporte en particulier une protection sociale contre les aléas, un système qui marche mal en France mais mieux qu'ailleurs et qui devrait s'améliorer, qui est le dialogue social et la négociation collective et enfin un Etat qui doit, contrairement à ce que pensent d'autres Etats, assurer la cohésion sociale de la Nation. Cela c'est notre modèle social et j'entends le conserver, ce qui implique le droit aux soins, ce qui implique le droit au travail ou à l'indemnité en cas de chômage, ce qui implique le droit à la retraite, ce qui implique..."

M. FIELD - Alors, le droit à la retraite, on est au coeur d'un débat. Jusqu'à maintenant la retraite en France avait un modèle de répartition, c'est-à-dire de solidarité entre génération. On a l'impression que des portes s'ouvrent de plus en plus pour prôner la chose que les Etats-Unis peuvent nous montrer de façon assez générale, c'est-à-dire une retraite par capitalisation. Vous, en tant que Président de la République, entre ces deux modèles là, vers lequel souhaitez-vous vraiment que la France s'engage ?

LE PRÉSIDENT - Monsieur Field, n'écoutez pas les gens qui disent n'importe quoi pour justifier une action revendicative ou violente.

M. FIELD - Non, mais j'écoute ce qui se passe...

LE PRÉSIDENT - Non, non.

M. FIELD - Si.

LE PRÉSIDENT - Il n'y a personne de responsable qui mette en cause les régimes de retraite par répartition, ne serait-ce que pour des raisons matérielles.

M. FIELD - Donc le vote ne vous inquiète absolument pas ?

LE PRÉSIDENT - Les retraites du régime général et celles des régimes complémentaires sont et resteront par définition des retraites par répartition et personne ne peut sérieusement le mettre en cause. Voilà un engagement. En revanche, pourquoi interdire à quelqu'un qui veut faire un effort supplémentaire pour avoir une retraite supplémentaire de le faire ? C'est le fonds de pension. J'ajoute que cela permet...

M. FIELD - C'est une chose qui peut accroître les inégalités.

LE PRÉSIDENT - Je ne le crois pas. Tout dépend des modalités de l'incitation fiscale. Tout dépend de la capacité de prévoyance. Tout dépend de la gestion. Si fonds de pension il y a, j'y suis favorable, parce que c'est aussi un élément important qui peut faciliter l'investissement, et l'investissement c'est l'emploi de demain. Par conséquent, j'y suis favorable. Mais je suis favorable aussi à ce que ces fonds de pension soient gérés par les partenaires sociaux. Il faut qu'il n'y ait aucune espèce d'ambiguïté. Ce sont deux systèmes différents qui ne sont pas en compétition.

M. FIELD - Autre question touchant les problèmes du social et de la santé. Le plan Juppé sur la médecine crée une grande émotion dans les milieux médicaux. On a eu aussi le sentiment qu'un certain nombre de lobbyismes étaient en oeuvre. Maintenez-vous le cap ? Demandez-vous à votre Premier Ministre de maintenir le cap ? Ou vous cédez à ce que l'on pourrait appeler le lobby médical ?

LE PRÉSIDENT - Je comprends aussi leur irritation parce que, non seulement on réforme, ce qui est inévitable, mais en plus, on a l'air de les désigner comme des boucs émissaires. Ce qui est absurde.

M. FIELD - Mais chaque catégorie sociale, à un moment donné, a l'impression d'être désignée comme bouc émissaire.

LE PRÉSIDENT - Oui, c'est possible. C'est pour cela que, quand il faut réformer les choses, il est évident que l'on est obligé de changer quelques habitudes et qu'en France cela prend tout de suite des proportions. J'ai beaucoup de respect pour les médecins et pour la médecine française. Mais vous remarquerez que nous sommes le seul pays qui concilie la médecine libérale et le financement collectif des soins. Cela n'existe nulle part ailleurs. Aux Etats-Unis, vous avez une médecine libérale mais pas de sécurité sociale. En Angleterre, vous avez une sécurité sociale mais pas de médecine libérale. C'est aussi le modèle social français qu'il faut protéger : la médecine libérale et le financement collectif des soins. C'est une chose à laquelle nous sommes profondément attachés. Ce qui est en cause aujourd'hui, c'est l'avenir de la médecine libérale. Si nous ne faisons rien pour essayer de tenir la dépense de façon raisonnable comme on le fait ailleurs, dans quasiment tous les pays, alors la médecine libérale disparaîtra. Et ce sera un élément important de nos vies qui aura été dégradé. Vous savez, il est temps maintenant, je le dis à tous les médecins, pour qui, je le répète, j'ai beaucoup de respect, qui sont loin, très loin d'être responsables des choses, il y a l'hôpital, il y a toutes sortes de choses qu'il faut également réformer, mais je leur dis : le moment est venu de reprendre le dialogue et d'avoir un véritable contrat de confiance entre les médecins et la Sécurité Sociale. C'est le système même de la médecine libérale qui est en cause, et moi j'y suis profondément attaché.

M. FIELD - On va évidemment avec Emmanuel Chain parler du travail, du chômage, des conditions d'emploi, mais dans ces questions de chômage, plus de 21 % des jeunes de 16 à 25 ans sont au chômage, c'est-à-dire deux fois plus que les adultes de 30 à 40 ans, seul un jeune sur quatre trouve un emploi dans l'année qui suit sa sortie de scolarité ou l'obtention de son diplôme. Il y a eu des mesures de faites. Il y a eu les contrats emploi de ville. Il y a eu la formation en alternance développée. Il y a eu toute une série de mesures.

On a l'impression quand même que ce sont des mesures incroyablement disparates et qui accroissent finalement une précarité des emplois qui durent moins d'un mois, moins de 6 mois. Et que finalement le problème du chômage des jeunes, c'est l'une des causes aussi de cette inquiétude et de cette désespérance qui marque la vie d'un certain nombre de Français.

LE PRÉSIDENT - C'est aussi une des causes du déchirement dont vous parliez tout à l'heure car l'emploi des jeunes c'est également l'égalité des chances. C'est aussi l'accès à la citoyenneté. Au-delà donc des souffrances des jeunes et de leurs parents, il y a les principes mêmes de la République qui sont touchés par ce chômage. Alors, que faire ? Si vous voulez, sur les 600 000 jeunes qui sont actuellement demandeurs d'emplois, il y en a trois grandes catégories, qu'il faut traiter séparément. Il y a d'abord les jeunes qui sont en grande difficulté. On vient de créer pour eux les contrats emploi ville que vous venez de rappeler. On a également ouvert le contrat initiative emploi à ces jeunes. Il faut faire monter ça en puissance, très vite. Et c'est ce que j'ai demandé au gouvernement de faire, pour ces jeunes-là, ceux qui sont les plus déshérités. Ensuite, ce sont les jeunes qui sont sortis de l'école sans qualification. Pour cela, on a une réponse, c'est l'apprentissage et les formations en alternance. On fait actuellement 300 000 apprentis. Ce n'est pas assez. Il faut en faire plus. Il faut au moins en faire 400 000, au moins. Et pour cela, il faut mobiliser. Il faut mobiliser toutes les organisations professionnelles, les entreprises petites, moyennes et grandes.

M. FIELD - Mais les mômes, ils cherchent désespérément des stages. En s'engageant sur ces voies-là, ils n'en trouvent pas. Parce que les chefs d'entreprises ne peuvent pas leur en donner.

LE PRÉSIDENT - Enfin, ne peuvent pas ou ne veulent pas. C'est pourquoi, je vous dis qu'il faut passer au moins de 300 à 400 000 pour ce qui concerne l'apprentissage et l'alternance. Enfin, il y a les jeunes diplômés, petits ou grands diplômés qui, eux, ne trouvent plus de travail au motif qu'ils n'ont pas d'expérience professionnelle. Alors ils arrivent chez un patron, ils se présentent, on leur dit : "qu'est-ce que vous avez comme expérience professionnelle ? Je n'en ai pas Et bien écoutez, repartez, vous reviendrez quand vous en aurez". Cela c'est aussi un élément dramatique.

Il y a une grande initiative qui est en train d'être mise au point par le CNPF, M. Gandois, M. Pineau-Valencienne et le ministère de l'Education Nationale, M. Bayrou, pour que les grandes entreprises apportent une contribution, je dirais une contribution civique, pour le règlement de ce problème, en créant des stages diplômants de 9 mois qui permettront de donner une expérience professionnelle, prenant ensuite la responsabilité de placer dans les petites et moyennes entreprises qui ont des besoins les jeunes sortant de leur stage diplômant. Je crois qu'il y a là une grande idée qui va être mise en oeuvre dans les toutes prochaines semaines et qui est un élément important de solution pour cette troisième catégorie de jeunes.

Mais en conclusion, je crois surtout qu'il faut qu'il y ait une mobilisation à laquelle j'appelle tout le monde : le gouvernement, les collectivités locales, les organisations professionnelles et syndicales, l'ANPE naturellement, l'Agence pour l'emploi, le service public, une grande mobilisation pour trouver des solutions, au cas par cas, à ces trois catégories de jeunes en déshérence, en souffrance et qui est inadmissible. Pour faire en sorte que 1997 soit l'année de l'emploi des jeunes.

G. DURAND - Vous avez entendu parler des chiffres du parti socialiste. On embauchait 750 000 tout de suite, Mme Notat a dit 400 000 tout de suite.

LE PRÉSIDENT - Les 400 000 de Mme Notat, c'est pour une large part ceux que j'ai évoqués tout à l'heure. J'y suis tout à fait favorable. Il faut se mobiliser pour cela. Les 700 000 du programme socialiste, je ne suis pas sûr d'ailleurs qu'ils y restent, c'est d'abord en 2 ans mais c'est surtout 350 000 recrutés par l'Etat, c'est toujours comme cela avec les socialistes, et 350 000 imposés aux entreprises. Comme s'il y avait la possibilité de décréter l'emploi par obligation.

G. DURAND - Donc pour vous c'est pas la piste.

LE PRÉSIDENT - C'est surtout 70 milliards de francs avec, à nouveau, le déficit et donc les impôts, et donc les charges supplémentaires, et donc la paralysie, etc. Il faut sortir d'un système qui est un système de plus en plus d'assistanat. Il faut réhabiliter la responsabilité et l'initiative.

QUESTION - On découvre le sujet d'Emmanuel Chain qui justement, a essayé de mettre en perspective la France dans la compétition internationale et nous le retrouverons après ce sujet.

(Présentation du sujet d'Emmanuel Chain).

E. CHAIN - M. le Président bonsoir, vous venez de voir cette femme, un contrat d'un jour. Elle accepte tout ce qu'on lui propose. Si on vous proposait un septennat, si j'ose dire d'un jour, renouvelable éventuellement, vous accepteriez ?

LE PRÉSIDENT - Tout dépend des conditions du renouvellement.

E. CHAIN - On ne sait jamais, vous savez. Aujourd'hui, c'est quand même une réalité.

LE PRÉSIDENT - Le contrat d'un jour n'est pas le contrat le plus caractéristique de l'économie française actuelle.

E. CHAIN - Un million et demi de gens, comme cette femme, ont des contrats précaires. Cette année, quatre fois plus de contrats à durée déterminée...

LE PRÉSIDENT - Que voulez-vous démontrer M. Chain ? Qu'il y a du chômage ? Parce que cela je le sais.

E. CHAIN - Je voudrais en fait essayer de comprendre ce que vous pouvez faire. Parce que je vous écoute avec beaucoup d'intérêt depuis le début de cette émission. Votre constat est brillant et en même temps, comme dit Michel Field, vous avez dit pendant votre campagne : "on va remettre la France en marche". Vous l'avez dit d'ailleurs tout à l'heure. On a l'impression que la France est en panne. Que pouvez-vous faire ? Quand je dis constat brillant, j'ai le sentiment que les actes ne sont pas là, les intentions peut-être mais les actes ne sont pas là.

Alors quelques questions concrètes. Je ne sais pas comment remettre la France en marche. Prenons l'exemple de cette femme. Il existe un million et demi de gens qui ont des contrats précaires. Dites-vous comme les entreprises vous le réclament, qu'il faut multiplier ce type de contrat, que c'est comme cela qu'on remettra la France en marche ?

LE PRÉSIDENT - Non, pas du tout.

E. CHAIN - Par exemple, certains veulent allonger la possibilité de renouvellement des contrats à durée déterminée, même au sein de votre majorité. Ne pensez-vous que ce soit une bonne solution ?

LE PRÉSIDENT - Ce que vous voulez me faire dire, si je comprends bien, c'est si je suis pour plus de flexibilité, lâchons le mot, puisqu'il est derrière votre phrase. Je n'aime pas ce mot. Je ne l'aime pas tout simplement parce qu'il a à tort ou à raison une connotation anti-sociale.

Je ne crois pas que l'on puisse bâtir la prospérité d'une nation, la croissance d'une économie, sur la dégradation de la situation sociale des acteurs de cette économie, c'est-à-dire des travailleurs. Je ne le crois pas. J'entends bien qu'il faut faire des adaptations, parce que nous ne sommes plus il y a vingt ans. Mais ces adaptations doivent être recherchées dans le cadre de négociations collectives responsables entre le syndicat et le patronat et doivent de plus en plus être adaptées à chacune des entreprises ou des branches et non pas à un système général.

E. CHAIN - Vous avez un exemple ?

LE PRÉSIDENT - Il y a beaucoup d'exemples.

E. CHAIN - Un seul ?

LE PRÉSIDENT - C'est celui des entreprises qui se sont entendues avec leurs organisations syndicales pour créer des emplois supplémentaires à partir de la réduction du temps de travail, dans des conditions qui ont été acceptées sur le plan des rémunérations. Mais, il faut bien voir que ce qui est vrai dans une entreprise donnée ne l'est pas dans une autre. Donc, cela ne peut se faire. De plus en plus, la vie est complexe, il faut l'adapter à chaque cas particulier.

E. CHAIN - Ce que j'entends, c'est que la réduction du temps de travail par exemple, est la première piste que vous mettriez en avant pour relancer la France ?

LE PRÉSIDENT - Non plus, je ne crois pas que la réduction du temps de travail soit la solution du problème du chômage. C'est un moyen qui doit être utilisé dans le cadre d'une meilleure organisation du travail dans les entreprises, en bougeant là aussi, un certain nombre de tabous et de conservatismes. Mais ce n'est pas la solution.

On ne peut pas simplement gérer l'existant. Il faut avoir l'ambition d'augmenter la production, d'augmenter le travail. Je vais vous dire après comment on peut le faire.

E. CHAIN - Prenons le cas de la fiscalité. Il y a beaucoup de gens qui disent que la France, parmi les pays riches, est celui qui prélève le plus, le pays où les prélèvements sont les plus forts. Vous même, vous l'aviez dénoncé pendant votre campagne. Vous avez le pouvoir de nous augmenter les impôts de 100 milliards, rien de particulier. Certes, votre Premier Ministre a annoncé que les impôts allaient baisser maintenant. Il a annoncé une première tranche de baisse de 25 milliards. Est-ce assez ou n'est-ce pas assez ? N'aurait-il pas dû annoncer plus ?

LE PRÉSIDENT - Il faut qu'il se mette en situation...

E. CHAIN - Il y a la volonté, puis il y a la pratique de la réalité.

LE PRÉSIDENT - M. Chain, comment peut-on relancer ? Vous dites qu'il faut remettre la France en marche...

E. CHAIN - C'est vous qui le dites.

LE PRÉSIDENT - Oui...

E. CHAIN - On cherche les solutions...

LE PRÉSIDENT - Si vous me laissez une seconde, je vais essayer de vous donner une piste, n'est-ce pas. Pourquoi la France est-elle en panne ? En panne, n'exagérons rien, nous sommes toujours le quatrième exportateur mondial. Un Français sur quatre travaille pour l'exportation. Nous ne sommes pas tout à fait en panne. Pourquoi cela ne va pas ? Tout simplement parce qu'on a au fil des ans, depuis très longtemps, laissé s'accumuler les charges sur ceux qui travaillent, qui produisent, qui investissent. On a dépensé à tort et à travers, on a développé l'assistanat dans notre pays. On n'a surtout fait aucune réforme de gestion pour dépenser mieux. Le résultat est qu'on a, aujourd'hui, des forces vives qui sont comme des bêtes de somme, sur lesquelles on a tout mis, alors elles font front.

E. CHAIN - Le constat est encore une fois brillant, mais que fait-on ?

LE PRÉSIDENT - Qu'est-ce qu'on fait ? La première chose à faire, c'est de libérer les énergies. Cela veut dire d'abord libérer les entreprises des contraintes administratives qui pèsent de façon tout à fait excessive sur elles. Tout à l'heure, Michel Field me parlait de la feuille de paye. Il y a vingt ans, il y avait une ligne, aujourd'hui, il y en a je ne sais plus combien, une trentaine. Tout cela est inadmissible. Michel Field tout à l'heure disait : "Cette administration, cette technostructure qui s'impose, n'y a-t-il pas moyen de la bouger ?" C'est très difficile, mais il faudra bien le faire.

E. CHAIN - Et en quoi, en changeant le nombre de lignes, on va ...

LE PRÉSIDENT - On fait gagner énormément de temps à ceux qui travaillent. Si vous étiez un petit patron, M. Chain, au lieu d'être un brillant journaliste, vous verriez que quand il faut faire...

E. CHAIN - On diminue le nombre de lignes...

LE PRÉSIDENT - ...On diminue toute une paperasserie inutile, qui pèse très lourd sur le temps, sur l'énergie, sur le moral des entrepreneurs. Deuxièmement, il faut diminuer les impôts. Vous disiez, on les a augmenté, c'est vrai, parce qu'il fallait casser une dérive de déficit.

E. CHAIN - Vous l'avez regretté ?

LE PRÉSIDENT - Non, c'était inéluctable.

E. CHAIN - ...C'est compliqué...

LE PRÉSIDENT - ...Ce serait à refaire, je le referai. Quand il y a le feu, même si l'eau est rare, ou même si c'est de l'eau d'une particulière qualité, on l'utilise pour éteindre le feu. C'est ce qui s'est passé. C'est ce qu'a fait le gouvernement. Aujourd'hui, il faut diminuer la dépense et diminuer les prélèvements. Le gouvernement a décidé une première diminution des impôts. Ce n'est pas négligeable. Il faut aller plus loin, parce que c'est là -et notamment sur l'impôt sur le revenu- que réside, si j'ose dire, le nerf de la guerre, c'est-à-dire l'activité.

E. CHAIN - Cela veut dire concrètement que vous allez annoncer ce soir...

LE PRÉSIDENT - C'est au Premier Ministre d'annoncer les choses et au gouvernement de gouverner. Je donnne des orientations.

E. CHAIN - D'après vous, quand cela pourrait-il être réaliste de dire on baisse encore plus les impôts.

LE PRÉSIDENT - A mon avis, rapidement. Déjà l'année prochaine, il va y avoir une baisse sensible. Prenez un ménage qui a deux salaires : 8 500 francs par salaire, c'est-à-dire 17 000 francs de revenus salariaux au total et deux enfants. Les mesures décidées n'ont pas du tout été perçues, mais le seront quand ils recevront leur feuille d'impôt. L'impôt 97 pour ce ménage, pour ce revenu, diminuera de 20%. Ce n'est pas négligeable. C'est quand même un effort important. Il faut aller plus loin, nous ne pouvons pas continuer à charger la barque, car elle finit par s'enfoncer. Donc, il faut libérer les énergies. Pour libérer les énergies, M. Chain, il faut également, si l'on ne veut pas vivre à crédit, avec tout ce que cela comporte comme conséquences, diminuer les dépenses. C'est pourquoi, je veux et je demande qu'on continue de façon draconienne à diminuer les dépenses, donc à faire les réformes nécessaires pour dépenser mieux, de façon à pouvoir dépenser moins et prélever moins. Mon sentiment, c'est que la diminution des impôts sur le long terme doit être permanente jusqu'à ce qu'on retrouve un niveau acceptable et comparable aux autres.

E. CHAIN - Pour être sûr d'avoir bien compris M. le Président...

LE PRÉSIDENT - Vous avez très bien compris.

E. CHAIN - Non, je ne suis pas sûr. On va finir ensuite sur le thème des impôts. Il va donc y avoir une baisse des impôts plus importante que celle à laquelle on s'attendait ? Qui sera annoncée ?

LE PRÉSIDENT - C'est ce que je souhaite, c'est ce que vous souhaitez et qui sera annoncée quand le gouvernement aura la possibilité de le faire. Je ne me substituerai pas à lui.

E. CHAIN - Les impôts c'est une chose. Vous parliez tout à l'heure d'une France bloquée, conservatrice, etc. Qu'est-ce qui vous empêche d'agir pour que cela bouge ? Vous avez dit...

LE PRÉSIDENT - Que voulez-vous faire pour que cela bouge, et en faisant quoi ?

E. CHAIN - Pour que la France soit moins conservatrice et pour qu'éventuellement les blocages que vous avez identifiés soient débloqués, vous semblez dire que c'est aux partenaires sociaux, c'est aux patrons, c'est aux syndicats de le faire. Vous, ne pouvez-vous rien faire ?

LE PRÉSIDENT - Je l'ai dit tout à l'heure. En France, l'habitude dès qu'il y a un problème, est de dire : c'est l'Etat. Ce n'est pas vrai. On ne peut pas fonctionner comme cela. Nous sommes le seul pays à faire cela. La première chose est d'avoir une culture de négociation, de discussion pour que les problèmes se règlent au niveau où ils doivent se régler. Quand il y a un problème entre les routiers, qui avaient des revendications légitimes cela ne fait aucun doute, et des entrepreneurs, cela doit se régler normalement. Qu'est-ce qu'on voit ? On prend la France en otage, on bloque tout. Ensuite, on se retourne vers l'Etat en disant : "c'est à vous maintenant de payer et de régler les choses". Je suis désolé, on ne marchera pas comme cela. On ne remettra pas la France en marche de cette façon.

E. CHAIN - Vous avez marché pourtant.

LE PRÉSIDENT - On n'a pas pu faire autrement, il faut absolument que petit à petit les gens se convainquent qu'ils doivent discuter, négocier, que c'est leur responsabilité. Parmi les grands principes de la République, il y a la récompense du mérite et il y a l'éthique de la responsabilité.

E. CHAIN - Avez-vous identifié, puisque c'est votre rôle et celui de votre gouvernement, d'autres zones où les conflits pourraient déboucher, comme pour les routiers, sur des situations comme cela de blocage, pour...

LE PRÉSIDENT - Dès qu'il y a conflit en France, il y a blocage.

E. CHAIN - Pouvez-vous pouvez identifier ces zones pour prévenir les choses ?

LE PRÉSIDENT - Pas toujours, mais on peut parfois et parfois on ne le fait pas. La culture du dialogue est une culture aussi qui nous est étrangère, et je m'efforce en permanence de la promouvoir. Nous faisons une grande réforme de la défense qui implique une restructuration des industries de défense. Je répète indéfiniment aux responsables que je vais voir sur place ou que je vois à Paris : "Faites cela dans le cadre d'un dialogue".

J'ai dit tout à l'heure que les syndicats ou certains syndicats ont trop tendance, parfois, en France, à dire : on ne touche rien ou on casse. Ce qui est inadmissible, incompréhensible pour des gens civilisés. Mais il est vrai aussi que du côté patronal, et souvent dans les entreprises publiques -j'ai parlé de la SNCF l'année dernière, mais il y aurait bien d'autres exemples- il y a une espèce d'inculture, d'incapacité de nouer avec les représentants du personnel le dialogue nécessaire et permanent pour qu'on puisse régler les problèmes avant qu'ils n'aient éclaté. C'est cela que je m'efforce de faire comprendre et que je m'efforce de changer.

E. CHAIN - D'analyser, mais vous donnez le sentiment d'être un peu impuissant. Enfin, c'est mon impression. C'est le sentiment que j'ai en vous écoutant.

LE PRÉSIDENT - Je vais essayer de monter en puissance.

E. CHAIN - Justement, j'ai envie de savoir comment. Prenons d'autres cas concrets. Votre Premier Ministre a récemment mis en vente Thomson. C'est une entreprise qui crée des téléviseurs, des missiles. Il a mis cette entreprise en vente et, on peut se poser la question de savoir si le gouvernement s'y est pris de la meilleure façon possible....

G. DURAND - Je voulais simplement vous rappeler le moment -c'était en octobre- quand le Premier ministre est allé chez nos confrères et amis de France 3 pour présenter l'affaire. C'est vrai qu'il a eu une attitude un petit peu bizarre, Emmanuel en parlait avant de venir, au fond, il est allé vendre la maison Thomson, tout en allant chez nos confrères de France 3 et en leur disant : "la maison Thomson ne vaut rien du tout". Ce qui est, quand même, une attitude bizarre pour un vendeur. On l'écoute.

(présentation du sujet)

E. CHAIN - Si nous posons la question de Thomson, M. le Président, c'est pour savoir si, comme le dit votre Premier Ministre, vous allez vendre toutes les entreprises publiques qui perdent de l'argent ? Il y en a beaucoup en France, la SNCF qui perd 16 milliards, le Crédit Lyonnais... Je voulais vous poser cette question simple.

LE PRÉSIDENT - Vous me l'avez posée, si vous me laissez une seconde, je vous répondrai.

E. CHAIN - Vendrez-vous toutes ces entreprises ?

LE PRÉSIDENT - Toutes les entreprises qui appartiennent au secteur concurrentiel seront privatisées, car il n'y a aucune raison pour l'Etat de maintenir leur gestion. L'expérience prouve, puisqu'on ne parle que de déficit, que cette gestion n'a pas toujours été très bonne, en tous les cas pour le contribuable.

E. CHAIN - La SNCF, par exemple.

LE PRÉSIDENT - J'ai dit du secteur concurrentiel M. Chain. Ne me faites pas répéter. Déjà M. Durand est très inquiet pour le temps, alors ne me faîtes pas répéter. J'ai dit du secteur concurrentiel.

E. CHAIN - Mais demain il semble que la libéralisation des...

LE PRÉSIDENT - Il n'y a pas de libéralisation des grands services publics. La France s'y oppose et ne l'acceptera pas, pas plus pour la poste que pour l'énergie . C'est un problème spécifique français. C'est le service public à la française. Il ne sera pas mis en cause.

J'ai été pendant très longtemps député de la région du plateau des Millevaches et moi, je ne pourrai pas accepter que l'on ne puisse pas aller à Ussel, que l'on paye à Ussel plus cher que dans le XVIème arrondissement pour acheter son timbre, envoyer sa lettre ou pour donner son coup de téléphone. Le service public à la française, il faudra bien que nos partenaires européens le comprennent et ils l'ont compris, il est intouchable. Donc ce n'est pas là qu'est le problème, je vous l'ai dit tout à l'heure. Jamais on ne touchera naturellement à la SNCF.

Mais en revanche, il faut que les grandes entreprises publiques s'adaptent. Regardez France Télécom. France Télécom était, il y a encore peu de temps, une direction d'un ministère. C'est maintenant une très grande, une des plus grandes entreprises mondiales, dynamique sur le marché, offensive et qui se développe très fort. C'est une transformation. Ce n'est pas pour autant que l'on a touché à quoi que ce soit quant au statut des agents de France Télécom.

Je dois dire, il faut se moderniser, il faut s'adapter. Si l'on ne veut pas comprendre que la France doit s'adapter à son temps, alors c'est vrai, on a aucune chance de la remettre en marche.

G. DURAND - Avant qu'Emmanuel vous pose une dernière question, je voudrais revenir sur l'affaire Thomson, sur la méthode de Thomson. Puisque tout à l'heure vous avez dit : transparence pour d'autres sujets. Est-ce que le gré à gré était la bonne méthode ? Est-ce qu'il ne fallait pas faire des appels d'offre sur Thomson ? Et est-ce qu'effectivement, il n'aurait pas mieux fallu finalement consulter la Commission de privatisation avant de donner l'avis du gouvernement ?

LE PRÉSIDENT - Cela, c'était la règle qui le voulait. Et moi, j'ai pensé que la première solution était bonne. Qu'est-ce que l'on veut essentiellement ? Un pôle électronique de défense qui soit de taille mondiale. On veut que la France soit dans ce domaine, comme dans beaucoup d'autres, dotée des instruments les plus modernes et les plus efficaces. Donc, il fallait pour cela faire un regroupement et vendre Thomson-CSF. Il y avait Thomson-multimédia qui est une très belle entreprise mais qui, c'est vrai, est percluse de dettes, et qui, à ce titre, doit être impérativement recapitalisée. La Commission de privatisation a considéré que la préférence formulée par le gouvernement n'était pas la bonne. Le gouvernement a considéré, justement dans un souci de transparence, qu'il y avait lieu d'entendre et de comprendre les arguments de la Commission de privatisation. Il vient de décider, par conséquent, de reprendre la procédure pour la vente de Thomson et de recapitaliser Multimédia de façon à redonner une chance à cette entreprise. Mais cela ce sont des problèmes techniques. En revanche...

E. CHAIN - ...qui marquent l'opinion quand même et à l'étranger. On a le sentiment finalement qu'on a voulu tout vendre d'un coup, alors que cela aurait été peut-être mieux de séparer les deux, de valoriser la partie...

LE PRÉSIDENT - Je n'en suis pas sûr du tout.

E. CHAIN - C'est ce que votre gouvernement fait maintenant.

LE PRÉSIDENT - Oui bien sûr, parce que le gouvernement a voulu être respectueux de la Commission de la privatisation. Je ne suis pas sûr qu'il n'ait pas eu raison au début. De toute façon, personne ne pourra le dire, puisque la procédure est reprise. Mais ce n'est pas cela le problème. Le problème est de savoir comment la France, qui est aujourd'hui, vous le disiez tout à l'heure, le quatrième exportateur mondial, le deuxième exportateur de services ou de produits agro-alimentaires, peut conserver ce dynamisme. C'est la quatrième puissance économique du monde. Comment peut-elle, alors qu'un quart de sa production est exportée, améliorer ses parts de marché ? Moi quand je vais voyager à l'étranger, j'entends aussi, ici et là, quelques critiques. On dit : "qu'est-ce qu'il va faire ?" Je ne vais pas me promener, je vais vendre la France. Je n'ai aucun complexe, pas plus que n'ont traditionnellement les Américains, les Anglais ou d'autres. En France, on n'avait pas l'habitude de cela. Moi je vais à l'étranger pour vendre, pour vendre des produits français, parce que je le répète nous n'avons pas suffisamment de croissance. Il faut aller la chercher là où elle est. Et où est-elle ? Elle est en Asie, elle est en Amérique du Sud, elle est en Europe de l'Est. C'est là où il nous faut vendre.

G. DURAND - C'est vous qui vendez ?

LE PRÉSIDENT - Parfaitement, c'est aussi le rôle du politique.

E. CHAIN - Les Airbus, par exemple, c'est vous qui les vendez ? Comment cela se passe. Vous dites à M. Clinton d'agir sur une entreprise d'aviation américaine ?

LE PRÉSIDENT - Est-ce que vous croyez véritablement que lorsque la Chine prend une décision : premièrement d'acheter des Airbus, et deuxièmement de faire avec nous un avion de cent places qui a un marché considérable, alors que Boeing fait des propositions extrêmement intéressantes, croyez-vous qu'il n'y a pas un facteur politique qui joue, à condition qu'il y soit bien assumé ? Quand Eurocopter, pris à la gorge, manque d'hélicoptères et que tel pays arabe achète des hélicoptères de type français, ce qui n'avait jamais été fait, et ce qui permet de combler le plan de charge supplémentaire, croyez-vous que c'est l'effet du hasard ? Croyez-vous qu'il n'y a pas aussi une intervention politique ?

E. CHAIN - Monsieur le Président, je ne nie pas du tout la politique. Je pensais au départ que c'était surtout les produits qui allaient être meilleurs.

LE PRÉSIDENT - M. Chain vous êtes extrêmement naïf. Qu'est-ce que vous croyez que fait M. Helmut Kohl quand il passe la quasi-totalité de son temps à voyager dans le monde entier ? Il va vendre les produits allemands. Qu'est-ce que fait M. Bill Clinton quand il prend son téléphone ou qu'il va un peu partout ? Il va vendre les produits américains.

Et bien moi je n'ai aucun complexe. Vous savez, 1 milliard de contrats, M. Chain, c'est deux mille emplois. Nous avons aujourd'hui, pour la première fois en 1996, une balance commerciale considérablement excédentaire. On fera probablement 140 milliards d'excédents. Cela fait deux cent quatre vingt mille emplois. Autrement dit, il faut aller chercher la croissance aussi là où elle est.

E. CHAIN - Pourquoi n'appelez-vous pas alors le Président d'Air France pour lui dire d'acheter des Airbus plutôt que des Boeings ? Le Président d'Air France a décidé d'acheter des Boeings parce qu'il pensait...

LE PRÉSIDENT - Non, non.

E. CHAIN - Il a acheté cinquante Boeings.

LE PRÉSIDENT - Non, vous êtes en train de tout mélanger. Le Président d'Air France a hérité d'une situation où il y avait un engagement avec Boeing, et justement il a choisi de ne pas acheter l'avion compétiteur d'Airbus. Il achète d'autres modèles pour solder la dette qu'il avait.

E. CHAIN - D'accord, il respecte un contrat passé.

LE PRÉSIDENT - Il respecte un contrat. D'ailleurs je me permets de vous faire remarquer que les Allemands, très soucieux de l'effort que l'on peut faire pour Airbus, puisque nous sommes associés, ont trouvé tout à fait normal la démarche d'Air France.

E. CHAIN - Donc demain. vous l'empêcherez d'acheter des Boeing s'il le veut. Jusque-là il respectait un contrat passé, on l'a bien compris.

LE PRÉSIDENT - Disons que le cas échéant, si le problème se reposait, je lui déconseillerais. Mais je ne suis pas Président d'Air France, c'est au Président d'Air France de prendre ses responsabilités.

G. DURAND - Nous allons parler maintenant de l'Europe avec Alexandre Adler, nous parlerons évidemment..

LE PRÉSIDENT - Vous n'avez pas dit un mot de l'éducation...

G. DURAND - On va en parler probablement en conclusion.

LE PRÉSIDENT - Probablement, c'est excessif.

G. DURAND - On va en parler, Monsieur le Président, mais je souhaite que nous parlions de l'Europe, des problèmes politiques, ceux qui concernent beaucoup les Français, la situation de votre gouvernement, celle d'Alain Juppé. Je voudrais qu'on découvre quand même le sujet d'Alexandre Adler sur l'Europe, parce que pour les Français c'est à la fois imminent, inquiétant et compliqué.

(présentation du sujet d'Alexandre Adler)

G. DURAND - Nous nous retrouvons pour cette troisième partie sur l'Europe. Je me ferai aussi le porte-parole d'Emmanuel pour suivre sur l'éducation, nous avons aussi de la politique, donc beaucoup de sujets, et on va essayer, Monsieur le Président, de terminer tout cela, disons dans un petit quart d'heure, en étant complets mais en étant concis.

A. ADLER - Bonsoir, Monsieur le Président. Je vais essayer quand même de ne pas parler en morse, parce que je sais que vous me comprendriez, mais peut-être pas tous les téléspectateurs, mais on va essayer d'aller quand même assez vite.

La première question qui me vient à l'esprit, c'est parce qu'elle s'ouvre un peu de tous côtés maintenant en Europe -il y a eu tout récemment, M. Romitti le patron de la FIAT, M. Stoiber qui est le Président du plus grand "Land" d'Allemagne, la Bavière, en Angleterre, la liste déjà nous prendrait tout le quart d'heure, des gens qui disent : "casse-cou, arrêtons-nous, que faisons-nous avec cette monnaie unique, il est peut-être temps de rebrousser chemin", ou les plus prudents qui disent "d'opérer une pause", alors, je sais que ce n'est pas du tout votre avis, mais est-ce que vous pouvez peut-être nous dire rapidement pourquoi il faut continuer, pourquoi il faut passer tous les obstacles même quand on a l'impression que tout cela c'est un peu de casse ?

LE PRÉSIDENT - Je ne crois pas que cela fasse de la casse. Il y a des choses qui font de la casse, ce n'est pas cela. Pourquoi, nous Français, avons-nous un grand avantage à faire une monnaie unique et nous Européens aussi ?

Il y a d'abord une première raison qui est interne : nous avons un marché unique, les sommes, les capitaux, les biens circulent librement. Nous avons vu depuis quelques années, chaque fois qu'il prend l'envie à un gouvernement de dévaluer sa monnaie, les conséquences que cela comportait pour nous. On l'a vu avec la Livre, on l'a vu avec les monnaie nordiques, on l'a vu avec l'Espagne, on l'a vu avec l'Italie, et, chaque fois, nous avons payé les pots cassés. Je ne conteste pas le droit, jusqu'ici, à ces gouvernements de faire des manipulations monétaires au détriment des autres, mais on ne peut pas faire un marché unique dans ces conditions. Donc la première raison est que, si nous voulons voir un marché unique, et bien il faut avoir une monnaie unique pour éviter les inconvénients. S'il y avait eu une monnaie unique nous aurions encore une industrie textile solide.

La deuxième raison est que nous voyons bien qu'il y a un problème du dollar. Comment est-ce que le yen a pu régler à peu près son problème avec le dollar? Il a une puissance qui lui a permis d'intervenir, d'acheter, de vendre et de stabiliser ses cours à peu près comme il le souhaitait en accord avec la banque des Etats-Unis. Nous ce n'est pas le cas, nous ne pouvons pas intervenir, nous n'avons pas la puissance pour le faire seul. Ce n'est pas le deutsche mark, ce n'est pas le franc qui peuvent le faire seuls.

A. ADLER - même le deutsche mark.

LE PRÉSIDENT - Même le deutsche mark, c'est une monnaie régionale. Par conséquent l'Euro, quand il existera, nous dotera d'un moyen de lutter avec efficacité et c'est le seul moyen, contre l'hégémonisme américain, et donc de défendre notre intérêt économique. Il n'y en a pas d'autre, ou alors il faut que nous abandonnions tout simplement notre capacité de réagir vis-à-vis des grands pôles économiques qui se créent aujourd'hui dans le monde. Voilà deux raisons importantes de faire l'Europe.

A. ADLER - Bon, alors nous avons un levier, mais évidemment cette affaire demande quand même beaucoup de sacrifices de tous les côtés et je crois, contrairement à ce que les Français pensent souvent que nous ne sommes pas les seuls à trouver que l'addition est importante, les Allemands aussi. Du coup on a le sentiment que, ces derniers temps, nos partenaires et amis allemands font peut-être payer de plus en plus cher le passage de la monnaie unique, en particulier ils veulent maintenant un pacte de stabilité qui pratiquement nous...

LE PRÉSIDENT - ...non, ne le croyez pas, le pacte de stabilité...

A. ADLER - Est-ce que ce n'est pas trop cher, voilà la question ?

LE PRÉSIDENT - Le pacte de stabilité et de croissance, tel que l'avaient envisagé certains technocrates allemands, a évolué dans le cadre de la négociation européenne et sera ce qu'il doit être, c'est-à-dire simplement un garde-fou pour éviter que des gens peu sérieux puissent se laisser aller dans la gestion de leur monnaie dans tel ou tel pays.

A. ADLER - Monsieur le Président, on n'a pas encore signé le...

LE PRÉSIDENT - Non pas encore, mais je suis sûr qu'on arrivera à un résultat, peut-être même demain à Dublin. C'est pas sûr mais c'est possible.

A. ADLER - Ce n'est pas une mauvaise idée.

LE PRÉSIDENT - En tous les cas, moi mon ambition c'est de faire l'Euro, conformément aux intérêts de la France. Alors, je reconnais qu'en Allemagne aujourd'hui il y a chez beaucoup, beaucoup d'Allemands -80 % d'après les sondages- une espèce de vertige occasionné par la perspective d'abandonner le deutsche Mark et les Allemands sont convaincus que ceci se fait dans l'intérêt des autres et notamment de la France et à leur détriment. Curieusement, c'est toujours comme ça, et nous avons le sentiment contraire. La vérité, comme toujours, est à peu près moyenne. C'est que l'on ne fait pas de sacrifice pour la monnaie : on instaure un système qui nous donnera à l'intérieur les moyens de la stabilité, sans laquelle il n'y a pas de croissance possible, et à l'extérieur les moyens de la puissance, sans lesquels il n'y a pas non plus de capacité à résister aux grandes économies extérieures. Voilà pourquoi il faut faire l'Euro, voilà pourquoi on le fera et ensuite les problèmes de parité, je dirais, sont relativement secondaires.

A. ADLER - Et bien voilà...

G. DURAND - Vous avez d'une certaine manière répondu par toute cette argumentation à Charles Pasqua, la semaine dernière à 7/7 et pas totalement à Valéry Giscard d'Estaing, qui lui considère -vous l'avez entendu probablement dans le reportage d'Alexandre- que, finalement, d'une certaine manière, la France n'est pas assez forte face à l'Allemagne, face à Helmut Kohl, et qu'elle ne le dit pas suffisamment, on fera cela...

LE PRÉSIDENT - C'est ce que disait à l'instant Monsieur Adler. Oui M. Giscard d'Estaing a dit cela, et c'est probablement ce que ressentent un certain nombre de Français. Mais je le répète, c'est ressenti de manière radicalement inverse outre-rhin. Alors, M. Adler a souligné le problème des taux de change, qui sont de la compétence, je le répète, des Etats, et non pas des banques centrales qui sont indépendantes. Ceux qui prétendent qu'il faut dévaluer le franc par rapport au mark ont tort de le dire. D'abord, parce que ce serait inacceptable pour les Allemands et que cela ferait donc exploser la construction européenne -énorme responsabilité politique et qui serait condamnée par tout le monde- et deuxièment parce que ce serait inutile.

A. ADLER - Pardonnez-moi, Monsieur le Président, donc vous pensez que tout mouvement de la monnaie française dans l'état actuel des choses provoquerait avec les Allemands une crise ?

LE PRÉSIDENT - S'il y avait une volonté française de dévaluer par rapport au mark, ce serait plus qu'une crise, ce serait la rupture du lien franco-allemand et par conséquent nous aurions là à gérer une crise européenne majeure comme on en a jamais connue. Ce ne serait pas raisonnable mais surtout ce n'est pas justifié et c'est pour cela que ce serait d'autant plus mal pris. En 1996, pour la première fois dans notre histoire, notre balance commerciale avec l'Allemagne va être excédentaire.

A. ADLER - Elle est même, je crois, excédentaire avec tous les principaux pays de l'Union européenne, même l'Italie et même l'Angleterre qui ont une monnaie faible.

LE PRÉSIDENT - Ce qui veut dire quoi, ce qui veut dire que nous sommes compétitifs, ce qui veut dire que le mythe du franc fort, une fois de plus, est un mythe politico-médiatique, mais rien d'autre, et qu'il ne faut pas s'y attacher. Tous les entrepreneurs...

A. ADLER - ...ils ont perdu quelques parts de marché en Italie par exemple.

LE PRÉSIDENT - Quand la lire était trop basse. Elle a beaucoup remonté et elle vient d'entrer dans le système européen monétaire à un taux convenable et qui nous garantit contre la compétitivité excessive. Tous les industriels français vous diront que, sur le marché allemand, ils sont parfaitement compétitifs, tous. Trouvez m'en un qui dit le contraire, cela n'existe pas. Donc, il n'y a pas de problème de taux de change entre le franc et le mark. Il y a un problème dollar qui est dû d'ailleurs au problème des taux d'intérêt, c'est vrai et il faudra bien trouver le moyen de le régler ce problème, le seul moyen c'est d'être fort, c'est d'avoir une monnaie unique, il n'y en a pas d'autre. On ne respecte que l'effort dans la compétition internationale.

A. ADLER - Vous rejoignez M. Giscard d'Estaing, mais avec une solution qui est exactement inverse. Dans l'opinion, Monsieur le Président, l'idée que l'on va vers un gouvernement de banquiers.

Oui ? car admettons que tout cela marche effectivement nous sommes dans la dernière longueur. Admettons que même un peu essoufflés, nous y arrivions, est-ce qu'après cela d'autres risques ne viennent pas ? On a parlé du pacte de stabilité, c'est quand même pendant deux années conduire avec une boîte de vitesse automatique un peu préréglée. L'autre argument, c'est celui du rôle de cette banque centrale européenne qui va émettre l'Euro. Est-ce que cela ne va pas être le seul gouvernement européen, est-ce que subrepticement on ne va pas avoir une banque qui va se substituer au gouvernement ?

LE PRÉSIDENT - Sur le pacte de stabilité, je voudrais simplement vous dire un mot. Moi j'ai approuvé le Traité de Maastricht, vous le savez, sans enthousiasme. Pas à cause des critères de convergence, c'est-à-dire de l'obligation de ne pas dépasser un certain niveau d'endettement, car cela j'y étais très favorable et ce sont tout simplement des règles de bonne conduite. Les critères de convergence dans le Traité de Maastricht c'est tout simplement les glissières de sécurité que l'on met dans une route de montage pour éviter qu'une voiture un peu imprudente tombe dans le ravin. C'est cela les critères de convergence et quand on dit, on va faire un pacte de stabilité et de croissance, pour éviter que certains pays qui seront dans la monnaie s'accordent trop de facilités, on a raison. Il faut avoir une règle du jeu, sinon on a les inconvénients. Vous parliez tout à l'heure de la lire. Quand la lire a dévalué, on ne pouvait plus exporter les veaux du Limousin -et j'en ai beaucoup souffert- comme le textile ou la chaussure.

Quant au pouvoir de la banque centrale, les banques centrales sont indépendantes, en face de la banque américaine, il y a le gouvernement américain, en face de la banque d'Allemagne, il y a le gouvernement allemand. Donc il faut qu'en face de la banque centrale européenne il y ait une institution politique responsable. On n'aura pas de mal à trouver une solution sur ce point, pas du tout. Ce gouvernement responsable, cette institution politique responsable, cela doit être tout simplement le Conseil européen. Ceux naturellement qui sont à l'intérieur de l'Euro, mais tous ceux qui sont à l'intérieur de l'Euro, doivent ensemble constituer un gouvernement, c'est-à-dire un pouvoir politique susceptible d'indiquer clairement au pouvoir monétaire quelles sont les limites de son action, lui demander de rendre compte, exactement comme cela se passe aux Etats-Unis ou en Allemagne. Donc, le pouvoir public face au pouvoir économique, c'est encore un faux problème. C'est par définition le pouvoir des chefs d'Etat et de Gouvernement, l'assemblée des chefs d'Etat et de Gouvernement, qui fait rendre compte et qui donne ses orientations à un pouvoir monétaire qui est là pour gérer sérieusement et convenablement la monnaie.

A. ADLER - Monsieur le Président, je ne veux pas vous empêcher de parler de l'éducation, mais je vais poser une question qui nous y conduit. Admettons que tout cela aille dans le sens que vous prônez et que nous réussissions cette opération, il y a au-delà de cela, je crois chez beaucoup de nos compatriotes, la crainte que la France se défasse dans une Fédération européenne trop serrée, corsetée et où finalement les Français ne se retrouvent peut-être pas au-delà même du bien fondé économique ? Que leur répondez-vous à ce moment-là ?

LE PRÉSIDENT - Vous savez j'y reviendrai peut-être tout à l'heure, s'il reste une dernière minute. La France doit aujourd'hui faire deux choses : il faut qu'elle réaffirme son identité et il faut qu'elle s'adapte à son temps. Cette identité n'est en rien mise en cause par l'Europe et j'irai même jusqu'à dire : il est de la vocation de la France d'être exemplaire au point que l'on souhaite l'imiter. La construction européenne...

A. ADLER - Par exemple pour la citoyenneté, le droit du sol...

LE PRÉSIDENT - Oui, ou pour la protection sociale, pour les droits de l'homme, pour la tolérance, pour la volonté de ne pas accepter le rejet de l'autre, etc. L'Europe se construit non pas à partir d'une espèce de gouvernement supranational, l'Europe se construit à partir de décisions, au coup par coup, des gouvernements de mettre en commun leurs intérêts. Autrement dit, ce sont des fils qui se lient comme cela existait dans bien des époques de notre histoire pour renforcer notre coopération, notre collaboration, et cela c'est très important car c'est le seul moyen de s'imposer vis-à-vis de l'extérieur.

Nous voyons de grands pôles de puissance se dessiner. Le monde devient multipolaire. Il y a les Américains, demain il y aura les Russes, il y a les Chinois qui arrivent, il y a tout le sous-continent d'Asie du sud-est, l'Amérique du Sud, etc. Tout cela est en train de s'unir, de s'unifier. Et l'Europe resterait divisée ? Mais ce n'est pas possible. Si nous voulons préserver notre niveau de vie, notre mode de vie, si nous voulons préserver les valeurs que nous représentons et notamment l'humanisme qui est le nôtre (nous sommes pratiquement à l'origine de toutes les civilisations vivantes), il faut nous unir. C'est vrai sur le plan monétaire, c'est vrai sur le plan économique, c'est vrai dans le domaine de la défense, c'est vrai dans le domaine de la sécurité, c'est vrai dans le domaine de la politique étrangère. Nous ne pouvons pas faire autrement.

Cela ne met en rien en cause notre identité, et je dirai même qu'il faut au contraire la renforcer. Quand je dis qu'il faut retrouver nos valeurs républicaines, retrouver notre élan vital, cela veut dire retrouver notre identité qui n'est pas du tout en contradiction avec le fait que nous soyons unis pour gérer en commun et convenablement nos affaires.

G. DURAND - Nous venons de traiter les problèmes de fond. Je vais un petit peu sortir de mon rôle d'arbitre pour traiter des problèmes politiques. Vous savez qu'il y a une question sur laquelle on vous attend et on parlera d'éducation en conclusion.

Le problème d'Alain Juppé est posé. Un sondage vient de sortir. Je sais que vous n'aimez pas du tout les sondages. Les Français souhaiteraient qu'il quitte Matignon. Parce qu'on vous a beaucoup attendu sur cette question, quand même cruciale, quelle est votre attitude, le concernant à titre personnel, et concernant le gouvernement -j'allais dire dans les jours, dans les heures pour reprendre un peu les métaphores d'Emmanuel tout à l'heure- au sujet d'un éventuel remaniement ?

LE PRÉSIDENT - Alain Juppé mène une politique difficile et courageuse. Les politiques courageuses sont rarement populaires mais elles sont nécessaires. Et moi, j'ai beaucoup d'admiration pour un homme qui, malgré les critiques dont il est l'objet, en raison des réformes qu'il doit assumer, continue avec détermination, sans avoir peur, et sans se démoraliser, sans se démonter. Vous savez, conduire un gouvernement, conduire un pays en période difficile, en période d'adaptation, au moment où il faut changer les choses et donc les mentalités, il faut beaucoup de courage. C'est une vertu capitale pour un homme politique. On pourra dire tout ce qu'on veut, dans vos sondages, de M. Juppé, on ne peut pas contester qu'il soit courageux. Alors je vous dis tout de suite que je lui fais confiance pour poursuivre cette politique et pour avoir le temps de parler de l'éducation. J'ajouterai que je n'ai pas l'intention de faire de remaniement ministériel. Je ne crois pas que ce soit cela le problème auquel nous sommes aujourd'hui confrontés.

G. DURAND - Mais est-ce que vous n'avez pas le sentiment, pardonnez-moi d'ajouter une question politique, que justement pour toutes les réformes que vous souhaitez, puisqu'il faut dialoguer avec les Français, le fait qu'il reste à Matignon et le gouvernement dans cet état, soit un handicap ? Car il faut convaincre les Français.

LE PRÉSIDENT - Je dis souvent au gouvernement qu'il doit faire un effort pour expliquer, pour dialoguer. Je fais un appel solennel en permanence et à l'occasion que vous me donnez ici, pour le dialogue, pour pacifier le social en France, pour expliquer. C'est vrai entre les partenaires sociaux, c'est vrai entre le gouvernement et la nation, le gouvernement et le peuple. Nous avons sans aucun doute, c'est un problème de culture, une insuffisance de capacité de dialogue et d'explication. Alors aujourd'hui les Français s'interrogent sur toutes sortes de choses et sur leur avenir. Ils sont inquiets et ils ont besoin d'explications, ils ont besoin de dialogue. Si vous voulez me faire dire que le gouvernement ne dialogue pas assez, n'explique pas assez, que le patronat fait de même et que les syndicats c'est encore pire, je suis tout à fait d'accord avec vous, alors ce n'est pas la peine d'y rester pendant dix minutes.

G. DURAND - D'accord, mais est-ce que vous avez le sentiment quand même, pour vous, comme Président de la République, qu'il serait utile d'ouvrir ce gouvernement à toutes les sensibilités, balladuriens par exemple, de manière à ce que, dans la perspective de 1998, vous ne vous retrouveriez pas, ce qui à mon avis est peut-être inconfortable, avec une cohabitation ?

LE PRÉSIDENT - Je n'y crois pas beaucoup, pour dire la vérité, mais enfin, tout est possible, surtout dans notre beau pays. Je constate que le gouvernement a une majorité. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas l'exploitation des petites phrases, c'est le vote des parlementaires. Et je n'ai pas observé qu'en aucune circonstance, il ait manqué des voix, malgré l'importance de la majorité, il ait manqué des voix au gouvernement dans sa majorité. Cela, c'est la réalité. Le reste, c'est de la politique médiatique. Ce sont des choses amusantes qui sont intéressantes dans le milieu, dans le petit cercle des intellectuels parisiens ou pseudo intellectuels parisiens mais ça ne va pas beaucoup au-delà. Ce qu'il faut c'est faire son travail sérieusement, c'est mieux l'expliquer, c'est dialoguer davantage.

G. DURAND - Dernier point. Vous allez trouver cela épouvantable, mais après tout c'est mon métier : est-ce que vous ne trouvez pas, quand même, qu'à ce gouvernement il manque un certain nombre de ténors de la majorité, ceux qui justement s'expriment dans ce contexte médiatique, qui vous font à la fois des compliments et des reproches mais qui aimeraient bien travailler de plus près avec vous, Edouard Balladur, Philippe Seguin, Charles Pasqua, Valéry Giscard d'Estaing...?

LE PRÉSIDENT - Pour le moment ce gouvernement est ce qu'il est. Il a un objectif qui est de faire un certain nombre de réformes, réforme de sécurité sociale, réforme de la défense, réforme de l'université, la baisse des déficits, engager la baisse de la charge fiscale. Il y en a d'autres en perspective. Nous avons évoqué la réforme de la justice, nous aurions pu parler également de l'école et de la formation, notamment de la formation continue. C'est cela son problème. Je souhaite qu'il le fasse en dialoguant le plus possible et avec la détermination qu'il a mise à engager et à développer les réformes qui sont déjà acquises. Vous verrez qu'il ne se passera pas beaucoup d'années avant qu'on s'aperçoive que les choses ont changé, que notre pays est plus moderne, qu'il est plus ouvert sur l'extérieur, qu'il se donne les moyens de résister mieux aux fléaux sociaux, qu'il retrouve sa cohésion sociale, vous le verrez. Mais tout cela suppose qu'on surmonte un certain nombre de conservatismes et le Premier Ministre aujourd'hui est un homme qui est déterminé à le faire, sans état d'âme, avec courage malgré les critiques.

G. DURAND - Alors ça nous amène justement à conclure après ce constat en matière d'éducation puisque vous vouliez en parler tout à l'heure. C'est vrai que les jeunes Français sont plus intéressés par les problèmes d'éducation que par les problèmes de changements gouvernementaux, mais est-ce qu'on peut là-aussi, pour rester dans le concret, annoncer quelque chose de fort, un signe qui viendrait d'ici et qui irait dans leur direction ?

LE PRÉSIDENT - Ce qu'il faut, c'est préparer les jeunes Français à assumer la France de demain et nous avons de gros progrès à faire. Mon premier souci c'est la lutte contre l'illettrisme. On n'en parle pas, cela fait partie de ces vices cachés.

A. ADLER - On dit même que l'OCDE a laissé tombé une statistique qui était très difficile pour la France et qu'on l'a cachée.

LE PRÉSIDENT - Oui, je crains que cela ne soit vrai.

G. DURAND - Vous confirmez, Monsieur le Président ?

LE PRÉSIDENT - Je le confirme. C'est une honte. Vous savez aujourd'hui, il n'y a plus de métier que l'on puisse exercer lorsqu'on ne sait pas lire et écrire. Il y a 30 ans, il y avait des quantités de métiers qu'on faisait sans savoir lire et écrire, et donc, un illettré était quelqu'un qui était tout de même un peu déshérité mais qui avait sa place dans la société. Aujourd'hui c'est fini, il est automatiquement marginalisé. Il y a la nécessité d'avoir une égalité des chances. Comment peut-on accepter qu'un grand nombre d'enfants entre en 6ème sans posséder réellement des notions solides de lecture, d'écriture ou de mathématiques. C'est une rupture formidable de l'égalité des chances, il faut y répondre. Nous avons un accès privilégié à la culture .

Il y a un peu plus de 100 ans, on a donné l'accès de tous aux disciplines du raisonnement, enfin aux disciplines intellectuelles. Mais aujourd'hui, celui qui n'est pas dans des conditions privilégiées n'a aucun accès à la culture. Regardez un pays comme l'Italie, qui a une Histoire très récente par rapport à l'ancienneté de l'Histoire de France, les petits Italiens à l'école ont un enseignement artistique très poussé. Résultat : ils ont la conscience d'appartenir à une même culture, c'est un élément de cohésion sociale et d'ouverture d'esprit considérable et de cohésion nationale. Nous devons impérativement faire la réforme des rythmes scolaires et développer l'accès de tous à la culture par les enseignements artistiques. C'est nécessaire pour l'esprit des enfants et leur adaptation au monde moderne, c'est nécessaire pour la cohésion nationale. Vous parliez de l'identité, il faut que les enfants connaissent notre histoire, connaissent nos arts, notre musique, notre littérature, etc.

A. ADLER - Et la déclaration des Droits de l'Homme.

LE PRÉSIDENT - La déclaration des Droits de l'Homme, mais cela c'est l'éducation civique dont j'ai parlé. Nous n'aurons pas une morale publique, je le répète, si nous n'avons pas une vraie éducation civique. Je ne parle pas de la modernisation nécessaire dans l'enseignement professionnel, ni de l'université, faute de temps. Mais là aussi, il y a un grand chantier qui est indispensable si on veut donner à tous nos enfants l'égalité des chances. Cela aussi, c'est un grand principe républicain qui fait partie des fondements de notre civilisation et qu'il faut respecter.

C'est aussi, je le disais tout à l'heure, l'accès à la citoyenneté et qu'est-ce que nous voulons ? Nous sommes un pays d'intégration, un pays de citoyenneté, mais l'accès à la citoyenneté c'est naturellement l'école qui le donne dès le départ, fait par son enseignement culturel, technique, scientifique, civique. Nous avons des maîtres exemplaires, je crois qu'on peut le dire.

G. DURAND - -Il y a eu d'ailleurs une période difficile..

LE PRÉSIDENT - Il y a eu d'ailleurs une période difficile. Nous avons une gestion de l'Education Nationale qui n'est pas exempte de défauts et qui, il faut bien le reconnaître a une allure un peu gigantesque et donc peu efficace. Il y a probablement des choses à faire. Il faut probablement déconcentrer davantage, il y a des choses à faire. Mais il faut surtout donner l'égalité des chances à tous les enfants.

On parlait de la violence. Mme Jacquemin parlait de la violence dans les ghettos, dans les quartiers difficiles, dans les endroits où il y a beaucoup d'enfants malheureux. Mais s'il y avait une école qui soit susceptible d'accueillir ces enfants, de respecter les principes d'intégration qui sont le contraire de la cohabitation de collectivités séparées, qui ne sont pas du tout dans la tradition française, s'il y avait une école capable de le faire, les trois quarts, les quatre cinquièmes des problèmes d'inadaptation, de violence, d'économie mafieuse, de drogue, seraient réglés. L'éducation c'est essentiel, surtout dans un pays d'intégration et de citoyenneté comme la France. C'est pour cela que je vous dis qu'il faut que nous retrouvions les valeurs de notre démocratie.

Ces réformes, c'est une tâche historique. Je disais tout à l'heure à M. Adler, et je vais conclure avec cela, qu'il nous faut réaffirmer l'identité de la France, qu'il nous faut réaffirmer nos valeurs républicaines, qu'il faut que la France soit à nouveau exemplaire, qu'elle soit à nouveau comme elle le fut longtemps dans son histoire : regardée, imitée. C'est cela notre ambition.

Il nous faut également adapter notre société à son temps, elle est aujourd'hui inadaptée, sclérosée, il faut la remettre en mouvement, l'adapter. Il faut que les Français et les Françaises qui veulent écrire leur propre histoire, puissent le faire et non pas subir.

Cela, c'est tout à fait capital et pour ma part, je le dis ce soir, je le fais régulièrement. J'appelle toutes celles et tous ceux qui ont cette conviction que nous devons à la fois renforcer l'identité de la France et adapter notre pays aux besoins des Français et du monde d'aujourd'hui, je les appelle à se rassembler et à m'accompagner dans cette conquête d'un nouvel humanisme. C'est la vocation de la France.

G. DURAND - Je vous remercie, Monsieur le Président, je suppose aussi, le fait que vous ayez, comment dirai-je, parlé relativement peu ces derniers mois...

LE PRÉSIDENT - Je croyais que vous disiez ce soir...

G. DURAND - Non, non pas du tout. Est-ce que vous avez le sentiment d'avoir un peu changé justement cette communication, comment dirais-je, présidentielle, qui est un peu lointaine ?

LE PRÉSIDENT - Je vous en laisserai juge.

G. DURAND - Donc vous répondrez plus aux invitations de nos confrères, des autres chaînes, etc ?

LE PRÉSIDENT - Le cas échéant.

G. DURAND - Merci mille fois. C'était donc cet entretien avec le Président de la République. Monsieur le Président, merci.





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