Interview du Président de la République au "Time Magazine"

Interview accordée par M. Jacques CHIRAC, Président de la République, au "Time Magazine"

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Palais de l'Élysée, Numéro daté du lundi 4 décembre 1995

TIME - Monsieur le Président, c'est sous votre mandat que la France entrera dans le troisième millénaire. Quels sont vos principaux objectifs ?

LE PRÉSIDENT - Le monde bipolaire que nous avons connu n'existe plus, et le monde sera demain multipolaire. L'un des pôles essentiels sera l'Europe. Je crois que le premier objectif, pour le septennat, c'est de réussir l'Union européenne. Le deuxième objectif, c'est la modernisation de l'Alliance atlantique et de l'OTAN, et la création d'un pilier européen de défense. Le troisième objectif, c'est de développer la solidarité entre l'Europe et deux zones qui y sont liées : la zone méditerranéenne et l'Afrique. Le quatrième objectif est de prendre conscience de certains grands problèmes, tels l'aide au développement, le chômage, la stabilité monétaire, la drogue, le terrorisme, et d'essayer de leur apporter une solution.

TIME - Quels sont les atouts de la France face à ces défis ?

LE PRÉSIDENT - Elle a des atouts importants : elle la quatrième puissance économique et commerciale du monde, elle est l'un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, c'est une puissance nucléaire, et le premier contributeur de troupes à l'ONU. Nous ne sommes pas un pays moyen. Elle a également une vieille tradition humaniste et universaliste très attachée aux Droits de l'Homme et à la démocratie.

TIME - Peut-on imaginer un avenir pour la France en dehors de l'Europe ?

LE PRÉSIDENT - Non ! Regardez les grandes tendances, tout montre que l'on va vers des ensembles plus grands. Il n'est pas possible pour un pays d'être tout seul s'il veut rester grand et fort.

TIME - Certains craignent que la monnaie unique ne limite la souveraineté de la France. Qu'en pensez-vous ?

LE PRÉSIDENT - Premièrement, je voudrais vous dire que, moi, je ne suis pas un idéologue, je suis un pragmatique. La monnaie unique, qu'est-ce que c'est ? C'est simplement la forme achevée de la stabilité du change. Or la France a toujours affirmé la nécessité de changes stables. La monnaie unique, derrière les passions et les polémiques des campagnes, c'est en réalité tout simplement le retour à des changes fixes, ce qui, à nos yeux, est une nécessité. Cela ne met pas du tout en cause la souveraineté de la France.

TIME - La plupart des pays de l'Union européenne, dont la France, ne satisfont pas encore les critères de Maastricht. Ne serait-il pas souhaitable de retarder la mise en application de la monnaie unique ou d'assouplir les critères de convergence ?

LE PRÉSIDENT - Non, les critères sont ce qu'ils sont, mais ils expriment simplement la nécessité d'avoir des comportements de gens responsables et sérieux. Si bien que, pour ma part, je ne suis pas du tout d'avis de changer quoi que ce soit. Alors vous dites : "reporter". Je regrette que la France de 1993 n'ait pas fait comme l'Allemagne ou le Royaume-Uni, c'est-à-dire commencé sont effort d'ajustement, notamment pour diminuer ses déficits. Cela nous oblige à faire en deux ans et demi ce que les autres ont fait en cinq ans. Evidemment, c'est beaucoup plus difficile. Surtout après quatorze ans de gestion laxiste, c'est-à-dire qui consiste à dépenser plus qu'il n'est raisonnable, ce qui a fini par accumuler des déficits et des dettes, qui sont une vraie faiblesse.

TIME - Quel avenir voyez-vous pour une Alliance atlantique sous l'égide des Etats- Unis ?

LE PRÉSIDENT - Je suis naturellement très favorable à l'Alliance atlantique. Aujourd'hui, elle doit connaître une modernisation, notamment sur deux plans.

D'une part, il faut qu'il y ait une véritable défense européenne, car il n'y a pas de civilisation qui puisse vivre très longtemps si elle n'est pas capable de se défendre. Je crois qu'autour de l'Union de l'Europe occidentale doit se créer une sorte de pilier européen de défense, naturellement lié avec le pilier américain dans le cadre de l'Alliance atlantique. D'autre part, il est évident que l'Alliance atlantique doit s'élargir à l'Est. Je dis simplement : attention de faire en sorte qu'un accord avec les Russes permette un élargissement qui n'ait pas pour résultat soit de faire peur aux Russes, soit d'humilier les Russes.

La Russie est une grande puissance, c'est un grand peuple et il faut le traiter avec considération et respect.

TIME - Comme décririez-vous les rapports entre la France et les Etats-Unis ?

LE PRÉSIDENT - Je trouve que les rapports entre les Etats-Unis et la France, en dehors de quelques crises qui sont superficielles - c'est comme quand on a un petit bouton, ce n'est pas parce que l'on a un petit bouton qu'on est malade, mais ça gratte - je trouve que ces relations ont toujours été et sont excellentes et qu'elles le resteront parce que c'est dans la nature des choses. On ne va pas changer deux siècles d'histoire.

TIME - Cependant, n'y a-t-il pas quelques problèmes ?

LE PRÉSIDENT - Je ne vous le cache pas, je suis très inquiet devant l'isolationnisme de l'actuel Congrès américain. Déjà, il faut savoir que, en ce qui concerne l'aide au développement, pour un PIB à peu près équivalent, l'Union européenne dépense à peu près 31 milliards de dollars par an et les Etats-Unis, 9 milliards.

C'est tout à fait impossible d'imaginer que l'Amérique veuille toujours tout décider et payer de moins en moins. Celui qui paie a le pouvoir politique, en fin de compte. J'espère que le Président Clinton réagira contre cette fâcheuse tendance à une espèce d'isolationnisme très dangereux pour tout le monde.

TIME - Craignez-vous l'impérialisme culturel américain ?

LE PRÉSIDENT - Non, pas du tout, d'abord parce que les Américains font des choses fantastiques en matière de culture dans bien des domaines. Mais, en revanche, je ne veux pas que, pour des raisons économiques, et qui n'ont rien de culturel, la culture européenne soit stérilisée ou effacée par la culture américaine. C'est la raison pour laquelle je suis pour l'exception culturelle, et je suis notamment pour les quotas de production et de diffusion. Je suis très ferme sur ce point.

TIME - Que pouvez-vous faire pour remédier au fléau du chômage ?

LE PRÉSIDENT - Je crois d'abord qu'il n'est pas possible d'imaginer que l'on ne sorte pas de la crise actuelle, parce que le chômage est un drame qui affaiblit une société économiquement, mais aussi psychologiquement. Par conséquent, je suis sûr que l'on trouvera les adaptations nécessaires pour revenir à une situation à peu près normale. Car il y a beaucoup de variables sur lesquelles on peut jouer. Il y a le temps de travail, il y a les nouveaux métiers. La moitié des métiers qui seront exercés dans dix ans ne sont pas aujourd'hui connus. Il y a la nécessité de vaincre un certain nombre de conservatismes et en particulier la nécessité que les grandes organisations syndicales ou professionnelles comprennent qu'il vaut mieux dépenser de l'argent pour que les gens travaillent, plutôt que de le dépenser pour qu'ils ne travaillent pas.

TIME - Qu'est-ce qui vous a le plus surpris dans la réaction internationale contre la reprise des essais nucléaires ?

LE PRÉSIDENT - J'imaginais que les réactions à ces essais seraient vives, notamment en raison de certaines organisations qui ont pour vocation d'alimenter ce type de réactions, mais je crois qu'on les a beaucoup exagérées. Je prendrai comme exemple : nous avons suivi extrêmement attentivement tout ce qui concernait les ventes françaises à l'étranger et nous nous n'avons observé aucune trace d'une réaction dans ce domaine. En 1992, la France a interrompu ses essais pour des raisons politiques avant le terme de notre programme. Il nous fallait pourtant en réaliser un certain nombre indispensable afin d'assurer la sécurité et la fiabilité de notre arsenal. C'était donc une nécessité.

Ensuite permettez-moi de vous rappeler que la France , non seulement signera le traité d'interdiction des essais nucléaires, mais s'est encore déclarée, la première, favorable à l'option zéro, c'est-à-dire l'interdiction de tous les tests, même ceux de faible puissance.

TIME - Comment expliquez-vous votre mauvais score dans les sondages actuellement ?

LE PRÉSIDENT - Vous savez, moi, je n'ai jamais regardé les sondages, pour deux raisons : la première, c'est que je pense qu'ils se trompent en général ; la deuxième, c'est parce que je pense qu'un homme politique doit être un "leader" et non pas un "follower". C'est-à-dire qu'il doit se déterminer en fonction des engagements qu'il a pris, de l'idée qu'il se fait de l'avenir, de sa vision du pays, et non pas de l'opinion publique. Alors en ce qui me concerne, j'ai sept années devant moi et une grande détermination, et ce n'est pas un sondage, naturellement, qui va me faire douter.

TIME - Donc, la situation peut se renverser ?

LE PRÉSIDENT - (sourire) J'en suis tout à fait certain. Je suis optimiste. C'est dans ma nature.





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