Allocution du Président de la République lors de la séance inaugurale du colloque "Trois espaces linguistiques face à la mondialisation".

Allocution de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, lors de la séance inaugurale du colloque "Trois espaces linguistiques face aux défis de la mondialisation".

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La Sorbonne, Paris, le mardi 20 mars 2001

Messieurs les Présidents, Messieurs les Secrétaires généraux, Monsieur le Directeur général de l'Unesco, Monsieur le Recteur, Mesdames, Messieurs,

Je souhaite d'abord remercier et saluer mon ami, le Président Joaquim Alberto CHISSANO, Président de la République du Mozambique. Et vous me permettrez, cher Ami, d'évoquer un court souvenir personnel. C'était en juin 1998. Vous m'aviez invité au Mozambique. Et comme il est de tradition dans ces voyages, je devais rencontrer la communauté française au Centre culturel. Et vous aviez tenu à venir saluer personnellement, ce qui n'est pas la tradition, les Français de Maputo, vous aviez tenu à leur dire, dans un français impeccable, votre désir de voir le Mozambique associé à l'aventure francophone. Et nous avions été très touchés, venant de vous, qui vous exprimez indifféremment et parfaitement dans deux grandes langues africaines et quatre grandes langues européennes. C'est quelque chose qui nous avait fait un particulier plaisir et je suis heureux de vous voir aujourd'hui représentant la communauté lusophone.

Je salue également le Président Gustavo NOBOA, Président de la République de l'Équateur et je lui souhaite la bienvenue en France. Votre présence à Paris, Monsieur le Président, nous honore. Vous portez la voix des hispanophones, et d'abord de ceux d'Amérique latine. Votre pays incarne la pluralité des peuples et des cultures. Je vous remercie de participer à cette rencontre.

Rencontre qui se tient à un moment critique. En cette " Année du dialogue entre les civilisations ", des hommes ont entrepris d'effacer les témoignages du dialogue engagé au Gãndhãra par l'Orient et l'Occident, voici plus de 2000 ans. Avec les Bouddhas de Bamyan vieux de quinze siècles, ce sont aussi les trésors du Musée de Kaboul, du Musée de Ghazni, du Musée de Hérat qui sont hélas saccagés : les torses gréco-bouddhiques, les Bodhisattvas à visage d'Aphrodite ou de Ganymède qui évoquaient la rencontre des soldats d'Alexandre avec les cavaliers des steppes et les ascètes de l'Inde. Tout cela rejeté dans le néant.

Monsieur le Directeur général de l'Unesco, je salue vos efforts et ceux de votre envoyé spécial, l'ambassadeur Pierre LAFRANCE. L'irrémédiable a été accompli, c'est vrai, mais nous devons continuer à agir, au nom de la civilisation, avec l'espoir de sauver ce qui peut encore l'être.

Acte barbare et injustifiable, ces destructions sont inspirées par l'obscurantisme qui conduit aussi à l'inacceptable et honteuse humiliation des femmes et à la répression des libertés en Afghanistan. À ceux qui hésitent, à ceux qui doutent, elles rappellent les dangers du fanatisme et le devoir de tolérance. Le monde a besoin de nouer les fils d'un dialogue confiant entre les civilisations. Où chacun se sente respecté dans ce qu'il a de plus cher : ses convictions, ses racines, ses traditions. Mais où chacun aborde l'autre, celui qui vient d'ailleurs ou du passé, dans un esprit d'ouverture et de déférence. Un dialogue qui prévienne l'autisme culturel, les rébellions contre la modernité.


Notre rencontre doit y contribuer. En notre nom, j'en remercie l'artisan, notre ami Boutros BOUTROS-GHALI. Aujourd'hui, cher Boutros, je souhaitais vous rendre hommage car, depuis le sommet de Hanoi en 1997, vous avez inventé et pleinement affirmé la fonction de Secrétaire général de la Francophonie.

Monsieur le Secrétaire général, qui mieux que vous pouvait saisir les enjeux de la diversité au nom de la Francophonie ? Chrétien en terre d'Islam, fils de ces Coptes qui nous relient à l'Égypte ancienne, francophone en terre arabophone, Africain d'Orient, artisan de la paix lorsqu'elle semblait insaisissable, vous êtes par naissance et par culture à la croisée des chemins. Vous êtes l'homme des conciliations improbables. À la tête de la Francophonie, vous n'avez de cesse d'organiser le front commun des civilisations contre le risque d'uniformisation que porte la mondialisation.


Vous et moi, cher Boutros, nous partageons la même conviction. Dans un monde de plus en plus ouvert aux idées aussi bien qu'au commerce, aucune collectivité ne survivra repliée sur elle-même. Réussir dans la mondialisation, c'est s'ouvrir aux échanges et apporter au monde autant que l'on reçoit du monde. Un déficit commercial prolongé affaiblit un pays. Mais un déficit durable dans les échanges d'idées produit des effets bien plus pernicieux encore. Face à la puissance d'un système dominant, il appartient aux autres de se réunir et de se rassembler pour restaurer l'égalité des chances et faire entendre leur voix.

La Francophonie ne saurait mener seule ce combat qui n'est pas le combat de la seule Francophonie. Ce qui a réuni les francophones et fonde leur action aujourd'hui -l'esprit de solidarité, la passion de la diversité, la volonté d'une mondialisation au bénéfice de tous, le souci de préserver toutes les chances pour l'avenir- a aussi réuni d'autres familles linguistiques et culturelles, avec des traits communs, avec les mêmes desseins.

Il y a bientôt un an, à votre initiative déjà, l'Institut du monde arabe accueillait la première rencontre entre arabophones et francophones. Aujourd'hui, le dialogue des cultures franchit une nouvelle étape. Nous engageons le rapprochement, naturel, évident, fraternel, de nos communautés hispanophone, lusophone, francophone et même italophone, puisque nous comptons parmi nous le Secrétaire général de l'Union latine.

À travers nos cinq organisations, 79 États et gouvernements, de tous les continents, représentant un milliard 200 millions de femmes et d'hommes, témoignent de leur volonté de rester eux-mêmes, de mettre la mondialisation à leur main, de peser de tout leur poids politique, économique, démographique. Au-delà des enjeux immédiats, nous avons en commun une vision du monde. Notre alliance, c'est l'espoir et la volonté de mieux la réaliser. En effet, que voulons-nous ?


Nous voulons un monde en paix. La paix intérieure d'abord, pour tous les États qui abritent des communautés distinctes par la langue, la religion, l'origine ethnique, la culture. Des communautés pour qui, souvent, nos trois langues ne sont pas les langues maternelles, mais un héritage subi avant d'être assumé. Des communautés dont souvent l'une fut envahie par l'autre et parfois se sent encore meurtrie.

L'expérience nous enseigne que le développement économique ne suffit pas à assurer une coexistence harmonieuse. Il faut aussi des institutions qui organisent le dialogue, la transmission des valeurs, la cohabitation des cultures, qui garantissent le respect des minorités et le respect des plus vulnérables.

La France, qui s'est construite par l'affirmation d'une identité nationale unique, sait combien il est difficile à trouver, cet équilibre entre un communautarisme réducteur et un individualisme mutilant. Nous gagnerions à échanger nos expériences nationales sur ce sujet pour ne pas rester enfermés dans nos problèmes et trouver dans la confrontation des points de vue des solutions nouvelles.

La paix internationale aussi. Je ne partage pas la crainte d'un " choc des civilisations ", d'un affrontement nécessaire entre grandes aires culturelles, après l'affrontement des nationalités. Je crois même aux vertus du grand brassage des hommes et des idées, à la faveur des progrès technologiques, pour donner à chacun la notion de sa juste place et de celle de l'autre. Mais je constate que bien des conflits se nourrissent non seulement de la volonté de puissance et de l'appropriation des ressources, mais aussi de l'intolérance, des préjugés entre peuples voisins aux histoires et aux traditions rivales. Et je suis sensible au potentiel déstabilisateur d'un monde où se heurteraient sans frein des ambitions universalistes concurrentes.

Comment être plus efficaces face aux conflits armés, par des médiations, des processus de paix ? Comparons nos expériences et unissons nos efforts, par des programmes d'échanges et de coopération. À l'ONU, concertons-nous davantage et agissons ensemble sur des projets communs. Décidons par exemple que nos pays, ratifiant ensemble le statut de la Cour pénale internationale, provoqueront dès 2002 son entrée en vigueur. La France le proposera à ses partenaires lors du Sommet francophone de Beyrouth.


Nous voulons un monde où s'incarne notre idéal humaniste. Un monde qui respecte les droits de l'Homme et la démocratie, comme l'ont affirmé les francophones, récemment, à Bamako. Un monde qui maîtrise les fléaux et les excès de la mondialisation ; qui en réduise les inégalités et les risques ; qui en freine les appétits prédateurs. Solidarité nord-sud, développement durable, préservation et répartition des ressources naturelles, protection de l'environnement et de la biodiversité, respect de la bioéthique : dans tous ces domaines, la confrontation des modes de raisonnement, des systèmes d'organisation, des valeurs, des aspirations et des sagesses peut offrir des solutions inédites.

Les civilisations premières tiennent ici une place particulière. Elles sont menacées d'extinction, alors que devient plus urgente l'élaboration d'une nouvelle éthique planétaire capable de gérer l'avenir de l'homme en gardant en mémoire son origine et ses liens avec le milieu naturel dont il ne peut pas se dissocier. Et je me réjouis que tant de nos pays aient engagé l'indispensable travail de mémoire pour les reconnaître, consacrer leur apport au génie de l'humanité, organiser leur représentation. Nous qui, pour beaucoup, comptons en notre sein des communautés premières, unissons-nous pour faire adopter par l'ONU cette Déclaration des droits des peuples premiers qui n'a encore que trop tardé.


Nous voulons un monde qui célèbre sa diversité dans l'expression des valeurs universelles.

Cela passe d'abord par la bataille des langues. Il nous faut réaffirmer solidairement le principe du multilinguisme dans la société internationale. Veillons à ce que nos langues gardent droit de cité dans les négociations internationales. C'est un préalable. À condition que nous soyons vigilants, notre nombre et notre influence peuvent faire la différence. Et je propose que nous nous retrouvions systématiquement dans chaque organisation multilatérale pour y faire valoir ce droit.

Nous devons instituer un véritable plurilinguisme dès l'école. Ce combat, nous sommes quelques-uns à l'avoir engagé au sein de l'Union européenne. Et nous devons maintenant l'étendre à tous nos pays. Il s'agit d'organiser, dès le plus jeune âge, l'enseignement d'une langue étrangère puis, dès le collège, d'une deuxième langue étrangère. Il s'agit d'éveiller, chez les générations à venir, la curiosité de l'Autre, de leur permettre de vivre la langue, non plus comme l'obstacle qu'elle demeure trop souvent, mais comme une invitation à la rencontre.

L'accès universel à l'information est devenu l'une des clés de la modernité. Nous devons investir massivement les réseaux de l'information et réussir ce défi : la démocratisation des nouveaux outils de la communication et notamment d'internet.

Je propose la création d'un portail des Cultures latines sur internet, qui fasse le lien entre nos sites culturels et scientifiques. Il permettrait à chacun d'accéder gratuitement à tous les trésors de nos domaines publics : bibliothèques, médiathèques, cinémathèques, musées, universités, établissements scientifiques. Nos organisations peuvent être les initiatrices de ce réseau du patrimoine et du savoir.


C'est aussi, et peut-être d'abord, sur le terrain économique et commercial que nous devons nous mobiliser. La diversité culturelle a rejoint l'environnement, les normes du travail et les pratiques anticoncurrentielles parmi les enjeux de la libéralisation du commerce et de l'investissement. Signe des temps : il y a un an, au Sommet d'Okinawa, les chefs d'État et de gouvernement du G8 ont abordé cette question.

Nous portons le même regard sur la création et la culture. Je pense à vous, Jorge SEMPRUN, qui nous ferez l'honneur de clore cette rencontre. Grand écrivain qui mêle les cultures hispanophone et francophone, vous êtes vous aussi un passeur. L'un de vos livres, " L'écriture ou la vie ", me vient à l'esprit. L'écriture ou l'art, pour vivre ou survivre, pour dénoncer, crier sa souffrance ou sa joie, soupirer d'amour, prendre à témoin, garder espoir. Décidément, non, la création ne sera jamais un produit comme les autres. Elle est d'une autre nature, d'une autre essence. Elle obéit à une autre nécessité : celle de l'âme. Elle doit être soutenue.

Bien sûr, la culture se diffuse aussi par les canaux du commerce et doit circuler librement. Bien sûr, la mondialisation a bouleversé la conception et le rôle des États comme elle a bouleversé les notions d'espace et de temps, comme elle estompe les frontières physiques et les souverainetés. Mais il revient à l'État d'organiser un environnement juridique, fiscal, social, intellectuel ou industriel qui favorise l'épanouissement des oeuvres. Il lui revient d'aider la production et l'exportation culturelles qui, lorsqu'elles empruntent la voie de la création originale et naissent d'une autre langue que l'anglais, ne franchissent pas aisément le seuil de la rentabilité. Il revient à nos États d'examiner ensemble comment mieux soutenir la production des cinémas et des télévisions de langues latines. Il leur revient de s'unir résolument, pour préserver la diversité culturelle à l'Organisation mondiale du commerce.

Allons plus loin, et faisons reconnaître par l'UNESCO ce droit à la diversité culturelle. Un groupe d'États, dont la France, réfléchit à une déclaration universelle qui en constituera l'acte fondateur. Il faut l'appuyer.

Sur tous ces sujets, il nous faut des projets concrets et je propose que nos cinq Secrétaires généraux scellent notre alliance par un accord qui précisera les domaines de coopération et établira le suivi de leur réalisation.


Messieurs les Présidents, Mesdames et Messieurs,

Préserver la diversité des langues et des cultures, comme la diversité des espèces vivantes, sera l'une des grandes tâches de ce siècle. Le monde de demain, nous le voulons riche, foisonnant, multiple, créatif. Parce que telle est la grandeur du vivant et tel est le génie de l'humanité. Parce que le progrès naît de la confrontation des idées et des valeurs, du dialogue des civilisations.

Et nous, communautés linguistiques de tradition latine, nous le savons bien. De par nos origines, nos histoires, avec leurs tragédies mais aussi leur grandeur. Mieux que d'autres, nous savons combien l'on apprend et combien l'on gagne par le dialogue pacifique des peuples.

Il y a bientôt deux ans, j'étais l'invité du Président Fernando Henrique CARDOSO à Rio lorsque Carlos FUENTES reçut le Prix de la latinité, décerné pour la première fois. Je me rappelle par quels mots Carlos FUENTES évoqua alors le rôle à venir de notre grande communauté latine. "Elle est, cette Communauté, disait-il, la somme de ses parties. Elle inclut et jamais n'exclut. En ne méprisant personne, elle nous libère tous. Elle doit être la caravelle, le vaisseau-amiral d'un XXIe siècle qui sera divers ou ne sera pas".

Jadis à la Sorbonne, écoliers et clercs, venant des quatre coins de l'Europe, de Cracovie, Bologne, Salamanque, Coïmbra, Cambridge, Heidelberg, se retrouvaient pour dialoguer dans cette langue latine qui leur était commune et qui continue de vivre à travers nos héritages respectifs. De leurs échanges naquit une vision du monde pétrie de science, de raison, de liberté. Puissent notre réunion, les projets qu'elle va lancer, les résolutions que nous adopterons, esquisser un humanisme universel. Un humanisme pour le XXIe siècle !

Je vous remercie.





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