Éloge funèbre prononcé lors des obsèques de M. Jacques CHABAN-DELMAS.

Éloge funèbre prononcé par M. Jacques CHIRAC, Président de la République, lors des obsèques de M. Jacques CHABAN-DELMAS.

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Église Saint Louis des Invalides, Paris, le mardi 14 novembre 2000

Madame, Mesdames et Messieurs,

C'est l'émotion, c'est l'amitié, et, pour beaucoup d'entre nous, le sentiment d'un compagnonnage plus fort que la mort qui nous rassemblent autour du souvenir de Jacques Chaban-Delmas.

Plus que d'autres, qui contribuèrent, avec lui, à donner à ce siècle son visage, il était ardent, enthousiaste, aimant les êtres et les choses autant que les idées. Ce qui nous étreint aujourd'hui, et ce qui touche beaucoup de Français, c'est la certitude d'avoir perdu en Jacques Chaban-Delmas un homme de coeur, un homme de conviction et de courage, un homme de passion partagée.

C'est au lendemain du trentième anniversaire de la mort du général de Gaulle qu'il a quitté ce monde, un monde dont il disait volontiers qu'il en savourait chaque minute, comme si, une dernière fois, il avait voulu rejoindre son modèle.

A l'exemple de Charles de Gaulle, Jacques Chaban-Delmas avait la passion de la patrie. Pour le jeune officier, l'engagement dans la Résistance, dès décembre 1940, relevait de l'évidence. Sous le pseudonyme de " Lakanal ", le lycée de sa jeunesse, puis de " Chaban ", qui deviendra son nom parce que cette vie pleine de risques et de dangers est pour lui comme une seconde naissance, il fera du renseignement sur l'industrie, avant de prendre dès 1942 des responsabilités militaires. Le tout nouvel inspecteur des finances va être, à partir de mai 1944, le Délégué militaire national clandestin, chargé d'assurer la liaison entre le Haut commandement interallié du général Koenig et les Forces Françaises de l'Intérieur. C'est à ce titre qu'il sera fait, à 29 ans, général de brigade, marchant sur les traces de ces généraux de la Grande Armée napoléonienne qui alliaient si souvent l'héroïsme et la jeunesse. En l'occurrence, la Grande Armée, c'est l'Armée des Ombres, réduite par le nombre de ses soldats mais immense par la force de leur courage et de leurs idéaux. Le 25 août 1944, Jacques Chaban-Delmas descendra les Champs-Élysées aux côtés du général de Gaulle, communiant avec le pays, partageant la joie de la France et sa fierté.

La France, il allait continuer à la servir en servant l'État. Plusieurs fois ministre sous la IVe République, portant les couleurs du Rassemblement du Peuple Français, Jacques Chaban-Delmas fut, après la tourmente de 1968, Premier ministre du Président Georges Pompidou pendant les années cruciales où il fallut aider notre pays à changer d'époque et à prendre résolument la voie de l'Union européenne.

Il fut aussi, et par trois fois, Président de l'Assemblée nationale, fonction éminente de la République qu'il sut faire vivre avec autant d'éclat et d'autorité que de diplomatie et de respect de l'autre. Pendant 15 ans, et notamment de 1958 à 1969 sous la présidence du général de Gaulle, il incarna avec force, avec exigence, le pouvoir législatif, faisant de sa fonction, en grand démocrate, un magistère et une référence.

Pourtant, quelques brillantes et accaparantes aient été ses responsabilités à Paris, Jacques Chaban-Delmas appartenait encore et toujours à Bordeaux, sa deuxième passion après celle de la France. Évoquant sa relation avec cette ville dont il devint le maire en 1947, il parle d'une " ferveur partagée pendant un demi siècle ". C'est bien de cela qu'il s'agit : d'une rencontre, d'une séduction réciproque, d'une longue vie commune, avec ses difficultés, mais aussi ses joies, ses succès, ses moments de plénitude. Il ne m'appartient pas de rappeler ici tout ce qu'il a accompli à Bordeaux. Je dirai simplement qu'il transforma le visage de sa ville, mais aussi son esprit, son rapport à son temps. Mais au-delà des réalisations multiples, dont le Centre d'art plastique contemporain, le quartier du Lac, celui de Meriadeck, et bien sûr le magnifique pont d'Aquitaine sont autant de symboles, Jacques Chaban-Delmas donna tout son sens et toute sa portée à une démocratie locale assumée et réussie. Écoutant et respectant ses adversaires comme ses alliés, écoutant surtout les femmes et les hommes de sa ville, de sa région, dans un dialogue simple et chaleureux jamais interrompu, il connaissait les attentes et les espoirs de ceux dont il avait la charge. Il savait que les meilleures décisions sont celles qui se prennent sur le terrain, en exerçant une autorité humaine, et non une autorité hautaine. Bien sûr, le fait d'être un grand sportif, et en particulier international de rugby, l'avait aidé à trouver le chemin des coeurs, mais c'est très naturellement, toute sa vie et en tous lieux, que Jacques Chaban-Delmas parlait le langage de la fraternité.

Cette compréhension des autres, cette proximité participaient d'une autre passion, et non la moindre, la passion de son temps. Déjà, à l'époque où il commença sa vie publique, époque de componction et de raideur, il était la rapidité, le mouvement, le dynamisme, comportement qui reflétait une attitude de l'âme : la capacité à s'engager, à se lancer, à bouleverser les habitudes, à modifier les lignes.

En précurseur, il avait compris que notre société moderne ne serait pas celle des certitudes acquises une fois pour toutes, des manichéismes, des idéologies en blanc et noir. Il savait que certains grands projets, pour réussir, doivent dépasser les clivages et rassembler des majorités d'opinion et d'enthousiasme. Il savait que le débat démocratique ouvert et respectueux de l'autre est une richesse, mais aussi un moyen efficace pour faire avancer des idées et faire triompher des convictions. Il savait que les sociétés, comme toute création humaine, peuvent se paralyser si elles ne secouent pas leurs archaïsmes, leurs conservatismes, et n'acceptent pas les réformes nécessaires. La " Nouvelle Société " qu'il appela de ses voeux était une société plus juste, plus solidaire, une société humaniste, une société résolument moderne mais dotée de ce " supplément d'âme " sans lequel il ne pouvait pas vivre. Aujourd'hui, en ce début de XXIe siècle, Jacques Chaban-Delmas nous montre le chemin.

Madame, Mesdames et Messieurs, en ce jour de deuil, diverses images viennent à l'esprit et à la mémoire. Le jeune héros, le Compagnon de la Libération, coiffé d'un calot piqué de deux étoiles, marchant à la suite du général de Gaulle dans le bonheur de la victoire. Le maire dans sa ville penché vers les siens, donnant à chacun attention et écoute, avec, comme on disait à Bordeaux, " un vrai regard ". Le Président de l'Assemblée nationale, en habit, orchestrant le débat démocratique avec une bienveillante autorité. Un sourire lancé, en se retournant, sur les marches d'un perron monté quatre à quatre. Une voix singulière, qui nous confie : " j'avais deux amours, la France et Bordeaux. J'avais un exemple, de Gaulle. Un projet : apporter à mon pays davantage de justice sociale et d'équité ". Cette voix s'est tue mais nous l'entendrons longtemps dans nos coeurs.





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