Intervention du Président de la République à l'issue de la table ronde organisée sur le thème "L'Espagne et la France aux carrefours de la modernité" à madrid.

Intervention de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'issue de la table ronde organisée sur le thème "L'Espagne et la France aux carrefours de la modernité".

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Casa de Velazquez, Madrid, Espagne, le lundi 4 octobre 1999

Monsieur le Ministre,

Monsieur le Directeur, merci de votre accueil,

Monsieur le Rapporteur, merci pour vos propos,

Mesdames et Messieurs,

Je vous remercie de m'avoir invité à conclure avec vous ce colloque consacré au dialogue entre l'Espagne et la France. Vous avez évoqué les pages heureuses ou moins heureuses de cette relation forte et singulière qui a toujours existé entre nos deux pays. Vous avez, je le comprends, réfléchi au renouveau de ce dialogue à la lumière des extraordinaires évolutions qui marquent la société espagnole depuis une génération. Vous avez enfin placé notre relation dans la perspective naturelle d'un projet européen. Cette Europe qui fut le champ de notre rivalité et qui est, désormais, notre avenir partagé.

Je voudrais remercier, en notre nom à tous, notre ami Jorge Semprún, qui a préparé notre rendez-vous, comme il a animé l'Année culturelle franco-espagnole, et qui n'a pu être des nôtres aujourd'hui.

Je remercie enfin les quatre intervenants qui ont conduit vos débats et puis M. Joseph Perez, que je remercie de nous avoir présenté ses conclusions. C'est un tableau souvent sévère qui a été peint du siècle écoulé. Mais c'est un tableau lucide et juste, qui nous invite à vaincre les stéréotypes et les malentendus qui ont pesé sur les rapports entre deux peuples voisins, aux puissantes ambitions et à la forte personnalité.



Nous sortons d'un long temps de rendez-vous manqués, d'espérances déçues. Un temps où l'Espagne dut vivre aux marges de l'Europe.

Avec l'entrée de votre pays dans l'Union européenne, notre relation a été transformée. Depuis 25 ans, nos deux pays parlent le même langage et entretiennent un dialogue équilibré qui, années après années, est devenu plus intense et, je dirai, plus fraternel.

Désormais, tous les contentieux appartiennent au passé. Les préjugés s'effacent. Il ne reste plus entre nous que confiance grandissante et amitié, aussi. Jamais, notre relation ne fut meilleure dans notre histoire commune. Qu'il s'agisse de l'économie, vous l'avez évoqué, ou de la culture, nos convergences deviennent chaque jour davantage des projets communs.

L'image même que se renvoient nos deux peuples, nos opinions publiques, a changé et on le verra ce soir dans un intéressant sondage qui apporte le témoignage que c'est aujourd'hui la France qui est le pays le plus apprécié par les Espagnols. Quelle évolution ! Vos intervenants, vous m'avez dit, ont évoqué la " relation d'inégalité ", ressentie tour à tour par la France et l'Espagne. Ils ont souligné l'ambiguïté de cette image réciproque, longtemps faite à la fois de frustration et de rivalité, mais aussi de séduction et d'intérêt.

Aujourd'hui, ce sont bien la séduction et l'intérêt qui l'ont emporté. Et s'y ajoute, chez mes compatriotes, l'admiration profonde, le mot n'est pas trop fort, pour tout ce qui a été accompli en Espagne en si peu de temps. L'enracinement exemplaire de la démocratie. Vos succès économiques et sociaux, notamment dans le domaine de l'emploi. Cette image nouvelle de votre pays projetée dans le monde entier par de grandes manifestations, pour ne parler que des Jeux de Barcelone ou de l'Exposition universelle de Séville, qui ont fait ressortir la modernité et la remarquable vitalité de l'Espagne.

On parle chez nous de " miracle espagnol ", du " triomphe de l'Espagne ". Un grand hebdomadaire français titrait récemment : " L'Espagne qui gagne ". Je tiens à saluer cette nouvelle Espagne qui a su libérer l'extraordinaire dynamisme de son peuple. Qui a su prendre place parmi les tout premiers pays d'Europe et qui participe avec nous, depuis le 1er janvier, au succès historique que représente la création de notre monnaie, l'euro.

Nous, Français, mesurons d'autant mieux votre formidable essor que nous y sommes associés. Les principaux chiffres ont été rappelés ce matin. Ils soulignent la remarquable croissance de nos échanges, évoquée à l'instant par notre rapporteur, et aussi de nos investissements que de nombreux projets vont encore renforcer. Cette relation économique exceptionnelle instaure une véritable solidarité, naturelle, physique, entre nos deux pays.

Et je souhaite que, demain, nos grandes entreprises, avec d'autres partenaires européens, sachent constituer des groupes de dimension mondiale, notamment dans les industries de haute technologie, l'aéronautique, la défense, bien d'autres encore.



Mais notre partenariat est d'abord, et depuis très longtemps, intellectuel et culturel. Comme en témoigne la Casa de Velazquez qui nous reçoit aujourd'hui et qui a été pensée et voulue comme un trait d'union en esprit entre l'Espagne et la France. Je remercie son directeur, M. Jean Canavaggio, qui anime avec beaucoup de dynamisme et de qualités ce haut lieu de la création et du dialogue culturel hispano-français.

La culture est le socle de la relation entre les peuples. Pour parler ensemble, pour construire ensemble l'avenir, il faut le désir. Il faut se séduire et s'attirer mutuellement. C'est précisément ce que l'Espagne et la France n'ont cessé de faire, par delà les vicissitudes de l'histoire. Le lien intellectuel ne s'est jamais rompu grâce à l'intense dialogue entre nos créateurs. Bien des intellectuels et des artistes espagnols n'ont cessé, malgré les difficultés politiques, d'oeuvrer à notre rapprochement.

Depuis le retour de la démocratie, c'est un formidable vent de liberté qui a soufflé sur votre scène artistique et littéraire. Les Français, et tout particulièrement les jeunes, se sentent irrésistiblement attirés par l'effervescence de la création et de l'art espagnols.

Je pense peut-être d'abord à votre cinéma puisqu'en France les films de Pedro Almodovar et de Bigas Luna battent des records d'entrées et je sais qu'il y en a bien d'autres. Il y a un véritable engouement du public français pour le cinéma espagnol et pour ce mélange parfois détonant de provocation, de sensibilité, de tendresse. Pour cette manière originale, forte et subtile d'aborder les relations entre les êtres qui nous touche profondément. Et, aux yeux de millions de Français, Victoria Abril, Ana Belen et Penelope Cruz ont le sourire et le regard pétillant de cette Espagne sans cesse en mouvement.

Mais l'Espagne a aussi conquis mes compatriotes avec ses écrivains d'aujourd'hui. Camilo Jose Cela, Antonio Muñoz Molina, Manuel Vazquez Montalban et Arturo Perez Reverte, pour ne citer qu'eux, ont trouvé chez nous un très large public.

Le cinéma, l'écriture, la musique -la musique espagnole est l'hôte cette année du Festival de Strasbourg- sont autant d'occasions de découvrir la nouvelle Espagne. Une Espagne dont l'art moderne s'incarne aujourd'hui dans le Musée Guggenheim de Bilbao, au Centre d'art Reina Sofia de Madrid et dans les mille galeries où s'épanouit votre création.

Et la France se sent la bienvenue chez vous. Elle a été, cette année, invitée d'honneur d'ARCO. Ses auteurs rencontrent ici également beaucoup de succès.





Cette proximité, cette intimité, mettons-les au service d'un combat qui nous tient tous à coeur, j'imagine, et qui me tient à coeur : le combat pour la diversité culturelle et linguistique du monde de demain.

La diversité est, comme en France, une réalité quotidienne en Espagne. Bien des peuples l'ont visitée, s'y sont installés, s'y sont agrégés. Ici, l'on parle quatre langues et toutes ont droit de cité. Le castillan a été pour les Espagnols le moyen de communiquer entre eux et de partager un destin mais chacun, en parlant sa langue natale, demeurait soi-même.

L'Espagne réussit le délicat équilibre entre l'élément et le tout. En reconnaissant à chacun son identité, son histoire, sa mémoire, ses racines, elle soude la nation. Le fondateur du Théâtre catalan de Barcelone, Jose Maria Flotats, qui a si longtemps créé en France, résume cette réussite dans une belle formule, je le cite : " les langues que je parle m'ont permis de m'agrandir ".

Depuis toujours et partout, le progrès naît de la confrontation des expériences et aussi des difficultés, du dialogue des sensibilités, des idées, des convictions. Ces convictions, cette différence, cette personnalité de nos peuples, nous les exprimons dans nos langues.

La France a fait de ce combat pour la diversité l'une de ses priorités. Au sein de l'Union européenne, mais aussi à l'échelle du monde. Pour civiliser la mondialisation. Pour que l'extraordinaire développement des échanges ne signifie pas l'uniformisation de nos cultures et de nos modes de vie.

Ce combat, je le sais, est aussi celui de l'Espagne. Comme la France au sein de la famille francophone, l'Espagne, avec ses partenaires hispanophones, s'organise pour investir les nouveaux réseaux de la communication. Eh bien, unissons nos efforts !

L'été dernier, recevant à Rio le premier Prix de la Latinité, Carlos Fuentes évoquait notre grande communauté latine. " Elle est, disait-il, la somme de ses parties. Elle inclut et jamais n'exclut. En ne méprisant personne, elle nous libère tous. Elle doit être la caravelle, le vaisseau-amiral d'un XXIème siècle qui sera divers ou ne sera pas ".

Rassemblés, hispanophones, francophones et lusophones, nous sommes près d'un milliard de femmes et d'hommes dans le monde. Nous partageons un héritage, des valeurs esthétiques et morales, un humanisme, une tolérance, une générosité. Ensemble, nous pouvons peser sur le cours des choses. En réunissant nos énergies et nos moyens, nous pouvons contribuer à enrichir l'avenir.

Côte à côte, battons-nous résolument en faveur de l'exception culturelle ! Ici, à la Casa de Velazquez, je pense au Siècle d'Or, aux pages admirables d'un Calderón de la Barca ou d'un Quevedo écrites sur un coin de table d'une pauvre auberge de la rue de Tolède. Je pense au " Guernica " de Picasso. Je pense au livre de Jorge Semprún " L'écriture ou la vie ". L'écriture ou l'art pour vivre, dénoncer, crier sa souffrance ou sa joie, soupirer d'amour, prendre à témoin, garder l'espoir. Et je me dis que décidément, non, la création ne sera jamais n'importe quelle marchandise ! Pour vous et pour nous, elle est d'une autre essence. Elle obéit à une autre nécessité : celle de l'âme. Pour vous et pour nous, son devenir ne relève pas de négociations commerciales !



Voilà, Mesdames et Messieurs, en quelques mots, ce que sont à mes yeux, l'une pour l'autre, l'Espagne et la France. Et ce qu'ensemble, elles peuvent accomplir. Nos deux grands pays sont désormais unis par ce qui précisément les séparait naguère : leur caractère, leur identité, leur goût de la liberté, leur ambition, une histoire partagée dont découlent tout à la fois leur rayonnement, leurs responsabilités à l'échelle du monde.

Ensemble, écrivons une nouvelle page de notre histoire : celle de la solidarité. Solidarité de nos deux peuples qui se reconnaissent enfin tels qu'ils sont, s'estiment et s'associent. Solidarité dans l'Union européenne, notre avenir commun. Solidarité aussi pour que progressent nos valeurs et notre vision du monde.

Mesdames et Messieurs, je vous remercie.





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