Discours du Président de la République pour la réception des artistes et créateurs à l'occasion des négociations de Seattle.

Discours de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, pour la réception des artistes et créateurs à l'occasion des négociations de Seattle.

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Palais de l'Elysée, le mardi 16 novembre 1999

Madame le ministre

Mesdames, Messieurs,

Chers Amis,

J'ai un très grand plaisir à vous recevoir aujourd'hui, vous tous qui donnez ses couleurs, son style, sa voix à la culture française. Il n'y a pas, naturellement, une culture et une seule dans un pays, mais il y a une texture, une identité, qui font reconnaître la France à l'extérieur de ses frontières comme tout autre pays. Cette identité, ouverte et mouvante, doit beaucoup, doit l'essentiel à vos exigences, à vos talents, comme elle doit beaucoup à la longue chaîne des talents qui vous ont précédés.

Entre le poète d'hier et le musicien d'aujourd'hui, qui emprunte parfois les chemins les plus nouveaux. Entre le dramaturge du XVIIe siècle et du cinéaste, qui filme au plus près de ses émotions et de ses envies, rien de commun à première vue, si ce n'est une appartenance spirituelle, la reconnaissance de certaines valeurs qui fondent, depuis plus de deux siècles, le message de la France. Message d'ouverture, message de respect de l'autre, message de tolérance.

Mais au-delà de cette fidélité à une forme d'héritage, dans la lignée des défricheurs, des aventuriers de notre culture, il y a la quête inlassable de la création, la curiosité, le désir, la volonté d'ouvrir des voies, dans un esprit d'indépendance, de liberté et de risque.

Et cette quête, ce message, qui est le message de la France, c'est chacune et chacun d'entre vous, avec votre propre talent, qui le portez. Ce message, nous voulons qu'il vive.

Créateurs de notre culture, vous devez être respectés et encouragés.

J'ai souhaité vous convier à cette rencontre parce qu'une rencontre fait prendre conscience des objectifs communs, d'un combat partagé dans l'intérêt général. A la veille de la Conférence ministérielle de l'Organisation Mondiale du Commerce, qui se tiendra à Seattle le 30 novembre prochain, et parce qu'une même ambition culturelle, une même volonté vous rassemblent et nous rassemblent, le Gouvernement, moi-même, le Parlement, j'ai voulu vous dire ce qu'était l'approche et ce que sera par conséquent la position de la France dans ces négociations.

Pour défendre cette position nous avons besoin de chacune et de chacun d'entre vous. Ensemble dans la diversité de vos talents, de vos expressions, de vos origines, vous incarnez notre culture. Rassemblés, comme aujourd'hui, vous êtes une force incontournable. C'est cette force qui légitime et qui porte le combat de la France.

Ce combat se déroule aujourd'hui à l'échelle internationale. Certains des sujets abordés peuvent paraître arides ou abstraits. Mais ils recouvrent des enjeux qui sont eux très concrets, qui nous concernent tous. Les décisions qui seront prises conditionneront pour une large part l'avenir et les progrès de la culture française. C'est donc avec vous que je souhaitais, d'abord, les évoquer.

Depuis des années, vous le savez, notre pays défend dans toutes les instances internationales avec détermination non pas comme on le dit parfois "l'exception culturelle" mais la "diversité culturelle". Le terme d'exception suppose en effet l'existence d'une règle universelle qui s'imposerait à tous, et c'est précisément ce que nous récusons. La diversité culturelle, au contraire, c'est l'idée que la richesse vient des différences reconnues et respectées. Que chaque continent, chaque nation, chaque peuple, doit conserver et développer ce qui fait son histoire, ce qui le rend singulier et d'une certaine façon irréductible : sa langue, son énergie créatrice, ses espaces imaginaires. C'est le refus de l'uniforme, du standardisé, du pré-formaté, de l'ersatz culturel mondial. C'est la conviction que l'oeuvre culturelle, dans toutes ses expressions et sous toutes ses formes, et même si elle a une dimension économique ou industrielle, n'est pas, ne peut pas être et ne sera jamais une marchandise comme une autre soumise aux seules lois du marché.

Ces principes ont inspiré la position de la France dans le domaine de l'audiovisuel au moment des accords du GATT en 1994. Ils ont été approuvés par les pays francophones lors du sommet de Maurice en 1993 et aussi à nouveau en septembre dernier, lors du sommet de Moncton. Demain, je souhaite qu'ils soient défendus avec force à Seattle, dans le cadre de la Conférence qui décidera des modalités et du champ des prochaines négociations multilatérales commerciales.

Il ne s'agit pas, bien entendu, de se complaire dans le rôle de David contre Goliath, de diaboliser notre partenaire américain ou de sombrer dans le manichéisme. Il n'y a pas d'un côté des sous-produits à l'usage d'un public pré-conditionné, et de l'autre, des oeuvres européennes qui seraient par vocation impérissables. Nous aimons trop Faulkner, Dos Passos, Paul Auster, Woody Allen, Scorcese, Coppola et bien d'autres, pour accepter de telles prémisses.

Il s'agit simplement de rappeler qu'il ne peut y avoir diversité culturelle sans échanges, et qu'il ne peut y avoir d'échanges sans le respect de certains équilibres.

Nous ne cherchons pas à nous protéger, à fermer nos frontières. Nous voulons que les frontières de tous soient également ouvertes à nos talents. Nous avons de grands artistes, nous avons de grands créateurs. Ils ont, vous avez vocation à vous exprimer, à rayonner dans le monde.

Cela reste difficile aujourd'hui, comme le disent hélas les chiffres. Ainsi, dans le secteur audiovisuel, le déficit des échanges entre les Etats-Unis et l'Europe est passé en dix ans de 2 milliards de dollars à 6,5 milliards de dollars. Ainsi, malgré certains succès d'audience comme celui obtenu récemment par le Comte de Monte-Cristo, les ventes de programmes français aux Etats-Unis se maintiennent à un niveau très faible alors que le nombre d'heures de fiction américaine diffusée en France a été multiplié par 150 au cours des quinze dernières années. Ainsi, alors qu'en Europe la part de marché moyenne des films américains, en salle et à la télévision, est supérieure à 60 %, celle des films européens aux Etats-Unis n'est que de 3 %. Ainsi, les chaînes francophones, par exemple, sont pratiquement exclues des réseaux câblés américains alors que satellites et réseaux câblés européens accueillent un nombre sans cesse croissant de chaînes américaines.

Bien sûr, il y a des explications à cet état de fait, notamment la position dominante de la langue anglaise, ou encore l'importance du marché américain, qui permet aux programmes d'être largement amortis avant de quitter les Etats-Unis.

Mais cette situation témoigne aussi d'un protectionnisme déguisé, qui, vous le savez, peut prendre bien des masques. Je pense, par exemple, aux exigences syndicales dans le secteur de la musique ou du spectacle vivant, qui font obstacle à la carrière ou à la simple venue outre-Atlantique d'artistes européens ou français. Je pense encore au refus de tout ce qui faciliterait la pénétration de nos oeuvres, comme par exemple des studios américains de doublage des films qui soient équivalents en qualité aux nôtres.

Cette double stratégie, qui consiste d'un côté à entrebailler à peine les fenêtres, et de l'autre à exiger que les portes des partenaires du monde entier soient grandes ouvertes, nécessite de notre part fermeté et vigilance, mais aussi volonté et imagination.

La fermeté, c'est tenir pour acquis tout ce qui l'a été lors du précédent cycle de négociation, et défendre haut et fort nos exigences, exigences qui sont celles de la France mais aussi celles de l'Union européenne puisque nous avons pu obtenir que l'Union nous soutienne, soit solidaire dans ce domaine. Ce fut notamment l'oeuvre récente du ministre de la Culture. C'est convaincre les pays représentant les principales cultures du monde, tels que l'Inde, l'Egypte, la Chine, l'Amérique du Sud, l'Afrique bien sûr et tant d'autres, de nous rejoindre dans ce combat et dans cette entreprise.

Affirmer que chaque pays, chaque ensemble de pays, a le droit d'organiser l'environnement juridique, fiscal, social, industriel qui favorise l'épanouissement de ses oeuvres. Définir librement nos systèmes d'aide pour appuyer la production et l'exportation culturelles, et refuser tout plafonnement des subventions. Préserver les programmes européens de soutien à la création, tels les programmes MEDIA, Eurimages, ou la directive "Télévision Sans Frontières". Défendre notre système de quotas, même s'il peut être amélioré, tant dans le secteur audiovisuel que naturellement dans celui de la chanson. Dans le domaine du livre, affirmer notre attachement au principe du prix unique.

La vigilance, c'est refuser que les nouveaux services du commerce électronique soient tous considérés comme biens virtuels, marchandises immatérielles, relevant, à ce titre, des règles du commerce international, c'est-à-dire de la loi du marché. C'est réfléchir aux conséquences des nouvelles technologies sur la diffusion des biens culturels, pour éviter le contournement par ce biais des règles établies. C'est engager, non pas à l'OMC, qui n'y a pas vocation, mais par exemple à l'UNESCO, la discussion sur la place des biens culturels dans le monde et la défense du principe de la diversité.

Mais au-delà des négociations, au-delà des positions qui seront défendues tant au niveau des ministres qu'au niveau des chefs d'Etats et de Gouvernements, nous devons, chacun à sa place, faire vivre une volonté et assumer une responsabilité.

Cette volonté, ces responsabilités sont d'abord celles de la puissance publique.

Responsabilité culturelle en premier lieu. Depuis des siècles, la France a une tradition de soutien public aux arts et aux créateurs. Sauvegarde du patrimoine. Politique de mécénat et de commandes publiques. Aide à la création sous toutes ses formes. Mise en oeuvre volontariste d'un maillage culturel de tout le territoire, commencé sous André Malraux et poursuivi sans relâche par tous les Gouvernements, grâce notamment à l'activité croissante des collectivités locales. Volonté de parvenir à une vraie démocratie culturelle, chantier toujours ouvert, et qui suppose, bien sûr, le développement des bibliothèques, des conservatoires, des écoles spécialisées, mais aussi une montée en puissance des enseignements artistiques avec, sans doute, l'introduction de l'histoire de l'art dans nos écoles et dans nos lycées, une histoire qui fonde, par exemple, l'identité italienne, et qui est trop oubliée dans l'enseignement français.

Mais au-delà de ce qui existe, il faut répondre aux bouleversements technologiques afin de défendre efficacement nos valeurs.

Ainsi, nous croyons que le secteur public audiovisuel a des missions spécifiques. Il est actuellement confronté à des évolutions fortes, en particulier l'arrivée du hertzien numérique, riche d'enjeux, avec ses trente-six chaînes possibles, avec ses éventuelles chaînes thématiques, rendez-vous majeur qu'il s'agit de ne pas manquer. Quand l'Etat est actionnaire, il doit se comporter comme un actionnaire. Cela signifie que l'audiovisuel public doit être sécurisé dans ses missions et dans son périmètre. Sécurisé, surtout, dans son financement, car il ne peut relever les défis de l'heure sans les moyens adéquats garantis sur le long terme. C'est en faisant ces choix qu'il pourra assurer son rôle culturel au service du public et ne pas manquer le train de la modernité.

Ainsi, nous croyons au pluralisme, notamment de l'information, que pourraient menacer des groupes de communication qui, par leur taille et leur concentration, seraient en situation de monopole. La création de tels groupes est inévitable dans un contexte de mondialisation. Il est pourtant indispensable de concilier cette nécessité économique avec la nécessaire diversité des acteurs.

Ainsi, nous croyons que le droit d'auteur et la propriété intellectuelle doivent être clairement établis et fortement défendus. Il s'agit, là aussi, de s'adapter et d'anticiper, à l'heure où le consommateur, grâce aux technologies les plus récentes, peut enregistrer son, textes et images, les dupliquer, les transformer, et donc se muer en producteur. A l'heure, également, où le produit multimédia résulte par essence de l'addition de compétences artistiques qui étaient jusque-là distinctes.

En cela, la responsabilité culturelle rejoint la responsabilité juridique. La puissance publique doit imaginer une nouvelle politique de la société de l'information. Ce qui est en jeu, c'est l'indispensable régulation des réseaux, et en particulier la régulation d'Internet aux niveaux national, européen et mondial. Ce sujet fait l'objet, en France, vous le savez d'une réflexion approfondie. Il préoccupe le monde entier, y compris, bien sûr, l'Amérique, au moment où l'épisode le plus récent de "La Guerre des Etoiles" s'est retrouvé sur Internet avant de sortir dans les salles. Il préoccupe tout particulièrement le monde de la musique et les réseaux de distribution confrontés à de multiples possibilités de piratage qui privent compositeurs et interprètes des fruits de leurs efforts et de leur talent.

Il est essentiel d'adapter nos lois à ce monde virtuel en devenir afin d'éviter les conflits entre créateurs et éditeurs, entre fournisseurs et consommateurs. Avec, aussi, la volonté de préserver la souveraineté des Etats et de protéger les usagers dans un juste équilibre avec la liberté des opérateurs. Il s'agit d'assurer les droits des auteurs, la sécurité des transactions, la transparence des échanges. Il s'agit aussi de protéger les plus faibles, notamment les mineurs, et de défendre la sphère privée. Le commerce électronique doit pouvoir se développer dans de bonnes conditions, mais il ne peut le faire que dans le respect d'une éthique. Ce doit être l'un des fondements du nouvel ordre juridique mondial que nous défendons, ordre juridique qui doit d'abord être conçu et appliqué au niveau européen.

Il nous appartient, en effet, de faire vivre l'Europe, non pas seulement comme puissance économique, mais comme une entité culturelle dynamique, cadre d'épanouissement des cultures nationales. Mais cela c'est encore une responsabilité du politique.

Faire vivre l'Europe, c'est jouer la carte du multilinguisme, et faire en sorte que chaque petit européen apprenne deux langues en plus de la sienne dès le plus jeune âge. C'est développer des pratiques éducatives communes, notamment par l'utilisation des nouvelles technologies qui abolissent les frontières et peuvent permettre aux écoliers européens de travailler sur des projets simultanés. C'est multiplier les échanges d'étudiants, les cursus universitaires croisés, et faciliter la mobilité des professeurs d'un pays à l'autre. C'est inventer des universités virtuelles adossées aux grands établissements, qui permettront à chacun, où qu'il soit, d'avoir accès à des savoirs précis et choisis.

Oui, dans le domaine de l'enseignement comme dans celui des aventures culturelles, susceptibles d'être aidées par l'Europe, de provoquer des synergies européennes dont les co-productions sont un exemple déjà familier, les champs du possible aujourd'hui sont immenses. C'est en construisant cette Europe, celle du savoir, celle de la culture, celle des hommes, celle que bonheur que nous nous ferons entendre à l'extérieur et que nous serons portés par l'esprit de conquête.

Il vous revient, à vous toutes et à vous tous bien sûr, de prendre une part essentielle de l'exigence d'éthique que j'évoquais à l'instant. Ce sont bien, en effet, les acteurs culturels, et notamment les producteurs d'images et de programmes, qui sont confrontés à certains problèmes cruciaux comme, par exemple, ceux de la violence.

Il vous revient, surtout, de donner son âme et sa force à l'Europe de la culture. Elle sera en fait ce que vous en ferez. Les alliances nouées par des créateurs, des écrivains, des artistes européens, qui ont en commun l'histoire complexe et riche de notre continent, parfois une proximité géographique, souvent une proximité amicale, sont les atouts les plus puissants pour résister à une certaine hégémonie, et pour faire vivre dans le monde la nécessaire diversité culturelle. C'est d'abord la qualité des oeuvres, la force de leur imaginaire, leur capacité à ouvrir des voies nouvelles et à inventer des mythes contemporains qui donneront à notre combat commun son sens et son efficacité.




Voilà, Mesdames, Messieurs, mes Chers Amis, ce que je voulais vous dire ce soir.

La diversité culturelle c'est un long combat mais c'est notre combat commun. L'on y défend des positions et des intérêts. Mais l'on y défend surtout la musique de chaque peuple, son énergie, sa respiration, son imaginaire, et donc ses mots, ses fulgurances, ce qui fait qu'il ne ressemble à nul autre, qu'il s'approche toujours davantage de ses songes.

Les peuples veulent échanger leurs biens, mais ils veulent surtout faire vivre leur âme. Notre âme, elle a besoin d'espaces, de nouveaux horizons, pour rayonner, se déployer, conquérir, renouveler les enthousiasmes. Elle a besoin que nous soyons des vigilants passionnés de la culture.

Vigilants, nous avons bien l'intention de le rester, à Seattle et ailleurs. Je sais que dans ce combat qui est le nôtre, vous y êtes profondément associés et que vous combattrez au premier rang.

Je vous en remercie.





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