Discours du Président de la République à l'occasion de la réception des ambassadeurs.

Discours de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'occasion de la réception des ambassadeurs.

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Palais de l'Elysée, le jeudi 26 août 1999

Mesdames et Messieurs les ministres,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Je vous souhaite la bienvenue.

Dans quatre mois nous serons en l'an 2000. C'est un moment symbolique, un moment privilégié qui coïncide avec un vrai changement d'époque.

Tout a été dit -et bien dit- sur cette lame de fond qui conjugue la mondialisation irréversible des activités humaines et une accélération constante du progrès scientifique et technique.

Ce mouvement du monde nous pose deux questions. Comment les hommes, et d'abord les Etats, peuvent-ils garder le nécessaire contrôle de cette évolution ? Comment nos sociétés peuvent-elles en suivre sans dommage le rythme précipité ?

Tout responsable politique doit en effet agir pour que ce mouvement demeure contrôlé dans son rythme et dans son ampleur afin que nos peuples en soient pleinement bénéficiaires.

Ma mission, telle que je la conçois, est double.

Le premier devoir de ma charge est d'orienter les choix nationaux. En veillant à ce que l'avenir ne soit pas sacrifié au présent. En veillant à la cohésion de notre peuple parfois fragilisée par les mutations en cours. En rappelant aussi que, dans ce monde nouveau, qu'il s'agisse des entreprises ou des pays, la sanction des erreurs, stratégiques ou de gestion, est rapide et sans appel.

Avec la Ve République, la France et les Français ont su s'adapter, davantage et mieux qu'on ne le dit parfois. Notre pays a su conserver son rang, parmi les toutes premières puissances mondiales. Mais pour valoriser pleinement ses atouts, qui sont exceptionnels, la France doit poursuivre ses réformes, avec une détermination sans faille et au rythme nécessaire. Elle doit éliminer les rigidités et les charges excessives qui la handicapent encore. Pour libérer toujours plus les énergies et la créativité des Français.

Le deuxième devoir de ma fonction est, au-delà de la défense des intérêts de notre pays, d'exprimer sur la scène internationale une vision globale, à long terme, de l'évolution du monde. Et de proposer à nos partenaires les orientations que la France estime indispensables pour maîtriser la mondialisation et mettre le progrès au service de tous.

Contribuer à bâtir un monde mieux organisé, juste et harmonieux, est au coeur de l'idée que je me fais du rôle de notre pays. Depuis des siècles, il apporte sa réponse aux grandes questions que se posent les hommes. En poursuivant dans cette voie, la France répond à une vraie attente. Elle entraîne et pèse sur le cours des choses.

Montrer le chemin souhaitable, en France et dans le monde, faire les bons choix, c'est d'abord disposer d'une information complète et d'analyses justes. Pour moi, comme pour le Premier ministre et le Gouvernement, l'utilité et la qualité de notre réseau diplomatique s'apprécient d'abord à ce critère-là. Si nous maintenons le deuxième réseau du monde, c'est, bien sûr, pour promouvoir partout nos intérêts et assurer la protection de nos compatriotes expatriés. C'est pour relayer au mieux nos messages. Et tout cela, vous le faites fort bien. Mais c'est aussi parce que, dans ce monde en transformation permanente, la France a besoin, aux quatre coins de la planète, des meilleurs analystes pour lui fournir, en temps réel, l'information approfondie, sélectionnée, pondérée, sur laquelle elle pourra fonder ses jugements et ses décisions.

Jamais l'information n'a été aussi importante, pour les Etats comme pour les entreprises. Et ne pensez surtout pas, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, que certains d'entre vous seraient en quelque sorte moins concernés que d'autres. La mondialisation, c'est aussi la généralisation de ce qu’on appelle "l'effet papillon". Les erreurs d'un financier à Singapour ou la chute du bath à Bangkok, les choix d'un groupe industriel finlandais ou, au Brésil, les décisions du gouverneur du Minas Gerais sur la dette de son Etat, ont eu des conséquences à l'échelle du monde entier.

Ce que j'attends de vous, au-delà de l'information brute, c'est la qualité du jugement et la capacité d'anticipation. C'est aussi le courage de vous engager, en proposant des initiatives. Dirigé avec sérieux et compétence par le ministre des Affaires étrangères, M. Hubert VEDRINE, notre appareil diplomatique doit avoir les moyens de nos ambitions. Car il doit être, en permanence, mobilisé. Sur la brèche. Parce que vous êtes au contact, sur le terrain, parce que vous connaissez mieux que personne les évolutions comme les attentes des sociétés et des dirigeants auprès desquels vous travaillez, il vous revient d'imaginer et de suggérer, en chaque occasion, l'action la plus appropriée pour notre pays.

Au XXIe siècle, l'autorité et le rayonnement de la France sur la scène internationale ne seront pas seulement fondés sur sa modernité et sa cohésion, comme sur la continuité et le professionnalisme de sa politique étrangère. La France sera écoutée si elle a un message. Face aux tentations du laisser-faire, la France doit être le pays de l’imagination et de la volonté au service d’une ambition cohérente et généreuse.

Penser le monde au XXIe siècle, c'est, en premier lieu, agir sur le court terme, là où des opportunités exceptionnelles existent. Elles existent aujourd'hui au Maghreb, au Proche Orient, en Méditerranée.

La France entretient une relation exemplaire avec la Tunisie moderne et entreprenante du Président Ben Ali, comme avec le Maroc transformé, dans le respect de ses traditions séculaires, par un très grand Roi. Et chacun perçoit déjà que l'oeuvre considérable de Hassan II sera poursuivie, avec clairvoyance et talent, par le Roi Mohammed VI.

Une relation nécessairement différente, mais tout aussi exemplaire, peut-elle être bâtie entre l'Algérie et la France ? Le Président Bouteflika l'affirme. Ses paroles et ses actes, depuis son élection, montrent que cet homme de courage et de volonté entend changer le cours des choses. Eh bien oui, le moment je crois est venu de changer le cours des choses entre l'Algérie et la France. Avec prudence, car bien des sensibilités sont encore à vif et bien des difficultés devront être surmontées. Mais aussi avec une détermination à la mesure de l'enjeu : il s'agit de construire progressivement, entre nos deux peuples, sur la base de leur passé partagé et pleinement assumé, dans le respect de la personnalité et des choix de chacun, une coopération étroite, ouverte, sereine et confiante.

Ce temps des initiatives concerne aussi la Libye. La coopération de Tripoli avec la justice française, qui s'est prononcée, nous permet de tourner une page sombre et de renouer une relation qui fut, dans le passé, forte et active.

Au Proche-Orient, le Premier ministre Ehud Barak affirme sa détermination à établir la paix, avant la fin de l'an prochain, par un dialogue direct et dans le strict respect des engagements pris. La France l'aidera de toutes ses forces à réussir. Nos liens privilégiés avec la Syrie et le Liban conduiront notre pays, dans toute la mesure où les parties le souhaiteront, à apporter une contribution importante à la négociation et aux solutions retenues, notamment dans le domaine de la sécurité. Notre coopération amicale relancée avec Israël, notre concertation étroite avec le Président Moubarak, sage de la région, mais aussi avec le roi Abdallah II, et bien sûr nos liens si proches et confiants avec le Président Arafat permettront à la France et à l'Union européenne de jouer tout leur rôle dans la recherche et l'établissement -enfin !- d'une paix définitive et juste entre les peuples israélien et palestinien.

Ce vent d'optimisme et de bonne volonté qui souffle aujourd'hui du Maghreb au Machrek autorise une relance déterminée du processus de Barcelone. Si les circonstances le permettent, la France proposera que se tienne, pendant sa présidence de l'Union, dans un an, le premier Sommet de tous les chefs d'Etat et de Gouvernement de la Méditerranée. J'attache une grande importance à ce projet, qui donnera, je l’espère, l'élan nécessaire à l'édification, d'une rive à l'autre de notre mer commune, pour la première fois depuis l'empire romain, d'un seul espace de paix, de coopération et de développement.

Penser le monde au XXIe siècle, c'est aussi penser l'avenir de l'Afrique.

Le Sommet de l'OUA à Alger a confirmé la volonté des dirigeants et des peuples de ce continent d’assumer toutes leurs responsabilités. De faire leurs les principes de la démocratie et des Droits de l’homme, comme les règles de la bonne gouvernance. De mettre un terme aux conflits.

Accueillir ces orientations avec un scepticisme teinté d'indifférence serait une grave erreur. Je vous le dis : malgré de décevantes rechutes, l'Afrique progresse. Ce n'est pas le moment de la décourager. Nous devons, au contraire, apporter une aide publique accrue à tous les pays qui s'engagent dans la bonne voie. Sans cette aide, ils ne pourront pas réussir. Avec elle, les progrès peuvent être rapides, enclencher la spirale du développement et attirer enfin les capitaux privés.

Je ne me lasserai jamais d'être l'avocat de l'Afrique. Parce que j'y crois. Parce que je suis convaincu qu'il n'y a pas davantage de fatalité du sous-développement sur ce continent, qu'il n'y a de fatalité de la guerre au Proche-Orient. Nous devons aider les dirigeants africains qui font des choix courageux avec une détermination aussi forte que celle que nous mettons pour aider au succès de la paix ailleurs dans le monde. C'est une question de morale. C'est aussi notre intérêt à long terme. Il serait, par exemple, choquant que les Nations Unies hésitent à envoyer, dès que les conditions seront réunies, une force internationale en République démocratique du Congo pour y accompagner un règlement de paix, alors que le Conseil de sécurité unanime n'a pas hésité lorsqu'il a fallu s’engager massivement et engager l'ONU massivement au Kosovo.

Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,

Penser le monde au XXIe siècle, c'est aussi penser l'Europe, l’Europe qui est notre avenir, en sachant tirer toutes les leçons de la crise du Kosovo, et ceci dans le cadre de cette vision à long terme que j'évoquais tout à l'heure.

Lorsqu'il est apparu, en février dernier, que les efforts diplomatiques remarquables déployés à Rambouillet butaient sur le refus obstiné de Milosevic, j'ai vigoureusement plaidé, avec Tony Blair, en faveur d’une intervention militaire. Au nom des Droits de l’homme. Au nom d'une certaine idée de l'Europe et du rôle de la France en Europe. Mais aussi au nom d'une certaine idée du monde de demain, et du rôle que l'Union européenne doit y jouer.

Depuis quatre ans, j'ai multiplié les initiatives en faveur de l'organisation d'un monde multipolaire. Parce que la situation que nous vivons aujourd'hui n'est pas idéale, beaucoup s’en faut, même pour les Etats-Unis dont le Congrès est tenté à la fois par l'unilatéralisme et l'isolationnisme. Et parce qu'on voit déjà poindre les prémices de ce qui pourrait un jour devenir une nouvelle tension bipolaire, entre Washington et Pékin cette fois-ci.

Nous n'échapperons à ce risque grave qu'avec la mise en place d'un système international véritablement multipolaire. Or, pour moi, ce système ne pourra exister que si l'Union européenne devient elle-même une vraie puissance.

Un pas décisif a été franchi dans cette voie avec la création de l'euro. Je vous disais ici même, l'an dernier, que le moment était venu de lancer le deuxième grand chantier, celui de l'Europe de la défense. Et je proposais quelques pistes qui sont, depuis, devenues les déclarations de Saint-Malo en décembre et de Cologne en juin.

Le Kosovo a entièrement confirmé la nécessité, et même l'urgence, de l'affirmation d'une Europe de la défense agissant soit au sein de l'Alliance atlantique, soit de façon autonome, selon la nature des crises.

Comment progresser ? Fin juillet, j'ai transmis à nos partenaires européens un plan d'action exprimant la position des autorités françaises autour de quelques idées simples.

D'abord, il faut que l'Union européenne se donne, le plus vite possible, les moyens de gérer, directement et de façon autonome si elle le souhaite, les crises qui pourraient affecter la sécurité de notre continent.

Le haut représentant désigné, M. SOLANA, doit pouvoir s'appuyer, dès que possible après sa prise de fonction, sur un Comité politique et de sécurité qui doit être, selon moi, pour l'Union européenne, l'équivalent de ce qu'est pour l'OTAN le Conseil atlantique. Ce Comité politique et de sécurité devra être assisté, dès sa création, d'un Comité militaire auquel sera associé un état-major européen progressivement organisé pour assumer sa triple fonction de veille, d'analyse et de planification.

Les règles de fonctionnement de ces instances devront combiner solidarité et efficacité et donc prévoir un processus de décision pragmatique.

Il faut parallèlement que les Européens se dotent de capacités militaires qui soient à la hauteur de leurs responsabilités partagées. Le chantier est immense et demandera du temps.

Pour avancer vraiment, dans un domaine où les enthousiasmes et les bonnes résolutions s'épuisent à l'épreuve des contraintes budgétaires et des pesanteurs administratives, la France propose à ses partenaires que soient définis des objectifs concrets et réalistes, qui constitueraient autant de véritables critères de convergence.

Ces critères pourraient, selon moi, être élaborés autour de cinq orientations : adaptation et gestion commune plus large des moyens de renseignement, de commandement ou de transport existants, et je pense, par exemple, à la transformation dans l'année qui vient du Corps européen en Corps de réaction rapide européen ; définition des capacités militaires dont l'Union doit pouvoir disposer collectivement pour décider d'une intervention, projeter des forces et les commander ; détermination, pour chacun des quinze pays de l'Union, du niveau et de la nature des moyens militaires qu'il s'engage à mettre à la disposition de la communauté, si la demande lui en est faite ; élaboration, dans le domaine de la préparation des forces, de normes d'entraînement et d'exercice en commun ; et enfin harmonisation de la programmation des besoins d'équipement de nos quinze pays, condition nécessaire au développement de l'industrie européenne d'armement.

Le futur Comité politique et de sécurité de l'Union pourrait, au-delà du suivi de la PESC et de la gestion des crises éventuelles, être chargé de travailler en priorité à l'élaboration de ces critères de convergence.

Progresser concrètement vers l’Europe de la défense : voilà aujourd’hui notre devoir. Ce sera l'une des priorités de la prochaine présidence française de l’Union.

Pour jouer tout son rôle dans l'organisation du monde multipolaire de demain, l'Union européenne doit tirer deux autres leçons de la crise du Kosovo.

Elle doit d'abord réfléchir à ses prochaines frontières. En lançant le Pacte de stabilité pour le Sud-Est de l'Europe, l'Union s'est engagée dans l'"européanisation" des Balkans. C'est une ambition nécessaire. C'est aussi la certitude que nous devons déjà penser, pour après-demain, une Union efficace composée de plus de trente Etats, dont les dimensions comme les niveaux de développement seront beaucoup plus disparates que ceux de l'Europe des quinze.

Comment conjuguer élargissement et approfondissement ? Il reviendra à la présidence française de l'Union de tout faire pour conclure la réforme des institutions, laissée inachevée à Amsterdam et désormais suivie, au sein de la Commission, et je m’en réjouis, par un commissaire français.

Mais l'Union européenne doit aussi mieux répondre aux attentes de ses citoyens. L'installation d'une nouvelle Commission et d'un nouveau Parlement, présidé par notre compatriote Nicole Fontaine, doit être l'occasion de vrais progrès vers l'Europe des hommes. La présidence française de l'Union devra en faire une priorité de son action, qu'il s'agisse du social et de l'emploi, de la culture et de l'éducation, ou des valeurs morales. Ces valeurs que nos démocraties ont su défendre et imposer au Kosovo et qu’elles vont maintenant préciser en élaborant une Charte européenne des droits fondamentaux.

Ce siècle, qui s'est ouvert, en 1914, sur la tragédie de Sarajevo et qui a vu tant d'horreurs, s'achève au Kosovo par une victoire contre la barbarie. Je souhaite que le XXIe siècle soit le siècle de l'éthique. Je souhaite que la France et l'Union européenne soient au premier rang de ce combat pour les valeurs, de cet engagement en faveur d'un nouvel ordre international juste et harmonieux.

Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,

Penser la société mondiale au XXIe siècle, c'est avoir l'ambition de bâtir ce nouvel ordre en partant d'un constat lucide.

La mondialisation et l'accélération du progrès ont permis une croissance impressionnante et le décollage de nombreux pays. En 30 ans, le revenu moyen par habitant de notre planète a triplé, l’espérance de vie a augmenté de dix ans et le taux général d'alphabétisation s'est élevé de 48 % à 72 %. Ce sont les chiffres de l’ONU.

Mais la grande, la très grande pauvreté touche encore près d’un homme sur quatre. Pire : les inégalités ne cessent de s'accroître. Selon toujours les Nations Unies, l'écart de revenu entre les 20 % les plus riches de la population mondiale et les 20 % les plus pauvres est aujourd'hui de 74 à 1, contre 30 à 1 en 1960. Cette évolution est à proprement parler dramatique et inacceptable.

La société de l'information poursuit sa croissance exponentielle : 100 000 ordinateurs branchés sur Internet en 1988 ; 36 millions en 1998 ; sans doute plus de 700 millions en 2001. Mais la diffusion de la connaissance, qu'accélèrent ces réseaux mondiaux, risque d'accroître encore l'écart entre ceux qui ont les moyens de se brancher et la masse de ceux qui en sont exclus.

A ce phénomène d'exclusion s'ajoute l'uniformisation culturelle et linguistique : 80 % des sites sont rédigés en anglais, alors qu'une personne sur dix seulement parle cette langue dans le monde.

L'abolition de fait des frontières a aussi permis la mondialisation de certains fléaux : terrorisme ; trafic de drogue ; blanchiment de l'argent sale dans les centres "offshore" du monde entier où, selon le FMI, plus de 1 000 milliards de dollars échappent à tout contrôle.

La mondialisation des capitaux a fait apparaître l'extrême fragilité des systèmes bancaires de nombreux pays face à la masse colossale des capitaux volatils. La crise asiatique a coûté 2 000 milliards de dollars, soit 2 points de croissance à l'économie mondiale. Même si la Corée, la Thaïlande ou le Brésil réussissent aujourd'hui de remarquables redressements, il faut savoir que nous sommes passés, à trois reprises, au bord d'une catastrophe économique et sociale majeure.

Enfin, des décennies de croissance rapide menacent de dommages irréversibles notre environnement, sans susciter encore de réponse à la mesure du risque.

D'où l'interrogation que je formulais d'entrée de jeu : les Etats ont-ils gardé le contrôle d'une mondialisation couplée à l'accélération du progrès ?

Une première réponse est venue avec la constitution de grands ensembles. Face à la mondialisation, les Etats n'ont d'autre choix que de s'associer pour garder, à l'échelle d'une région, la maîtrise de leur destin. L'Union européenne en est le modèle le plus achevé. Mais l'ASEAN ou le MERCOSUR, malgré certaines difficultés, illustrent la force du mouvement vers l'intégration régionale et ce monde multipolaire, qui est à la fois inéluctable et souhaitable. En développant, beaucoup à l'initiative de la France, ses liens avec ces ensembles émergents, l'Union européenne contribue à une meilleure organisation de l'équilibre mondial et retrouve ainsi une place centrale dans le jeu planétaire. Nous devons tout faire pour que réussissent les processus de l'ASEM et de Rio. Et pour que l’Union, au-delà de sa relation essentielle avec les Etats-Unis, développe de vrais partenariats avec les principaux acteurs du monde : la Russie, sans laquelle il n'y a pas de paix et de sécurité sur notre continent ; mais aussi la Chine, le Japon et l’Inde.

Réponse nécessaire à la mondialisation, la constitution d'un système multipolaire ne suffit pourtant pas. D'abord parce que la coexistence entre ces grands ensembles peut être difficile. On le voit avec la multiplication des contentieux transatlantiques, aujourd'hui commerciaux, demain peut-être monétaires. Et ensuite, parce que la globalisation appelle nécessairement une réponse globale. Cette réponse ne peut venir que d'un renforcement des institutions multilatérales.

Maîtriser et humaniser la mondialisation, c'est repenser le système international mis en place au lendemain de la seconde guerre mondiale, à San Francisco et à Bretton Woods.

L'explosion des échanges humains, commerciaux, financiers, s'est accompagnée d'une prolifération anarchique des organisations internationales. Elles étaient quelques dizaines en 1945. Elles sont plus de 350 aujourd'hui. Une société mondiale est née. Mais les règles qui la régissent sont souvent dépassées, et parfois contradictoires.

La France estime indispensable de porter beaucoup plus loin le mouvement engagé ces dernières années pour l’adaptation des institutions multilatérales. En commençant par les Nations Unies, clé de voûte de tout le système et seul lieu d'élaboration démocratique des progrès de la conscience universelle et de l’Etat de droit international.

La France n'acceptera jamais qu'une organisation régionale s'érige en Sainte-Alliance pour tout et partout. Ce rôle de gendarme du monde a été confié par la Charte de l'ONU au Conseil de sécurité et à lui seul. Il faut que le Conseil soit élargi pour mieux représenter le monde tel qu'il est aujourd'hui. Il faut aussi qu'il conduise, dans le strict respect de la Charte, une réflexion sur la gestion des crises, à la lumière notamment de celle du Kosovo. Si le principe de souveraineté est au coeur de l'ordre international, il faut néanmoins s'attacher à faire progresser sans cesse le respect des Droits de l'homme et le droit humanitaire.

Plus largement, je souhaite que le "sommet du millénaire" qui réunira à New York, dans un an, tous les chefs d'Etat et de Gouvernement de la planète, soit l'occasion d'une réflexion sur les règles du jeu qui devront être respectées par tous les acteurs, publics et privés, de cette nouvelle société internationale. Pour nourrir ce débat, j'ai proposé, ici même en janvier, devant le corps diplomatique, que l'ONU adopte sept principes, sept piliers sur lesquels la communauté des Nations pourrait bâtir le nouvel ordre mondial.

Mais la sagesse des Nations doit s'exprimer d'abord dans un domaine dont dépend la survie même de l'humanité : le désarmement. Tout le système de lutte contre la prolifération nucléaire est aujourd'hui fragilisé. Pour relancer une dynamique perdue, il faut que, dès les prochains mois, les Etats qui n’ont pas signé ou ratifié le traité d’interdiction des essais accomplissent ces gestes attendus de tous. Il faut, dès les prochaines semaines, sortir de l'impasse les discussions de Genève sur l'interdiction de la production de matières fissiles pour les armes nucléaires. Il faut enfin soigneusement éviter toute mise en cause du traité ABM, mise en cause qui pourrait conduire à une rupture des équilibres stratégiques et à une relance de la course aux armements nucléaires, aggravée par la prolifération balistique. A quelques mois de la conférence d’examen du TNP, il faut recréer le cercle vertueux qui avait permis les progrès de ces dernières années. Je compte multiplier les démarches sur ces sujets cet automne.

Dans le domaine financier, c'est la réforme du FMI qu'il faut achever, avec notamment la transformation du comité intérimaire en véritable Conseil ministériel doté d’un pouvoir de décision, ce qui était d’ailleurs prévu à l’origine. Il faut aussi mener à son terme le travail d'élaboration des codes de conduite qui amélioreront la transparence et la surveillance des mouvements de capitaux. Ces codes devront s'appliquer à tous, y compris aux "hedge funds" et aux centres financiers "offshore". Naguère seule à le demander, la France a réussi à entraîner tous ses partenaires du G7, désormais convaincus que ces mesures sont indispensables à la stabilisation et à la moralisation du système financier international.

Si certains centres "offshore" refusaient d'appliquer les nouvelles règles du jeu, il faudrait réagir fermement. Au terme d'un certain délai, les opérations effectuées et les droits acquis dans ces pays ne devraient plus bénéficier d’aucune reconnaissance juridique internationale et devraient donc être déclarés nuls et non avenus. C'est un dossier essentiel à mes yeux.

Moteur de la croissance mondiale, le commerce doit, lui aussi, être soumis à des règles précises et équitables. Dernière née des grandes organisations, l'OMC doit être un arbitre incontestable et incontesté. Et nous y veillerons avec nos partenaires de l'Union Européenne. Il faut aussi renforcer la légitimité de l'Organisation en permettant à la Chine d’achever sa négociation d'adhésion avant le lancement du prochain cycle, en décembre à Seattle.

Je suis heureux qu'un commissaire français, succédant à Leon Brittan, soit chargé de défendre les intérêts de l'Europe dans cette négociation difficile et cruciale. Et je souhaite que l'Union européenne évoque à l'OMC une question qui me paraît essentielle : celle de l'incompatibilité croissante des instruments juridiques élaborés dans des enceintes internationales différentes. Le contentieux du boeuf aux hormones ou celui, annoncé, sur les organismes génétiquement modifiés, qui peut se chiffrer en milliards de dollars, appellent une réflexion sérieuse.

Lors du sommet du G8 de Cologne, j'ai proposé la création d'un Haut Conseil scientifique mondial pour la sécurité de l'alimentation, afin de prévenir et de faciliter la gestion des conflits dans ce domaine si sensible, et sur la base du respect du principe de précaution. On ne saurait, au seul nom de la liberté du commerce, prendre des risques avec la santé des hommes.

Plus généralement, l'OMC doit veiller à une application du droit compatible avec les traités élaborés dans d'autres organisations, qu'ils concernent les normes sociales, la culture, l’environnement.

Dans ce domaine si difficile de l’environnement, dont la gestion est dispersée entre de nombreuses enceintes, le moment est venu de relancer le projet d’Autorité mondiale pour fédérer les actions entreprises et en assurer la synergie.

Discipliner les mouvements des capitaux et des biens, protéger notre environnement, permettre de mieux maîtriser la mondialisation, c’est bien. Mais comment l'humaniser ? Comment l'orienter au bénéfice de tous ? Comment lutter contre l'exclusion au niveau mondial ?

La France doit agir, sans relâche, dans trois domaines complémentaires : d'abord, l'indispensable aide publique au développement, dont elle demeure le deuxième pourvoyeur mondial en valeur absolue derrière le Japon. Il n'est pas normal que l'Union européenne apporte à elle seule 60 % de l'aide publique mondiale. Il n'est pas normal que certains pays en croissance durable et soutenue continuent de réduire une aide déjà quatre fois moindre que la nôtre, par habitant. Un effort s'impose. C'est une question d'équité, de responsabilité et, tout simplement, d'intérêt bien compris.

Ensuite, la dette. Après le sommet de Lyon, le sommet du G7 de Cologne a pris une décision d'annulation généreuse en faveur des pays les plus pauvres. Cette initiative doit être mise en oeuvre rapidement : il faut, et nous l'avons décidé, que les trois quarts des pays concernés puissent en bénéficier d'ici la fin de l'an 2000. Présidente du Club de Paris, la France y veillera attentivement.

Enfin, la réforme des banques de développement. La Banque mondiale et les banques régionales doivent accentuer la réorientation de leurs interventions vers les secteurs de l'éducation et de la santé. Elles doivent contribuer davantage à la mise en place de filets de sécurité et de protection sociale, indispensables pour éviter, en cas de crise, des drames humains que nous avons trop connus et encore récemment.

La mondialisation ne doit pas être seulement celle des échanges. Elle doit être aussi celle de la solidarité et notamment celle de la solidarité face aux catastrophes. Nous devons tirer toutes les leçons de l'ouragan Mitch. Prépositionner certains moyens dans les zones à risques. Définir à l'avance des procédures précises mises en oeuvre sans délai par un dispositif efficace chargé de la coordination des secours. En un mot, mieux utiliser les atouts de la mondialisation au service de la générosité, de la solidarité immédiate, chaque fois qu'elles s'imposent.

C'est le cas aujourd'hui dans un grand pays, la Turquie, frappé par le malheur, la souffrance et la mort. Je veux dire au peuple turc l'amitié et la solidarité du peuple français. Dans cette épreuve, assumée avec tant de courage et de dignité, la Turquie doit recevoir de l'Union européenne toute l'aide que l'on offre à sa famille quand elle en a besoin. Je suis intervenu dans ce sens auprès de la présidence de l’Union et de la Commission, et je suis convaincu que l'Europe apportera une contribution décisive à la reconstruction rapide des régions dévastées.

Humaniser la mondialisation, mais aussi je dirai la civiliser.

La signature du traité d’interdiction des mines antipersonnel, de la convention créant la Cour pénale internationale ou de la Déclaration sur le génome humain, premier acte d’une bioéthique mondiale, participent d’un même mouvement : l’apparition d’une vraie conscience universelle à laquelle aucun Etat ne peut durablement résister.

Cette lente affirmation, qui est l’un des acquis les plus positifs de la globalisation , doit aller de pair avec une action résolue pour préserver la diversité culturelle et linguistique du monde. Cette diversité est indispensable au progrès qui, par essence, naît de la confrontation des sensibilités et des idées. Conséquence de la mondialisation, l'uniformisation, si l’on n’y prenait garde, conduirait à une régression de l'humanité et à des replis identitaires.

Le combat pour la diversité culturelle est au coeur du mouvement francophone, qui incarne une dimension essentielle et originale du monde multipolaire. La semaine prochaine, lors du sommet de Moncton, je soulignerai à nouveau la nécessité d'une action positive, qui doit être conduite avec les organisations ou les Etats incarnant les autres grandes langues de communication. Ensemble, ces langues doivent massivement investir les réseaux mondiaux de l’information.

Oui, penser le monde du XXIe siècle, c'est bien penser un nouvel ordre où tous les hommes, dans leur diversité respectée, partageront une même conscience universelle pour exercer une sorte de souveraineté collective sur la planète.

Dans ce monde nouveau, comment penser l’avenir de la France ?

Certains, en toute bonne foi, craignent que notre pays perde jusqu’à son identité sous le double effet de la construction européenne et de la mondialisation. Notre culture et notre langue reçoivent de plein fouet les vents du grand large. Notre défense n’est plus strictement nationale. Nos entreprises sont de plus en plus ouvertes sur le monde.

Ces craintes, ces angoisses, nous ne devons pas les sous-estimer. Nous devons les comprendre et agir sans relâche pour les apaiser. Pour montrer que dans ces évolutions de l'ordre mondial, la Nation, lieu privilégié de mémoire, de solidarité, d'action, de rêve collectif, demeure vivante et surtout irremplaçable. Notre Nation conservera bien sûr son identité et sa force. Elle saura bâtir sans cesse une France puissante, heureuse, sûre d'elle-même à l'intérieur, en paix, rayonnante, influente à l'extérieur. Elle s'appuiera pour cela sur les atouts considérables dont elle dispose. Et, fidèle à elle-même, elle le fera dans le cadre moderne du monde d'aujourd'hui.

Notre premier atout, ce sont les Français, peuple passionné, ouvert au monde, généreux, porté à relever les défis. La qualité de leur formation, leur génie créatif, leur ardeur au travail les placent au deuxième rang mondial en terme de productivité. Voilà pourquoi la France est devenue le troisième pays au monde pour l’accueil des investissements étrangers. Bien sûr, nous avons des retards, des lacunes. Mais nous pouvons aisément les combler pour peu que les bonnes décisions soient prises.

Notre deuxième atout, c’est l’Europe. En 1958, lors de la création du Marché commun, le général de Gaulle avait été soumis à d’extraordinaires pressions : l’économie française, lui disait-on, ne survivrait pas à l’effacement de nos frontières ; il fallait y renoncer. Le Général a tenu bon et la France a gagné. Depuis, l’Union européenne est devenue le plus compétitif et le plus grand marché du monde. Et la France y accumule les excédents.

Complément nécessaire de ce grand marché, la création de l’euro n’a pas seulement mis la France définitivement à l’abri des turbulences monétaires. Elle lui a aussi permis de reconquérir, avec ses partenaires, une souveraineté monétaire de plus en plus difficile à exercer au niveau national.

A l’heure de la mondialisation, l’Union européenne, renforcée grâce à l'entente franco-allemande qui demeure fondamentale, offre le meilleur cadre à l’épanouissement de notre Nation. A la préservation de notre modèle social. A la promotion de nos valeurs et de notre civilisation. A l’établissement définitif de la paix et de la sécurité sur notre continent. L'Europe est aussi un formidable multiplicateur de notre influence dans le monde, pour peu que la France sache ce qu’elle veut et sache convaincre ses partenaires.

Notre troisième atout, ce sont ces solidarités tissées au fil de l’Histoire et que la France, mieux que d’autres, a su maintenir et même renforcer : autour de la Méditerranée ; en Afrique ; sur tous les continents à vrai dire, si j’en juge par les attentes qui s’expriment à l’égard de notre pays, attentes dont vous vous faites l’écho et auxquelles nous devons répondre toujours mieux. La francophonie illustre de façon exemplaire ces liens originaux que nous devons faire vivre au rythme du siècle nouveau.

Le destin de la France, je le répète, n’a jamais été de se replier sur l’hexagone. Il est au contraire de se projeter vers l’extérieur, de faire partager ses idéaux et ses ambitions.

Cette France rayonnante, c’est vous, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, qui l’incarnez dans le monde entier. Je connais personnellement la plupart d’entre vous. Je mesure, à travers votre correspondance et lors de mes visites, la très grande qualité du travail que vous accomplissez, souvent dans des conditions difficiles pour vous-mêmes et pour vos conjoints.

Représenter la France, c’est offrir l’image d’un pays actif, imaginatif, généreux, à l’écoute des autres et respectueux de l’identité de chacun. Représenter la France, ce n’est pas un devoir : c’est une exigence et un honneur. Vous devez donner le meilleur de vous-mêmes pour servir la France, une France que je sais ambitieuse, exigeante et confiante à l’aube du XXIe siècle.

Je vous remercie.





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