Centenaire de la Ligue des droits de l'Homme: discours du Président de la République.

Discours de M. Jacques CHIRAC, Président de la République prononcé à l'occasion du Centenaire de la Ligue des droits de l'Homme.

Imprimer

Palais de Chaillot, Paris, le mercredi 5 août 1998

Monsieur le Président,

Madame la Ministre,

Mesdames, Messieurs,

C’est en 1898, au plus fort de l’affaire Dreyfus, que fut créée la Ligue des droits de l’homme, à l’initiative d'un sénateur, ancien Garde des sceaux, Ludovic Trarieux.

L’heure était grave. Près d’un siècle après leur proclamation, les principes fondamentaux de la République, énoncés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, étaient menacés. La République elle-même semblait vaciller.

La Ligue des droits de l'homme s'éleva, telle une digue, contre l'injustice et les forces de haine. Née d'une révolte face à l'erreur judiciaire, elle s'affirma, dès l'origine, comme l'artisan inlassable de la vie démocratique et le défenseur fervent de l'idéal républicain, idéal qui ne cessa d'inspirer son action.

Un siècle s'est écoulé. Un siècle de présence, de témoignages, de propositions, de luttes.

Aujourd'hui, en adoptant un nouveau manifeste et en consacrant votre Congrès du Centenaire à la "citoyenneté de demain", vous êtes une fois encore fidèles à votre double vocation : gardien vigilant des libertés et des droits de chacun. Eclaireur et découvreur d'idées au service de la démocratie.




Le combat pour les droits de l'homme est un combat de toujours et de chaque jour.

Combat de toujours, puisqu'il s'inspire des principes énoncés par l'Assemblée Constituante le 26 août 1789, principes complétés par le Préambule de la Constitution de 1946, et qui nous ont été transmis intacts, malgré les vicissitudes de l'Histoire et par-delà les changements de régime politique.

Combat de chaque jour, parce qu'il ne s'agit pas de sacrifier à un culte laïque mais bien de faire vivre une exigence, à l'intérieur comme à l'extérieur de nos frontières.

L'on croit parfois qu'à la veille de l'an 2000, les grandes doctrines ou les pratiques les plus attentatoires aux droits et aux libertés ont disparu, ou sont en voie de disparition. Je pense au nazisme, horreur du XXème siècle. Au colonialisme, qui marque encore de ses ambiguïtés, de ses rancoeurs, de ses souvenirs nombre de relations internationales. Au communisme, dont on dresse, à mesure que s'ouvrent les archives, un bilan de plus en plus terrible.

Je pense aussi, alors que nous venons de célébrer le 150ème anniversaire de l'abolition de l'esclavage, à la servitude qui a été le lot de millions et de millions d'êtres humains.

Pourtant, à y regarder de plus près, l'ombre du passé plane toujours sur le présent.

Certes, en quelques décennies, les progrès de la démocratie ont été considérables, en Amérique Latine avec la disparition des régimes militaires, en Afrique avec la disparition de l'apartheid et la multiplication des processus démocratiques, à l'est de l'Europe avec l'effacement du communisme. Ces progrès nous rappellent qu'il n'y a pas de batailles perdues et qu'il n'y a jamais de situation irréversible, cela est encourageant.

Mais au-delà de ce constat, combien de dictatures de par le monde font bon marché des droits essentiels de l'être humain ? Quelle que soit l'idéologie dont elles se réclament, l'on retrouve chaque fois la privation des libertés fondamentales, la mise en coupe réglée du corps social, la mainmise sur l'information, l'endoctrinement plus ou moins précoce des enfants, à quoi s'ajoute souvent le sort cruel réservé aux femmes, véritables citoyennes de seconde zone qui se voient parfois privées des droits les plus élémentaires : le droit de s'instruire et même nous l'avons vu récemment le droit d'être soignées.

En dehors de la férule des dictatures, que dire de la barbarie du terrorisme aveugle, des actes de génocide, des violences ethniques, des luttes claniques, violations qui n'épargnent aucun continent ? Que dire de la peine de mort que vous évoquiez tout à l'heure Monsieur le Président, dont l'application est loin de régresser dans le monde ?

Que dire, également, de l'esclavage moderne ? J'ai eu récemment l'occasion d'évoquer les derniers rapports du Bureau international du travail et de l'OIT, rapports qui dressent la liste implacable des serfs du XXème siècle dans le monde : familles entières enchaînées à une exploitation, prises dans l'engrenage de la "servitude pour dette", qui court de génération en génération. Enfants condamnés à travailler dès l'âge le plus tendre dans les ateliers clandestins. Jeunes filles vendues par leur famille, devenues des domestiques sans salaire, quand elles ne tombent pas dans les réseaux de prostitution. Autant de formes d'esclavage, et il en est bien d'autres, intolérables à l'aube du XXIème siècle, et qui toutes sont les résultats de la pauvreté.

Tout cela existe et doit être dénoncé sans relâche. Il ne s'agit nullement de donner des leçons à la planète. Encore moins de créer de nouveaux clivages autour des droits de l'homme entre les pays du nord et ceux du sud. Il s'agit de convaincre, dans un esprit de concertation et de solidarité. Il s'agit de défendre, dans le respect des identités et des cultures, une certaine idée de l'homme, de sa dignité, de ses droits, idée qui a vocation à être universelle, comme l'est la Déclaration de 1948. Je sais que la Ligue est aux avant-postes de ce combat.

Mais les batailles pour les droits de l'homme se déroulent aussi à l'intérieur de nos frontières.

Bien sûr, que de progrès, en France, au fil des décennies ! Je pense notamment aux droits économiques et sociaux inscrits dans le Préambule de 1946, et grâce auxquels nous sommes passés des droits formels aux droits réels. Je pense encore aux droits des femmes, qui, à partir du droit de vote, - vous l'avez évoqué tout à l'heure, Monsieur le Président-, en 1944, ont été toujours mieux défendus.

Pourtant, en matière de droits de l'homme, Il ne faut jamais baisser la garde pour la simple raison que l'on recule dès que l'on n'avance pas. Des territoires restent à conquérir, vous en avez évoqué un certain nombre Monsieur le Président. Des menaces demeurent ou grandissent. Des domaines nouveaux requièrent ardeur et vigilance.

J'évoquais à l'instant les droits des femmes. S'il faut se réjouir du chemin parcouru depuis 1944, il faut aussi avoir conscience des inégalités persistantes que vous dénonciez à l'instant et qui sont autant d'anomalies et d'injustices dans une société moderne. Sans même évoquer la sphère du politique, où les femmes sont très loin d'occuper leur juste place -cela devrait être un volet important de la modernisation de la vie politique-, c'est l'ensemble de notre système économique qui est en cause. Chacun sait que le principe "à travail égal, salaire égal" continue de ne pas être appliqué, puisque les femmes gagnent en moyenne 15 % de moins que les hommes. Chacun sait aussi que les hauteurs hiérarchiques sont rarement féminines, dans les entreprises comme dans les administrations, et cela à compétences égales. Autant de combats à mener pour que la réalité suive la loi et que la règle ne soit pas contredite par les faits.

Si les femmes qui travaillent sont parfois l'objet de discriminations, que dire de cette autre discrimination, qui a nom "exclusion", et qui touche tant de Français ? Perte de l'emploi. Perte du logement. Dislocation de la famille. Perte de l'identité. Perte de soi. Il y a là, dans cet engrenage terrible qui broie tant de vies, un défi permanent pour la Ligue des droits de l'homme, si attentive à la dignité, mais aussi un défi pour toute une société. S'il faut se battre pour l'égalité entre les hommes et les femmes au nom de l’équité, il faut se battre pour la sauvegarde des exclus et pour leur réinsertion dans la société au nom de la fraternité.

Au-delà des territoires du non-droit ou du sous-droit qui restent à conquérir, certaines menaces grandissent, qui doivent être combattues avec force.

Je pense naturellement au racisme sous toutes ses formes. La France, et nous pouvons en être fiers, n'est nullement un pays raciste ou xénophobe. Notre peuple sait que notre nation s'est constituée au fil des siècles en intégrant des apports successifs. Et nous ne devons pas oublier qu'aux heures les plus sombres de l'Occupation, les trois-quarts de la communauté juive ont pu échapper à la barbarie grâce à des Françaises et à des Français qui n'avaient pas oublié les idéaux de la République. Pour autant, restons attentifs. La "tolérance zéro" qui doit être la règle pour assurer la sécurité des citoyens doit être aussi la règle en matière de racisme. Dans ce domaine, il n'y a pas de petits combats. Tous concernent l'homme et sa dignité.

Je pense aussi à l’extrémisme, de droite ou de gauche, qui gagne du terrain. Il se nourrit du discrédit du politique et de l'usure des partis traditionnels, mais également de tous les refus et de toutes les peurs.

Je pense enfin aux intégrismes, principalement religieux, qui apportent aux jeunes les moins assimilés, à ceux qui rejettent le plus violemment nos modes de vie et nos valeurs, un "prêt-à-penser" aussi dangereux que sommaire. La France, symbole de l'occident devient le mal, la République, l'ennemi. Tout est en place pour des dérives communautaristes où l'on fait souvent peu de cas des droits individuels et surtout des droits des femmes. Cela requiert, de notre part à tous, là aussi fermeté et vigilance.

Mais à côté de ces menaces connues se déplacent aujourd'hui de nouveaux champs de connaissance qui exigent attention et imagination.

Les nouvelles technologies s'imposent à une vitesse accélérée et sont en train de révolutionner l'information et la communication. Par la grâce de l'informatique et notamment des réseaux Internet, chacun peut avoir accès à tout et à tout moment. C'est un gisement immense de possibles, pour améliorer la vie quotidienne, accéder à un monde de connaissances jusque là hors de portée. C'est aussi l'effacement radical des distances et des frontières et la porte ouverte à des échanges féconds entre les peuples. A condition, bien sûr, que cela soit maîtrisé. Certains abus ont permis, par voie informatique, d’entrer dans la vie privée des gens. L'actualité est souvent défrayée par des pervers qui se servent des nouvelles technologies pour constituer des réseaux, établir des contacts, assouvir des goûts dévoyés. Tout cela appelle à la mobilisation de tous, et notamment des pouvoirs publics, qui doivent sans attendre prendre leurs responsabilités. Dans ce domaine, avoir "un train de retard", c'est laisser s'agrandir une brèche dans les droits de l'individu : sécurité, protection, respect de la vie privée.

La même vigilance est requise face aux avancées de la médecine et de la génétique. A l'heure où les champs d'investigation génétiques paraissent illimités, à l'heure de la médecine prédictive et de la procréation médicalement assistée, l'exigence bio-éthique est cruciale. Il s'agit, là encore, de fixer certaines limites. Oui, les droits de l'homme peuvent se confondre avec les droits du malade, les droits de la personne humaine en tant qu'individu unique et singulier.

On le voit, le combat pour les droits de l'homme n'est pas près de s'achever. Il évolue au rythme des nouveaux défis, des nouveaux enjeux, et c'est tout l'objet de votre réflexion sur "la citoyenneté de demain".

Ce citoyen de demain, on peut essayer d'en tracer les contours. C'est un citoyen impliqué dans la vie de la cité, engagé dans tous les combats où se jouent la dignité et la liberté. Un citoyen ouvert sur le monde, solidaire du monde. Un citoyen naturellement favorable aux évolutions, mais soucieux d'en maîtriser les effets pervers, afin qu'elles deviennent, pour l'homme, autant de progrès. C'est enfin un citoyen responsable vis-à-vis des autres, mais aussi responsable de lui-même.

Je crois en effet que le concept de responsabilité est au coeur du nouveau civisme, qui suppose que l'on assume des devoirs autant que l'on respecte des droits.

Cette idée était explicite dans la Déclaration de 1789, dont les auteurs avaient voulu qu'elle soit, je cite, "constamment présente à tous les membres du corps social afin de leur rappeler sans cesse leurs droits et leurs devoirs". Il s'agit d'un principe essentiel, que l'on a parfois tendance à négliger : aux droits reconnus, doivent correspondre des devoirs acceptés. A la solidarité de celui qui donne, doit répondre la responsabilité de celui qui reçoit. A l'aide offerte par la communauté, doivent répondre les engagements et les devoirs de celui qui sollicite l'aide.

Si la citoyenneté repose sur une exigence d'égalité, de fraternité et de justice, elle s'accommode mal de la passivité et de l'assistance. Il est indispensable aujourd'hui de réfléchir à de nouvelles règles, pour rendre la solidarité plus vivante, plus personnelle, plus contractuelle, en la fondant sur des obligations réciproques, des devoirs réciproques librement consentis.

Il est indispensable aussi de réfléchir à l'apprentissage moderne de la citoyenneté, au rôle incontournable qui est celui des familles, à la fonction de l'école, qui doit être plus que jamais l'école du civisme, aux missions citoyennes qu'assument les associations, mais également aux valeurs que doit transmettre l'ensemble de notre société, pour que les jeunes Français soient les premiers artisans de leur vie ensemble. Je sais que vos travaux apporteront leur pierre à cette indispensable réflexion.




Monsieur le Président, Madame la Ministre, Mesdames et Messieurs, il y a un siècle, dans la tourmente de l'Affaire Dreyfus, la Ligue des droits de l'homme affirmait ses idéaux dans un manifeste qui a fait date.

Aujourd'hui, vous allez adopter un nouveau manifeste, qui vous accompagnera dans les combats à venir. Ils seront nombreux, mais vous ne manquez ni de persévérance, ni de courage.

Sur le chemin de la justice, de la solidarité, de la défense de la dignité et des libertés, valeurs permanentes et universelles, sachez que vous me trouverez toujours à vos côtés.





.
dépêches AFPD3 rss bottomD4 | Dernière version de cette page : 2004-07-27 | Ecrire au webmestre | Informations légales et éditoriales | Accessibilité