Discours du Président de la République lors du 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage.

Discours de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, lors de la réception pour le 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage.

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Palais de l'Élysée, le jeudi 23 avril 1998

Monsieur le Premier Ministre,
Madame et Messieurs les Ministres,
Messieurs les Présidents,
Monsieur le Maire,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs,
Mes chers amis,

Il y a l'histoire des nations, et puis il y a l'histoire de l'humanité tout entière, et c'est l'un des traits de notre monde moderne que d'avoir de cette histoire de l'humanité une approche globale.

C'est à travers ce prisme, je pense, qu'il faut évoquer l'esclavage, pratique contre l'humanité, pratique inhumaine en ce qu'elle nie ce qui fait l'homme pour le constituer en objet. Bien sûr, l'esclavage, qui plonge au plus loin de nos mémoires et de notre histoire, est, en principe, aboli dans le monde. Il faut pourtant rappeler ce qu'il fut, et regarder en face ce passé-là, même s'il est déjà lointain, car la liberté et la dignité de chaque homme se construisent chaque jour. Commémorer l'abolition de l'esclavage par la France, c'est parler de l'homme et c'est parler des valeurs de la République.

C'est le 27 avril 1848, il y a cent cinquante ans, que la Deuxième République parachevait l'oeuvre interrompue de la Première. S'engageant résolument dans la voie tracée par les Conventionnels un demi-siècle plus tôt, le Gouvernement Provisoire décidait d'abolir l'esclavage dans toutes les colonies et possessions françaises.

Comme souvent, à l'origine d'une décision légale, il y a la ténacité, l'énergie, le courage d'un homme, qui ose remettre en question l'ordre établi et qui engage le fer contre des intérêts puissants. Cet homme, c'est Victor Schoelcher qui fit de l'émancipation des esclaves le combat de toute une vie.

L'anniversaire que nous célébrons aujourd'hui est d'abord un hommage à ce citoyen d'honneur de la République Française.

Le décret du 27 avril 1848 tourne une page peu glorieuse de l'histoire de notre pays. Il met fin à plus de deux siècles d'économie de traite. Deux siècles au cours desquels s'est développé entre le continent africain et les Amériques ou les Mascareignes un florissant commerce d'esclaves destiné aux plantations de cannes à sucre.

Cela est d'autant plus choquant que la France, sur son propre sol, avait montré la voie en mettant fin au servage dès le XIIIème siècle, rompant ainsi avec l'esprit du Moyen-Age.

Rien de tel pour l'esclavage. Dans les colonies françaises, mais aussi dans les colonies anglaises, espagnoles, portugaises ou néerlandaises, continue à sévir un système économique et social fondé sur l'asservissement et l'exploitation d'hommes et de femmes venus d'Afrique.

Enlevés massivement, privés de leur identité, arrachés à leur culture, convoyés dans des conditions atroces, vendus comme des animaux, la traite fut l'indicible. Une plaie béante ouverte au coeur de l'Afrique, qui perdit le plus précieux, une part de sa richesse humaine, blessure qui pesa lourdement -et pendant très longtemps- et qui pèse encore sur l'avenir du continent.

ien sûr, dès le XVIIIème siècle, quelques voix s'élèvent, parmi les philosophes, les écrivains, pour dénoncer la cruauté et l'iniquité du sort fait aux esclaves.

Ils ne sont pas les seuls à s'émouvoir et à protester. La compassion et la clairvoyance ne sont pas, en cette période pré-révolutionnaire, l'apanage des seuls lettrés.

Ainsi, dans leur cahier de doléances, les habitants du petit village de Champagney -où vous irez, je crois, Monsieur le Premier Ministre- en Haute-Saône, révoltés par l'ampleur des souffrances qu'ils devinent, exhortent le Roi à je les cite : "concerter les moyens, pour, de ces esclaves, faire des sujets utiles au royaume et à la patrie".

Nous sommes en 1789. L'appel des habitants de Champagney ne sera pas entendu par Louis XVI. Mais les idées abolitionnistes, encouragées par la Révolution française, font leur chemin. Le 16 Pluviôse an II, la Convention met fin à l'esclavage et à la traite dans les colonies et possessions françaises.

Il s'agit là, malheureusement, d'une occasion manquée. L'émancipation des esclaves, qui se heurte à la vive opposition des colons, restera plus théorique que réelle.

Il est vrai que les circonstances sont peu propices au succès de l'entreprise. En 1794, la France est en guerre et la Caraïbe n'échappe pas à la tourmente.

Aussi Napoléon ne rencontre-t-il qu'une très faible résistance, lorsqu'il décide, huit ans plus tard, en même temps qu'il rétablit l'autorité de la France sur ses colonies, de rétablir officiellement l'esclavage. L'intermède révolutionnaire a vécu. Et avec lui, la première tentative d'affranchissement des esclaves sur le sol français. La première tentative de traduire dans les faits une certaine vision de l'homme, inséparable des idéaux de 1789.

Ce que les hommes de la Première République ont tenté, il reviendra à leurs héritiers de l'accomplir, un demi-siècle plus tard.

Dans l'intervalle s'ouvre une longue période d'incertitude, faite d'hésitations et de timides avancées.

Ce que les hommes de la Première République ont tenté, il reviendra à leurs héritiers de l'accomplir, un demi-siècle plus tard.

Dans l'intervalle s'ouvre une longue période d'incertitude, faite d'hésitations et de timides avancées.

Même si l'utilité économique de l'esclavage, explication commode pour justifier l'injustifiable, est de plus en plus contestée, la perspective d'une émancipation massive des esclaves effraie. L'exemple d'Haïti, en proie à des troubles sporadiques depuis l'indépendance que les esclaves ont conquise en 1804, agit comme un repoussoir.

La monarchie de Juillet s'engage donc dans une politique des petits pas. Elle s'efforce d'améliorer le sort des esclaves, mais recule devant des mesures plus radicales. Dans le même temps, d'autres Etats se montrent plus hardis. C'est le cas du Royaume-Uni qui abolit en 1834 l'esclavage dans ses propres colonies.

Rompant avec ces atermoiements, le Gouvernement Provisoire saura aller vite. Car, en réalité, tout est prêt. Victor Schoelcher a voyagé, observé, étudié. Il est convaincu que la seule solution réside dans une émancipation immédiate et sans condition.

Dès le mois de mars, il rallie les membres du Gouvernement Provisoire à ses vues. C'est le décret du 4 mars 1848, dont Lamartine soulignera avec flamme la portée symbolique : "Il y a trois jours après la Révolution de février, je signais la liberté des noirs, l'abolition de l'esclavage et la promesse d'indemnité aux colons. Ma vie n'eût-elle que cette heure, je ne regretterais pas de l'avoir vécue." Le 27 avril, enfin, sort le décret d'abolition définitive.

Ainsi, en moins d'un an, la IIème République a fait progresser la France sur la voie de la liberté et de la dignité.

Avec le suffrage universel, c'est l'une de ses plus belles conquêtes. Ces deux actes fondateurs dans l'histoire de notre pays sont d'ailleurs indissociables. Quelques semaines après leur émancipation, les nouveaux affranchis sont appelés aux urnes pour élire leurs représentants. Ils deviennent ainsi membres à part entière de la communauté nationale. La République fait le pari de l'homme et elle le réussit.

Les nouveaux électeurs allaient plébisciter massivement ceux qui avaient inlassablement combattu pour leurs droits. En 1848, Victor Schoelcher est élu député de la Martinique.


Cent cinquante ans nous séparent de l'abolition de l'esclavage. Pourtant, le message de la IIème République conserve encore aujourd'hui toute son actualité. Plusieurs leçons peuvent être tirées des décisions prises pendant le printemps 1848.

La première est une leçon de courage politique.

En avril 1848, dans une période incertaine et troublée, confronté à de multiples obstacles, le Gouvernement Provisoire choisit, parmi tant d'autres impératifs, l'abolition de l'esclavage. Il choisit, avant toute chose, de mettre fin à une situation humainement et juridiquement intolérable. Il décide de faire prévaloir les principes essentiels sur les contingences de l'heure, montrant que dans certaines circonstances, l'affirmation de valeurs est aussi ou plus importante, politiquement, que l'action même du gouvernement. L'humanisme est une philosophie et une morale, mais c'est aussi une politique. Il faut parfois savoir s'en souvenir.

La deuxième leçon est une leçon d'audace politique.

En 1848, la France a fait le choix juste et courageux d'une émancipation immédiate et absolue.

Les anciens esclaves deviennent, dès qu'ils sont affranchis, des citoyens à part entière. Ils jouissent de tous les droits civils et politiques. Et parce qu'un citoyen éclairé est un citoyen instruit, le Gouvernement Provisoire institue dans toutes les colonies un système d'enseignement gratuit et obligatoire.

Ce que notre pays refuse, alors, c'est l'apparition d'une catégorie de citoyens de seconde zone, plus tout à fait esclaves, mais pas encore tout à fait libres.

En cela, la démarche retenue pour l'abolition est une démarche d'intégration. Elle contribue à renforcer l'unité de la nation. Elle n'est pas, comme dans d'autres Etats, le prélude au développement d'une société à deux vitesses, fragilisée par les tensions et les antagonismes.

La France s'est efforcée, au cours du siècle écoulé, de conserver cette attitude ouverte et généreuse. Elle a su accueillir et intégrer dans la communauté nationale les générations successives d'hommes et de femmes qui ont choisi de s'installer définitivement sur notre sol.

En retour, ces hommes et ces femmes, riches de leur culture, de leur histoire, de leurs traditions, ont apporté du sang neuf. Ils ont conforté la vitalité de notre pays. Ils ont contribué à son développement et à sa prospérité.

Le modèle français d'intégration plonge ses racines dans notre histoire. Il est fondé sur la conviction que l'appartenance à une nation est avant tout l'expression d'une volonté. L'adhésion à un ensemble de valeurs. L'acceptation des droits et devoirs qui s'attachent à la citoyenneté.

Aujourd'hui, au moment où notre modèle d'intégration suscite des inquiétudes, il est important de se souvenir que l'intégration à la française est indissociable du pacte social et de l'idéal républicain qui est le nôtre.

La troisième leçon est une leçon de philosophie politique.

Souvenons-nous des termes de l'article 1er de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits." Le décret d'abolition est l'application directe de ce principe.

Les droits de l'homme ne valent que parce qu'ils sont universels. Ils nevalent que parce qu'ils s'appliquent à tous, "sans distinction d'origine, de race, ou de religion", pour reprendre les termes mêmes de notre Constitution.

Comme le souligne Victor Schoelcher, la République française "n'exclut personne de son éternelle devise : Liberté, Egalité, Fraternité."

En mettant fin à une situation inique, les promoteurs de l'abolition de l'esclavage ne faisaient pas seulement oeuvre d'humanité. Ils confortaient les fondements de la démocratie et de la République.

C'est ce qu'avait compris Abraham Lincoln quand il déclarait en 1862 devant le Congrès : "En donnant la liberté aux esclaves, nous assurons celle des hommes libres. Ce que nous offrons est aussi honorable pour nous que ce que nous préservons".

La force du message de 1848 est là et tient en quelques principes : la liberté et la dignité ne sauraient souffrir aucune exception. La République ne peut s'accommoder, au nom de l'intérêt bien compris, de l'injustice et de la détresse. La valeur d'une société se mesure au sort qu'elle réserve aux plus fragiles d'entre les siens. Le combat pour les droits de la personne humaine est de tous les temps.

Mais ce combat, aujourd'hui, est toujours actuel.

Bien sûr, les temps qui ont vu la déportation de millions d'Africains, hommes, femmes, enfants, enlevés à leur famille et à leur terre, et précipités dans l'esclavage le plus cruel, sont heureusement révolus.

Mais si cette barbarie appartient au passé, ne fermons pas les yeux sur le présent. Comme le montrent les rapports les plus récents du Bureau International du Travail et de l'Organisation internationale du travail, combien d'hommes et de familles, dans le monde, enchaînés, au sens propre du terme, à une exploitation, pris dans l'engrenage de la "servitude pour dette" qui court de génération en génération. On a ainsi recencé, en Asie du Sud et en Amérique Latine, des personnes très nombreuses qui travaillent sans aucun salaire pour rembourser des dettes qui remontent à huit générations.

Combien d'enfants condamnés à travailler, dès leur plus jeune âge, dans des ateliers clandestins ? Combien de jeunes filles, vendues par leur famille, devenues des domestiques sans salaire ? Combien d'autres, arrachées à leurs villages, expédiées au loin, et soumises à la prostitution ? Ce sont bien là des formes d'esclavage intolérables à l'aube du XXIème siècle. Si le combat de l'abolition est achevé, celui du respect de la liberté et de la dignité de la personne humaine doit se poursuivre. Il est du devoir de la France d'être aux avant-postes de ce combat.


Voilà, Monsieur le Premier ministre, Mesdames et Messieurs, les principaux messages du printemps 1848. Avoir confiance en l'homme. Faire vivre, ou revivre notre modèle d'intégration. Etre fidèle aux valeurs de notre République. Mener, sans relâche, partout dans le monde, le combat de la liberté et de la dignité. Assumer pleinement notre devoir de mémoire qui n'a d'égal que le devoir de vigilance.

Je souhaite que la commémoration, en Métropole, et Outre Mer, de l'abolition de l'esclavage, soit l'occasion de mieux les comprendre et de mieux les entendre.

Je vous remercie.





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