Discours du Président de la République prononcé devant l'Académie des Sciences.

Discours de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, prononcé devant l'Académie des Sciences.

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Paris, le lundi 1 décembre 1997

Monsieur le Président de l'Académie des Sciences,

Monsieur le Premier Ministre, Pierre MESMER,

Monsieur le Ministre de l'Education Nationale, de la Recherche et de la Technologie,

Mesdames, Messieurs,

En janvier dernier, le Président l'a rappelé, j'ai demandé à votre Compagnie d'étudier trois domaines dont dépend le développement harmonieux de notre société : l'accès de tous à la connaissance, l'amélioration de la santé de chacun, la préservation de nos cadres de vie. Quelques semaines plus tard vous avez souhaité, Monsieur le Président, que je remette la Grande Médaille d'Or de l'Académie des Sciences à son lauréat, le Professeur SCHELL et qu'à cette occasion je m'exprime devant votre Académie.

Ces invitations réciproques ont une signification : elles sont la marque du dialogue qu'entretiennent aujourd'hui la science et le politique, la science et la société.

Ce dialogue trouve sa dynamique dans trois constats me semble-t-il. Face à un monde dont nous ne comprenons qu'imparfaitement les profondes transformations, la science, ensemble de toutes les sciences, est la seule source d'intelligibilité. Alliée à une démocratie plus riche, elle redevient aussi semence de progrès. Et enfin, elle peut être l'âme d'une des solidarités dont notre planète a tant besoin.




Notre monde change. Et, ayant dilaté ses dimensions au maximum, il change maintenant de nature.

Première observation : entre stabilité et instabilité, ordre et désordre, équilibre et crise, où nous plaçons-nous ?

Il y a une ou deux générations, le monde nous apparaissait stable, évoluant progressivement, j'allais dire, raisonnablement. Aujourd'hui, nous le découvrons instable, évoluant dans les tensions et les conflits.

Nos sociétés ne semblent plus être aussi ordonnées que par le passé. Sans d'ailleurs qu'elles soient désordonnées. Non, elles semblent être dans une sorte d'entre-deux, mêlant ordre et désordre, et dans lequel la crise apparaît comme la forme même de leur évolution.

La crise elle-même prend en défaut nos modes habituels de pensée. Ne nous a-t-on pas enseigné que l'effet est proportionnel à la cause et qu'il faut un ou plusieurs événements forts pour déclencher une crise grave ? Aujourd'hui, nous avons pourtant le sentiment que nos systèmes sociaux, financiers, économiques, sont tellement tendus par mille contraintes inconciliables que le moindre grain de sable peut entraîner une avalanche qui les affecte tout entiers.

Seconde observation : la multiplication des interactions et à toutes les échelles.

Bien sûr, de tels liens se sont toujours créés. Mais à un rythme que nous semblions pouvoir suivre et comprendre. Cette phase de lente préparation est aujourd'hui suivie par une véritable explosion d'interconnexions.

Et cette explosion se produit à toutes les échelles de l'espace. Du modeste groupement de communes françaises aux ensembles de nations. Comme si les grands réseaux de communication n'étaient que la forme la plus visible d'un phénomène général se manifestant à toutes les échelles et dans tous les domaines de l'activité humaine.

S'éloigne donc de nous un monde somme toute assez simple, où chaque problème pouvait être circonscrit et admettait une solution unique, un monde pour lequel nous disposions d'une grille de lecture acceptée par tous. Nous submerge un nouveau monde, où chaque problème, inévitablement connecté à d'autres, n'a pas de solution (ou en a plusieurs). Un monde qui ne nous a pas encore dévoilé sa grille de compréhension, son mode d'emploi. Cela ne fait qu'accroître, et je le ressens bien, la responsabilité du politique et la difficulté de sa tâche.




Confrontés à cette situation nouvelle, je crois pourtant que nous avons progressé. Dans deux directions. La première en ayant compris qu'il faut injecter plus de souplesse dans nos organisations, y ménager suffisamment de degrés de liberté pour qu'elles puissent amortir un choc, agir en réponse, en un mot s'adapter à un environnement mouvant. La seconde, en reconnaisant l'importance des hommes qui animent l'organisation, l'importance de l'information qui les irrigue et donc l'importance de leur formation.

Mais au-delà de ces évolutions de bon sens, regardons les choses en face : la théorie de la complexité reste à élaborer.

Vous avez, Monsieur le Président, mentionné l'un des concepts constitutifs de la complexité : la non-linéarité. Concept difficile pour le profane, plus facile peut être à traduire en langage mathématique qu'à exprimer en mots de tous les jours. Déformant un peu La Bruyère, je dirai que n'ayant pas assez de science pour en parler, j'aurai assez de jugement pour, presque, me taire. Je crois comprendre que c'est la non-linéarité qui cause l'extrême sensibilité des systèmes complexes aux petites perturbations. Que c'est elle aussi qui limite le réductionnisme.

Je suis également frappé par un autre aspect de la complexité. La physique étudie des objets dont la capacité à se combiner pour construire d'autres objets est, somme toute, modeste. Avec une exception : les atomes.

Là, en chimie, la capacité combinatoire des atomes et des molécules explose. La variété des réactions ou des interactions chimiques construisant de nouveaux édifices, de nouveaux objets, est tout à fait extraordinaire. Puis, en biologie, apparaît la capacité d'auto-organisation de vastes ensembles de réactions en métabolismes ayant des propriétés de régulation, de correction d'erreurs...

Cette double capacité de construction d'objets et d'organisation de ces objets se manifeste dans d'autres domaines, plus proches, cette fois, du social et de l'humain. Ainsi les idées se combinent et peuvent être organisées en mythes et en idéologies. De même, une innovation technologique résulte souvent de la combinaison de deux technologies. Et les technologies peuvent être organisées elles aussi ensembles de façon à être industriellement cohérents...

Inévitablement, sera posée la question de l'existence, à travers toutes ces disciplines, de logiques communes, de lois génériques similaires, fussent-elles exprimées différemment suivant les domaines.

Ces deux aspects, non-linéarité et émergence d'organisation, s'interpénétrent dans le réel. L'étude du réel aura de plus en plus recours, vous l'avez dit, Monsieur le Président, à la simulation. Laquelle exige beaucoup de rigueur mais offre en retour la capacité d'expérimenter et d'accélérer le temps, de formaliser et de critiquer les résultats.

Et n'est-ce point là, Mesdames et Messieurs, un domaine où nous avons de très belles cartes dans notre jeu ? N'avons-nous pas une très brillante école française de mathématiques appliquées ? N'avons-nous pas les hautes compétences de l'INRIA en informatique, logiciels, architectures de calcul ? Et tant d'équipes de qualité au CNRS, au CEA, dans nos universités et dans l'industrie ?

C'est pourquoi, je souhaite, Monsieur le Président, que le domaine de la simulation soit effectivement très vivement encouragé.




Que complexité et incertitude soient devenues notre destin permanent se manifeste sous nos yeux. De manières souvent bien différentes.

Le retour en force des intolérances, sectarismes, intégrismes et pseudo-sciences ne peut être réduit avec une sorte de condescendance à une angoisse millénariste. Sa cause doit être recherchée dans notre représentation du monde, dans notre rapport à la connaissance. Des gens "instruits" sont actifs dans ces mouvements. Les certitudes qu'ils y recherchent se substituent aux postures d'incertitude, aux connaissances ouvertes, aux impossibles vérités de la science. Ceci nous montre le chemin que doivent parcourir nos appareils éducatifs pour rendre chacun capable de discernement face à tous les credos proposés.

Dans un tout autre domaine, les débats sur les organismes génétiquement modifiés montrent les immenses progrès de la biologie, comme, encore, les champs inexplorés. La course à l'application immédiate ne nous laisse même plus le temps d'acquérir les connaissances théoriques que requiert une utilisation éclairée. La constante de temps de la recherche fondamentale n'est pas la même que celle de l'application, les tâtonnements de la connaissance n'autorisent pas que l'on se passe d'elle.

Face à l'incertitude, un couplage science-démocratie plus riche est indispensable pour les dirigeants politiques, qui sont souvent contraints de prendre, sur un socle scientifique encore fragile, des décisions lourdes de conséquences : c'est la question de l'expertise scientifique. Ce couplage est indispensable pour les savants qui sentent peser sur leurs épaules le poids d'une responsabilité souvent écrasante : voilà le domaine de l'éthique. Il est enfin indispensable pour les citoyens soucieux de mieux comprendre la révolution des savoirs et des pouvoirs qui s'opère sous leurs yeux : apparaissent alors le partage et la vulgarisation de la connaissance scientifique.

La fonction des experts est de fournir, en réponse à une demande, une connaissance destinée à être intégrée au processus de décision du demandeur. "Intégrée au processus de décision du demandeur" : cela signifie que l'expert ne doit pas se tromper de rôle : s'il se situe bien à l'interface de la connaissance et de la décision, il est résolument du côté de la connaissance et laisse au demandeur - le plus souvent politique - le plein exercice de la décision.

"En réponse à une demande" signifie que l'expert doit travailler rapidement, sur un sujet souvent brûlant, à partir d'un état de l'art souvent incertain. En général, une demande concrète requiert un travail de réflexion critique pluridisciplinaire qui transformera l'ensemble disjoint et limité des connaissances disponibles en une expertise.

Les choses seraient faciles si l'on en restait là. Mais il faut nécessairement aller plus loin sous peine d'aboutir à des expertises "parapluie" qui pourraient conduire le politique à un usage immodéré du principe de précaution. L'expertise doit contenir l'expression de la pensée du groupe d'experts qui, tout en restant fondée sur la science, portera forcément en elle une part de subjectivité. D'autant plus d'ailleurs que le sujet sera lié à des enjeux éthiques ou socio-économiques.

L'imperfection de l'exercice ne le condamne pas. Il faut l'affiner. Sans attendre une saisine extérieure toujours urgente, les organismes de recherche ne pourraient-ils pas prendre l'initiative d'organiser une expertise sur un certain nombre de sujets et de la maintenir régulièrement à jour ? Bien qu'un collège d'experts s'auto-contrôle en partie, ne faut-il pas néanmoins ménager un espace de confrontation entre les experts et quelques scientifiques indépendants pour éviter d'éventuelles dérives ? Il m'apparaît important, les expertises étant appelées à se multiplier, de mener une réflexion sur ce sujet dans les cénacles scientifiques et politiques appropriés.

M'étant déjà exprimé à plusieurs reprises sur l'éthique je serai, aujourd'hui, concis. En France, le Comité Consultatif National d'Ethique pour les sciences de la vie et de la santé est un espace de dialogue entre la communauté scientifique et les différentes familles de pensée. La diversité des disciplines et des sensibilités, la grande qualité de leurs échanges permettent au Conseil National d'Ethique, bien que la loi ne lui reconnaisse ni pouvoir législatif, ni autorité administrative, d'exercer un magistère moral que personne de sérieux ne conteste.

Qu'un groupe de femmes et d'hommes puisse justifier sa légitimité par la pertinence de ses avis, qu'il réussisse à convaincre sans contraindre montre aussi que nous sommes capables d'élaborer, ensemble, une éthique de la délibération. L'épanouissement d'une culture de la responsabilité, indispensable à l'équilibre d'une démocratie moderne, n'est donc pas un espoir vain.

Il existe enfin, dans notre société, une fracture à laquelle, Mesdames et Messieurs, vous êtes très sensibles. Elle éloigne une élite scientifique qui manie des concepts et des techniques sophistiqués de la plus grande partie de nos concitoyens qui ne comprend pas la science et, pire encore, qui a le sentiment qu'elle ne la comprendra jamais. Cette fracture est grosse de difficultés. Comment, en effet, pourrait-on reprocher à celui qui ne comprend pas d'être inquiet, facilement abusé, spontanément amené à s'opposer ? Comment pourrait-on lui reprocher de refuser d'avancer quand on ne lui montre pas le chemin ?

Réduire cette fracture doit être pour nous tous un objectif essentiel. S'il est atteint, notre société pourra évoluer, face à la science et à la technologie, en pleine conscience des progrès réalisables mais aussi des risques qui, quelquefois, les accompagnent. Je n'approfondirai pas ce sujet ici puisque votre Compagnie l'a elle-même lucidement étudié dans un rapport publié en Mai 1996 : " L'appareil d'information sur la science et la technique ". Etude d'autant plus légitime que l'un des articles énonçant les objectifs majeurs de l'Académie des Sciences s'intitule : je cite : " Sur l'intégration des acquis du développement scientifique dans toute culture humaine ".

Si j'ai pris le risque de commenter, fût-ce brièvement, ces interactions entre scientifiques d'une part et, de l'autre, dirigeants politiques, représentations des grandes familles philosophiques et religieuses et, enfin, ensemble des citoyens, c'est que j'ai la conviction que nous pouvons réconcilier les avancées de la science et le progrès humain et social. Nous y parviendrons en les liant par une démocratie plus riche, dont les trois aspects que je viens de décrire me semblent bien constituer l'armature : une expertise collégiale, pluridisciplinaire et bien régulée, une analyse éthique dans le respect des consciences, et, enfin, un effort de vulgarisation éducative.

Mesdames et Messieurs, face à un nouveau monde dont l'incertitude structurelle ne pourra disparaître, la science, par toutes ses disciplines, est source d'intelligibilité. En débattant avec le politique, le penseur et le citoyen, elle redeviendra source de progrès. Un troisième rôle émerge devant nous : la science comme source de solidarité planétaire.

Certes, la science sépare ou oppose. Elle est nécessairement une arme efficace dans la guerre économique qui nous est livrée et que nous livrons. Si nos chercheurs acceptent graduellement ce premier terme de leur relation au monde, ils n'oublient pas qu'un second aspect - la science, instrument de la solidarité nationale mondiale - a toujours été pour eux la substance même de cette relation. En témoignent au plus haut niveau les liens que votre Compagnie tisse avec les Académies des Sciences du monde entier, celle des USA comme celle du Tiers-Monde.

Cette solidarité s'impose d'abord comme une évidence. Certaines des grandes questions de la science contemporaine se posent à l'échelle du globe. En premier lieu, bien sûr, l'étude du système Terre qui doit être développée dans le double cadre d'une organisation cohérente des recherches et d'une collecte mondiale des données précises. C'est pourquoi je souhaite que la participation de la France au projet japonais de " simulation de la Terre " soit envisagée. Notre pays pourrait participer à sa conception et, alors, pourrait proposer de prendre en charge certaines parties du système d'observation et de collecte des données et développer des composantes du modèle numérique lui-même.

Je suis de même persuadé que le problème des maladies infectieuses devra être étudié dans un cadre plus vaste et mieux organisé qu'aujourd'hui. La diversité inouïe des bactéries, leurs habitats variés, leurs nombreux métabolismes atypiques, justifient un effort de recherche puissant et soutenu. C'est d'ailleurs pourquoi, même si la recherche française en biologie et microbiologie est au tout premier rang dans le monde, j'ai tenu, ces deux dernières années, à ce qu'elle se fortifie encore. En édifiant notre Centre de Grand séquençage des génomes, en lançant un Centre de génotypage, et en proposant à la communauté scientifique un programme de recherche fondamentale en microbiologie.

Cette solidarité s'impose aussi là où science et politique se côtoient. Je pense en particulier, c'est le jour, à Kyoto, rendez-vous crucial pour la planète, où les Nations Unies doivent fixer des objectifs contraignants d'émissions de gaz à effet de serre.

Solidarité avec les générations futures d'abord : la probabilité du changement climatique est assez forte pour que s'applique le principe de précaution. Au rythme actuel, nos descendants risquent de vivre dans un monde défiguré. La limite est atteinte de ce que nous pouvons faire pour garantir notre prospérité sans mettre en danger leurs conditions de vie.

Solidarité Nord-Sud ensuite : l'Europe demande que les pays industrialisés réduisent leurs émissions de 15 % d'ici à 2010 par rapport au niveau de 1990. A ce niveau, les pays en développement ne seront pas immédiatement concernés par les réductions et pourront poursuivre leur croissance économique. Mais il est temps pour les pays plus avancés d'entre eux de commencer à s'appuyer sur des énergies peu émettrices de gaz à effet de serre.

Solidarité, enfin, entre pays émetteurs enfin, pour une répartition équitable et efficace des efforts. Chaque Français est responsable de l'émission d'1,7 tonne de gaz carbonique par an, contre 5,7 pour chaque Américain. Entre ces deux extrêmes s'échelonnent nos partenaires du monde industrialisé. N'est-il pas indispensable que chacun contribue en fonction de son potentiel et en application de politiques communes ?

Tels sont les principes que la France, avec l'Union Européenne, défendra demain à Kyoto. Ce sont ceux que j'ai défendus avec force et détermination, notamment lors de la dernière réunion des principaux pays les plus industrialisés à Denver.




Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, Fernand Braudel a observé que, dans les périodes de reflux économique, la culture intervient avec force. Sans doute parce qu'il lui appartient de soutenir un édifice chancelant. Aujourd'hui, alors qu'une transition nous porte vers un autre monde, c'est à la science que revient ce rôle de passeur.

Dans un ouvrage destiné à compléter " L'Identité de la France " et que son décès laissa malheureusement à l'état d'ébauche, Braudel souligne que Paris fut, pendant près de sept siècles, le centre culturel du monde, sans en être jamais le centre économique. Depuis un demi-siècle, cette prééminence s'est estompée. Ces réflexions de Braudel, souvent relues, me font imaginer une France qui, par toutes ses sciences et ses cultures, pourrait retrouver pleinement ce rôle. Ce doit être notre ambition, c'est une question de volonté politique. Et en vous voyant, Mesdames et Messieurs, tous ici rassemblés, tous de si haute qualité intellectuelle, et bien ce rêve m'apparaît réalisable.





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