Discours du Président de la République à l'occasion du cinquantième anniversaire du Conseil économique et social.

Discours de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, prononcé à l'occasion du cinquantième anniversaire du Conseil économique et social.

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Paris, le mardi 29 octobre 1996

Monsieur le Président du Conseil Economique et Social,

Monsieur le Premier Ministre,

Messieurs les Présidents du Sénat et de l'Assemblée Nationale,

Mesdames et Messieurs les Ministres,

Mesdames et Messieurs les Conseillers économiques et sociaux,

Mesdames et Messieurs,

C'est pour moi un grand plaisir de pouvoir m'exprimer aujourd'hui, pour la première fois en tant que chef de l'Etat, devant la troisième assemblée constitutionnelle de notre pays.

Votre institution, vous avez bien voulu le dire, m'est depuis longtemps familière. Vous m'avez accueilli à plusieurs reprises en tant que ministre ou Premier Ministre, notamment à l'occasion de l'examen du projet de plan. Dans ces circonstances, j'ai pu apprécier la qualité, la très grande qualité de vos travaux et mesurer toute l'utilité de votre rôle de conseiller du gouvernement.

Aujourd'hui, le Conseil Economique et Social fête ses cinquante ans.

Cet anniversaire nous invite à nous remémorer les origines de votre assemblée, car c'est un élément important de notre démocratie. Elle fut créée au lendemain de la Libération, au cours de cette période difficile et exaltante qui a vu notre pays prendre un nouveau départ. C'est aussi l'occasion d'évoquer le travail accompli considérable et d'envisager ensemble vos perspectives d'avenir. Car vous n'êtes pas seulement dépositaires d'un riche et historique héritage, vous êtes aussi porteurs d'un projet pour notre pays, celui d'une démocratie sociale fondée sur le dialogue et la participation de toutes les forces de la Nation à l'édification de notre avenir commun.




Ainsi, la dernière née de nos trois assemblées constitutionnelles atteint l'âge respectable de cinquante ans.

Cinquante ans, c'est une durée qui peut paraître brève au regard de l'histoire de nos institutions. C'est pourtant l'âge de la maturité. Le Conseil Economique et Social a su trouver sa place dans l'organisation des pouvoirs publics.

En réalité, votre assemblée n'avoue pas, coquetterie sans doute, son âge véritable. Sans évoquer son lointain ancêtre, le Conseil du commerce, créé par le roi Henri IV, la création de votre institution, vous l'avez évoqué, Monsieur le Président, remonte à 1925, date à laquelle Edouard Herriot décida, à la demande pressante des organisations syndicales, de mettre en place un Conseil National Economique. Mais, en dépit des tentatives de réforme ébauchées par le gouvernement du Front populaire, votre assemblée n'a pu alors trouver sa vraie place dans nos institutions.

Le Conseil Economique et Social est issu, sous sa forme actuelle, en réalité de la Résistance.

Dès le 1er mai 1943, dans un message adressé de Londres à l'occasion de la Fête du Travail, le général de Gaulle déclarait : "Quand viendra la victoire, la patrie reconnaissante devra et saura faire à ses enfants, ouvriers, artisans, paysans, d'abord un sort digne et sûr, ensuite la place qui leur revient dans la gestion des grands intérêts communs."

Le principe même d'une assemblée assurant la représentation des forces sociales et économiques dans l'architecture de notre système constitutionnel fait l'objet à la Libération d'un très large consensus. Dès lors, même si les institutions mises en place dans le cadre de la Quatrième République ne correspondent pas aux conceptions défendues par le chef de la France libre, sur ce point au moins, sa voix aura été entendue. La Constitution du 27 octobre 1946 crée ainsi un Conseil économique, placé auprès de l'Assemblée Nationale et du gouvernement, qui est chargé d'examiner les projets de loi de sa compétence et notamment le projet de plan.

Le premier Président que se donne la nouvelle instance est Léon Jouhaux, inlassable défenseur de la participation du monde du travail à l'élaboration de la politique économique et sociale en France et d'ailleurs dans le monde. Il guidera les premiers pas de la jeune assemblée durant 8 années et contribuera, comme sauront le faire après lui, Emile Roche et Gabriel Ventejol, à asseoir son autorité au sein de nos institutions.

Je saisis ici l'occasion qui m'est donnée de rendre hommage à l'oeuvre considérable qu'ils ont accomplie au service de la République.

Quant à votre actuel Président, Jean Mattéoli, qui est mon ami depuis longtemps et qui a rendu à la France d'exceptionnels services, nul, je crois, n'incarne mieux que lui la sagesse, l'ouverture et la diversité d'origine des membres du Conseil Economique et Social.

Grâce à l'influence de ses présidents successifs et à la compétence de ses membres, votre assemblée a su, à sa manière discrète mais résolue, affirmer son identité. Elle a su, dans une période où les structures économiques et sociales ont été modifiées en profondeur, accompagner la modernisation de la France et faire preuve d'imagination pour se saisir de questions aussi cruciales et complexes que l'élaboration d'un système de sécurité sociale ou la mise en place d'une agriculture moderne. Elle a aussi pu jouer efficacement, lorsqu'elle était sollicitée, son rôle de conseil auprès des principales instances de décision de notre pays.

En signant la Constitution du 4 octobre 1958 et l'Ordonnance du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au Conseil, le Général de Gaulle a donné à votre Assemblée sa forme actuelle et sa véritable dimension. Elle constitue désormais, aux côtés de l'Assemblée Nationale et du Sénat, la troisième assemblée de la République, dotée d'un rôle de conseil et de proposition à l'égard du Gouvernement.

Je suis frappé, en brossant ce rapide tableau de l'histoire de votre institution, de la remarquable stabilité dont elle témoigne. Preuve de l'enracinement du Conseil qui a trouvé un équilibre dans son fonctionnement comme dans sa composition. La vue de ces travées le démontre : votre assemblée réunit en son sein les différentes composantes de la société. Elle associe les représentants des salariés et des entreprises, de l'agriculture et de l'artisanat, des familles et de la mutualité, des associations et de la coopération, des professions libérales, des Français d'outre-mer et de l'étranger, des personnalités qualifiées enfin, qui contribuent à élargir encore l'horizon de votre Conseil.

Vous êtes le fidèle reflet de la grande diversité de notre pays. C'est ainsi que vous pouvez mener à bien la mission que vous a assignée l'ordonnance du 29 décembre 1958 : favoriser la collaboration des différentes catégories professionnelles et assurer leur participation à la politique économique et sociale du gouvernement.


Vous avez su jouer, Monsieur le Président, sans discontinuer le rôle de conseiller qui vous est imparti par la Constitution et lui donner toute sa noblesse. Jean-Marcel Jeanneney, qui connaît bien le Conseil, pour y avoir siégé et pour avoir eu à maintes reprises, dans ses fonctions gouvernementales, recours à son expertise, soulignait à juste titre en 1958 que la consultation est en soi une forme de participation. Et en effet, lorsque vous rendez des études et des avis comme lorsque vous examinez des projets de textes, vous participez pleinement au processus de décision politique.

Vous représentez d'abord, pour les pouvoirs publics et notamment pour le gouvernement, une vigie attentive dans un monde en constante évolution.

C'est par l'autosaisine que vous manifestez le mieux votre originalité, aux avant-postes de la réflexion économique et sociale. Vos réseaux vous permettent d'irriguer la France tout entière. Chacun d'entre vous continue d'exercer une activité professionnelle, ce qui lui permet de rester à l'écoute des préoccupations de nos concitoyens. Votre Conseil échappe ainsi au syndrome du vase clos et sait pressentir, avant même que le débat ne se cristallise au niveau national, les questions qui sont à l'oeuvre dans notre société. C'est ainsi que vous avez joué par le passé un rôle de précurseur, en abordant, de votre propre initiative, des questions aussi importantes que le statut matrimonial en 1984, les urgences à l'hôpital en 1989 ou l'évaluation des aides au logement en 1993. Vous vous efforcez aussi, depuis de nombreuses années, d'explorer dans le domaine de l'emploi des voies nouvelles: je pense, par exemple, au statut de l'entreprise individuelle et au développement des services de proximité. Les autosaisines, sous forme d'avis ou d'études, représentent désormais la majeure partie de votre activité, avec l'examen, chaque semestre, du rapport de conjoncture, que vous savez analyser en prenant en compte la dimension sociale des situations économiques.

Je n'aurai garde, Monsieur le Président, d'oublier le second volet de votre activité, je veux parler de l'examen, à la demande du gouvernement, de projets de loi ou de réforme. Vous jouez dans ces occasions le rôle d'un critique constructif et contribuez ainsi à enrichir les projets qui sont soumis à votre expertise pour qu'ils soient mieux compris et mieux acceptés par le corps social.

Le Gouvernement a fait appel à vous, au cours des derniers mois, pour traiter de sujets importants. Je pense notamment au projet de création d'une prestation d'autonomie pour les personnes âgées dépendantes et à la loi d'orientation contre l'exclusion.

Le rôle que vous avez joué pour faire émerger le phénomène majeur de l'exclusion et ce rôle illustre, mieux que tout autre, votre double compétence.

Précurseurs, vous l'avez été, lorsqu'en 1987, vous avez confié au père Wresinski une étude sur la grande pauvreté et la précarité économique et sociale. En 1995, vous avez choisi de vous pencher une nouvelle fois sur un problème qui touche aux fondements mêmes de notre société, en demandant à Mme Geneviève Anthonioz-de Gaulle d'évaluer les politiques publiques de lutte contre la grande pauvreté.

Conseiller du gouvernement, vous l'avez été également. Le rapport du père Wresinski a servi de base à la mise en place du revenu minimum d'insertion. Quant au rapport de Mme Anthonioz-de Gaulle, il a débouché sur un avant-projet de loi d'orientation relatif au renforcement de la cohésion sociale.

Ce projet de loi, que j'ai souhaité, marquera une nouvelle étape dans la lutte contre l'exclusion. Il ne crée pas un droit des exclus. Il organise au contraire l'accès de tous aux droits de tous, c'est-à-dire l'accès effectif de tous les citoyens aux droits fondamentaux : citoyenneté, emploi, logement, santé, culture.

En cela, il s'inscrit dans une logique nouvelle. Il met en oeuvre une politique de prévention de l'exclusion en proposant une alternative à la seule logique de l'assistance. Il s'attaque aux racines de l'exclusion dans le domaine de l'emploi, du logement et de la santé.

Vous êtes actuellement saisis de cet avant-projet de loi. Je ne doute pas que vos débats permettent, une fois encore, d'améliorer et d'enrichir ce texte essentiel pour l'indispensable cohésion de notre société.


Signe de la vitalité de l'Institution et de son utilité, votre Assemblée a essaimé. Elle a fait école dans notre pays comme à l'étranger.

Les trois dernières décennies ont vu se créer, sur le modèle du Conseil Economique et Social, des assemblées similaires dans les régions. Depuis la mise en place, en 1964, des commissions de développement économique régional, les CODER, jusqu'aux comités économiques et sociaux régionaux, devenus en 1990, à votre image, des conseils économiques et sociaux régionaux, les institutions régionales bénéficient de l'expertise et des avis de ces instances qui effectuent un utile travail de prospective, notamment en matière de planification, et complètent ainsi, avec le recul qu'offrent la technicité et la sérénité propres aux acteurs socio-professionnels, les délibérations politiques des conseils régionaux.

Nombreux sont ceux, qui, parmi nos partenaires européens, ont également mis en place des institutions comparables à la vôtre. Rien d'étonnant, dès lors, à ce que le traité de Rome ait prévu, dès 1957, la création d'un Comité économique et social européen. Si l'on peut regretter qu'il ne fasse pas davantage entendre sa voix parmi les institutions communautaires, l'expérience a montré cependant que cette "assemblée de citoyens au travail", pour reprendre la formule d'un de ses secrétaires généraux, constituait souvent, grâce à la personnalité de ses membres et à leur connaissance du terrain, un utile contrepoids aux excès de technocratie qui menacent souvent le fonctionnement des instances européennes.

Je sais qu'à l'initiative de votre président, vous menez depuis quelques années une active politique de coopération avec vos homologues étrangers, coopération que vous ne limitez pas à l'Europe mais qui vous amène à vous tourner vers l'Afrique, l'Amérique, l'Asie. Vous avez notamment été à l'origine de la tenue régulière de Rencontres internationales qui réunissent désormais plus d'une quarantaine de conseils comparables au vôtre. Je ne puis que vous encourager bien sûr dans cette voie de dialogue et d'échanges qui contribue à élargir encore votre horizon.

La multiplication de Conseils économiques et sociaux ou d'institutions du même type dans les pays d'Europe Centrale et Orientale depuis la chute du mur de Berlin est le signe le plus récent de la vitalité de l'institution. Elle s'est traduite par la création de conseils économiques et sociaux en Hongrie, en Roumanie, en Russie, en Slovaquie ou en Slovénie. Ces Etats ont en effet ressenti le besoin de s'appuyer, pour accompagner leur transition vers la démocratie et l'économie de marché, sur des institutions capables d'organiser un dialogue social jusqu'alors inexistant et de favoriser l'émergence d'un système de relations sociales fondé sur la négociation et la participation de toutes les composantes de la vie économique.

Cet exemple illustre l'importance du concept de démocratie sociale. Certes, la France, se distinguant en cela de ses voisins, s'est longtemps cantonnée à une conception strictement politique de la souveraineté du peuple. Cette conception, issue de la Révolution française, excluait toute représentation organisée des forces économiques et sociales. Il fallait éviter de promouvoir, au détriment de la volonté générale, les intérêts particuliers et corporatistes.

J'ai pourtant la conviction qu'une démocratie moderne repose en réalité sur deux piliers : le corps politique, qui est composé de l'ensemble des citoyens, et la société civile, qui réunit les forces vives de la nation. Le citoyen n'est pas seulement un sujet de droit, en quelque sorte un être abstrait ; il est aussi un salarié, un paysan, un chef d'entreprise, un père de famille. C'est pour cela que nous devons inviter les corps intermédiaires, syndicats, associations, groupements, à prendre part à la décision politique. Ainsi, nous comblerons le vide dangereux entre l'Etat et l'individu qui résulterait d'une vision trop étroitement politique de la démocratie. Il n'y a pas de démocratie moderne sans une démocratie sociale.

Votre assemblée est à ce titre le dépositaire d'un modèle, un modèle qui s'est forgé progressivement au cours du vingtième siècle et qui fonde désormais pour une large part le consensus qui assure ou doit assurer la cohésion de notre société. Elle est le lieu où se noue un dialogue serein entre partenaires sociaux. Le lieu où sont définies les règles du jeu qui permettent à notre pays d'avancer.

Ouverte sur le monde, votre assemblée est aussi un lieu protégé des contingences immédiates, où l'on prend le temps d'aller au fond des choses et de rechercher le plus large consensus possible. Un lieu républicain où se côtoient des personnes issues des horizons les plus divers, aux intérêts et aux points de vue parfois profondément divergents, mais toujours soucieuses de confronter et de rapprocher leurs points de vue. Un lieu où, même aux heures les plus conflictuelles, le fil du dialogue n'a jamais été rompu.

Votre assemblée, et c'est là sa force et son originalité, sait prendre le temps, le temps de la mesure, de l'échange, de la réflexion. En cela, elle participe de cette éthique de la délibération fondée sur l'écoute de l'autre et la recherche du compromis que j'évoquais récemment. Au-delà de l'apport de ses travaux, le Conseil Economique et Social trouve sa pleine justification dans son existence même.




Au cours des cinq dernières décennies, votre assemblée a su s'adapter sans heurts et dans la continuité aux évolutions de nos institutions et de notre société. Nul doute qu'elle saura trouver dans le futur les ressources nécessaires pour persévérer dans cette voie.

Je suis pour ma part attaché à ce que la composition de votre assemblée soit progressivement adaptée aux nouvelles réalités sociologiques et démographiques, afin qu'elle reste toujours à l'unisson de notre pays. La représentation des retraités, dont la part dans la population française croît pourtant régulièrement, celle des anciens combattants ainsi que des professions libérales, pour ne citer que ces trois exemples, est à l'heure actuelle insuffisante. Dans une approche pragmatique, je demanderai au Gouvernement d'utiliser le contingent des personnalités qualifiées pour remédier progressivement à cette situation. Il ne s'agit pas, bien sûr, de priver le Conseil Economique et Social des compétences spécifiques que lui apportent les personnalités qualifiées, mais simplement d'inclure parmi elles, et je dirai pour l'essentiel, des personnes proposées par de grands groupements représentatifs et qui sauront faire entendre la voix de ceux qui sont aujourd'hui trop faiblement représentés.

Une autre voie me paraît pouvoir être explorée pour renforcer la capacité d'expertise de votre institution. La coopération avec d'autres instances qui jouent également un rôle de conseil des pouvoirs publics, comme la DATAR ou le Commissariat général au Plan, doit être encouragée, dans le respect des identités de chaque organisme. Ainsi le gouvernement pourra-t-il bénéficier, davantage encore que par le passé, des compétences lui permettant de mettre en oeuvre avec tout le recul souhaitable les nécessaires réformes qui accompagnent notre entrée dans le XXIème siècle.

Lors de sa création, en 1946, votre Conseil a su accompagner, et parfois même devancer, le vaste mouvement de réformes qui devait permettre la reconstruction de notre pays et jeter les bases de son essor économique et de son progrès social. Cinquante ans après, la France doit faire face à de nouveaux défis. L'économie se mondialise, les marchandises, les capitaux, les informations ne connaissent plus de frontières. Cette évolution représente pour notre pays certainement la promesse d'une nouvelle ère de prospérité et de croissance, mais à condition qu'il sache mener à bien les réformes nécessaires et aller résolument de l'avant.

Pour franchir cette nouvelle étape, nous devons être unis et solidaires. Le dialogue et la cohésion sociale sont plus que jamais nécessaires. L'objectif est ambitieux : il nous faut, pour consolider le modèle de démocratie sociale que nous avons forgé, préserver l'équilibre entre les exigences de la compétitivité de l'économie et l'épanouissement des individus.

Votre Conseil peut, j'en ai la conviction, apporter, comme par le passé, une utile contribution à la quête de cet équilibre et à l'élaboration d'un modèle de développement qui mette l'économie au service de l'Homme. C'est la raison d'être du Conseil Economique et Social.

Je vous remercie.





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