Discours du Président de la République à l'université KEIO à Tokyo, Japon.

Discours de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'université KEIO.

Imprimer

Tokyo, Japon, le lundi 18 novembre 1996

Monsieur le Président,

Messieurs les Ministres,

Messieurs les Ambassadeurs,

Mesdames et Messieurs les Professeurs,

Etudiants de l'université Keio, que je voudrais saluer tout particulièrement et amicalement ceux qui sont dans cette salle, ceux qui sont dans les autres salles et à travers vous je voudrais rendre hommage et saluer tous les jeunes du Japon.

Permettez-moi, Monsieur le Président, de vous remercier pour ce diplôme honoris causa, je ne sais pas si je le mérite, mais j'en suis très fier. De vous remercier pour la chaleur aussi de votre accueil dans cette université Keio. Une institution qui figure parmi les plus anciennes et les plus prestigieuses de votre grand pays où, pour reprendre la belle formule d'Edwin REISCHAUER, " la nature a déposé, dès les origines, les ferments de la puissance et de la civilisation ".

Je remercie le Président TORII de m'avoir invité à m'exprimer devant vous, sur ce campus qui a vu le Japon s'engager dans la voie de la modernité. Ce campus où se prépare toujours l'avenir.

A travers vous, étudiants de Keio, je souhaitais, pour ma première visite d'Etat au Japon, m'adresser à la jeunesse japonaise, l'inviter à se tourner vers le monde, l'appeler à y exercer ses nouvelles responsabilités au service du développement, au service de la paix.

Permettez-moi d'évoquer la figure de votre fondateur, FUKUZAWA Yukichi, qui, le premier, eut l'intuition que la modernité passe par l'ouverture au monde, FUKUZAWA qui jeta aussi les premiers ponts entre nos deux pays.

Le poète et diplomate français Paul CLAUDEL écrivait en 1926, alors qu'il était ambassadeur à Tokyo : " La France et le Japon, à chacun des bouts de l'univers, me paraissent également faits pour assurer un rôle d'initiateur et de guide. L'un et l'autre, aujourd'hui, après une longue séparation disait-il, ont intérêt à se regarder et à se comprendre."




Soixante-dix ans plus tard, ces mots de Paul CLAUDEL invitent à une nouvelle rencontre entre la France et le Japon. Ce Japon, c'est vrai Monsieur le Président, vous l'avez dit, est un pays que j'aime. Que j'ai découvert dans ma jeunesse, à Paris, au musée des arts asiatiques Guimet, magnifique musée fondé à la fin du XIXe siècle, au retour d'un voyage au Japon, par un industriel féru d'archéologie et aussi d'histoire des religions.

Le choc esthétique ressenti devant votre statuaire bouddhique m'a tout naturellement conduit à vouloir connaître les autres aspects de votre civilisation. A cette époque, j'ai découvert avec bonheur le Man-Yo-Shu, ce monument de votre littérature classique que je relis régulièrement et que j'ai voulu voir traduit entièrement en français, ce qui est maintenant fait. Depuis, j'ai appris à aimer également les chefs d'oeuvre de vos auteurs modernes, parmi lesquels je voudrais citer ENDO Shusaku, ancien élève de Keio et l'un de vos plus grands écrivains contemporains, hélas disparu il y a quelques semaines.

J'ai étudié avec passion les mythes fondateurs de l'archipel et ses grandes épopées.

J'ai été séduit par la virtuosité de vos potiers, par l'élégance de votre architecture, par l'harmonie de vos jardins, par le raffinement esthétique et la sensibilité de votre théâtre, par la variété et la finesse de votre cuisine, par le rituel des lutteurs de sumo.

Ainsi est née ma passion pour le Japon, une passion entretenue par mes très nombreuses visites dans votre pays.

Maire de Paris, j'avais tenu à nouer des relations privilégiées avec Tokyo et Kyoto d'une part, et Paris d'autre part. A développer un intense dialogue culturel qui a permis aux publics français et japonais de découvrir le meilleur de chacune de nos civilisations. L'Année du Japon en France, en 1997, puis l'Année de la France au Japon, en 1998, seront l'occasion de nouvelles rencontres et de nouveaux échanges.

Lors de chacun de mes voyages, j'ai été, depuis plus de quarante ans, le témoin admiratif de l'extraordinaire croissance du Japon, de son sens de l'innovation, de sa capacité d'adaptation, sans que soit altérée la cohésion de sa société, ni son identité et sa personnalité nationale.

Ces sentiments d'amitié et d'admiration pour le peuple japonais sont largement partagés par mes compatriotes. J'en veux pour preuve la fascination de mon pays pour votre culture, et ceci depuis si longtemps ! J'en veux pour preuve l'extraordinaire succès que vient de remporter à Paris l'exposition des trésors bouddhiques du temple KOFUKUJI de NARA. J'en veux pour preuve le succès de vos grands cinéastes, de vos écrivains, qui sont de plus en plus traduits, ou encore de vos créateurs de mode. Savez-vous que la France est le pays d'Europe qui compte le plus grand nombre d'étudiants en langue japonaise, plus de dix mille jeunes Français étudient le japonais, et que leur effectif ne cesse de croître ? Il ne faut pas s'étonner que ce soit un Français, le professeur Vadime ELISSEEFF, qui a le plus contribué au dynamisme actuel de la japonologie européenne et américaine.

Oui, les Français sont de plus en plus nombreux à voir dans le Japon, au-delà de sa puissance économique et technologique de premier plan, le foyer d'une culture profondément originale. Une civilisation qui a gardé toute sa force malgré les bouleversements et les mutations qu'elle a connus depuis son ouverture au monde. Le Japon a ainsi défini une voie originale vers la modernité, voie qui a été et qui demeure une source d'inspiration et de réflexion pour tous les grands pays.




Je sais aussi que les Japonais aiment et connaissent la France, sa culture, son histoire, son art de vivre. Près d'un million de Japonais viennent chaque année en France !

Mais au-delà de cette image traditionnelle, je souhaite vous présenter un autre visage de la France, celui d'un acteur important, essentiel des relations internationales. Une France au service de la liberté des hommes, du progrès des peuples et de la paix dans le monde. Une France dynamique, ambitieuse, ouverte, désireuse de coopérer plus étroitement avec le Japon, et de préparer avec lui le XXIe siècle. Une France qui appelle ses partenaires européens à s'engager dans une relation amicale et confiante avec l'Asie tout entière.

Membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, la France a une vision globale de ses responsabilités. Elle milite pour un ordre international plus juste, plus stable et plus humain.

D'où sa volonté de contribuer à l'émergence d'un monde multipolaire mieux équilibré. D'où son engagement constant aux côtés des pays les plus pauvres. D'où sa détermination à jouer son rôle dans la recherche de solutions aux crises régionales, au Cambodge, en Bosnie, au Proche-Orient, en Afrique.

Quatrième puissance économique du monde, au coeur de l'Union européenne qui est le premier marché mondial, la France est engagée dans un grand mouvement de réformes. Fidèle à son modèle social, elle s'adapte résolument à une économie globale.

Elle dispose d'une base solide pour assurer sa croissance. L'inflation a disparu. Sa monnaie inspire confiance. Son commerce extérieur est largement excédentaire, preuve de la vitalité et de la compétitivité de ses entreprises. Sa main d'oeuvre est parmi les plus qualifiées du monde. Elle demeure à la pointe du savoir et de l'innovation, avec plus de 400 centres de recherche d'entreprises internationales et près de 10 % des brevets déposés dans le monde.

La France est le deuxième exportateur mondial par habitant, le quatrième en valeur absolue. Ses produits occupent une place essentielle dans le monde d'aujourd'hui. L'Airbus, le train à grande vitesse, la fusée Ariane sont, parmi d'autres, des témoignages de l'excellence française.

C'est aussi cela que je viens vous dire aujourd'hui : nos échanges de produits et de services peuvent et doivent se développer considérablement pour le mieux-être de l'ensemble de nos concitoyens.

Je dirai demain aux responsables économiques japonais l'intérêt d'accroître nos échanges et nos investissements réciproques, notamment dans le domaine de l'industrie.

Je vous le dis, à vous qui incarnez le Japon de demain, vous devez savoir que la France est pour vous un partenaire essentiel.

Du reste, le Japon le sait. Notre partenariat est ancien. Nos deux pays entretiennent, depuis l'ère Meiji, des échanges fructueux dans les domaines scientifique et technologique. La France, aujourd'hui, accueille de nombreux chercheurs japonais. Notre coopération franchira une nouvelle étape, demain, avec la signature d'un accord entre nos agences spatiales. Ainsi, la France et le Japon participeront ensemble à l'exploitation, dès l'an 2000, de la station spatiale habitée.




Le dialogue entre nos deux pays est un dialogue nécessaire. Il est prometteur. Le moment est venu d'aller plus loin encore. Parce nous sommes deux civilisations anciennes et puissantes, soyons ambitieux pour notre relation. Préparons ensemble notre avenir.

L'avenir, ce sont ces questions auxquelles nous devons répondre : quelle sécurité, quel ordre international bâtir dans ce monde de l'après guerre froide ? Comment tirer le meilleur parti de la mondialisation des économies ? Comment lutter ensemble efficacement contre ces fléaux que sont le terrorisme, la drogue, le crime organisé, les atteintes à l'environnement, les grandes endémies ?

Dans cet esprit, le Premier ministre HASHIMOTO et moi-même venons de décider " vingt actions pour l'an 2000 " qui doivent fonder une relation privilégiée, bénéfique pour nos deux pays et surtout utile à l'équilibre du monde.




Quelques années après l'implosion du bloc communiste, le bipolarisme du monde n'est plus. Une nouvelle architecture mondiale reste à inventer. Il faut aller vers cet équilibre multipolaire qui garantira l'autonomie des nations et assurera la stabilité et la paix.

L'Union européenne - 15 pays - sera demain l'un de ces pôles. Première puissance commerciale de la planète, elle se dotera dans moins de deux ans d'une monnaie unique qui sera une grande devise internationale. Forte de nouvelles institutions et progressivement élargie à l'ensemble de ses membres, l'Europe pèsera d'un poids nouveau au XXIe siècle.

L'Union européenne apporte déjà la moitié de l'aide au développement dans le monde. Elle a tissé depuis sa création des liens exceptionnels de solidarité avec la Méditerranée, l'Afrique et l'Amérique latine. Elle a aujourd'hui la volonté de se donner une véritable politique étrangère et une politique de sécurité commune.

Mon ami le Chancelier Helmut KOHL vous a parlé, ici même, il y a quelques jours, des ambitions qu'il nourrit pour notre continent. Vous pouvez ainsi constater l'identité de vues entre l'Allemagne et la France, moteurs principaux de la construction européenne.

Nos deux pays ont su dépasser un antagonisme séculaire et meurtrier. Ils ont su sceller leur réconciliation et inscrire dans le projet européen leur communauté de destin.

Depuis la disparition du rideau de fer, l'Europe tout entière est engagée dans une nouvelle ambition : dessiner une architecture de sécurité qui garantira la paix sur notre continent pour les générations à venir. Cette architecture s'organise autour d'un réseau d'engagements réciproques. L'Alliance atlantique s'adapte. Elle réaffirme la permanence et la force de l'engagement américain en Europe, tout en permettant l'émergence d'une identité européenne de défense. Elle va s'élargir vers l'Europe centrale et orientale et doit établir avec la Russie une relation de confiance et de coopération. D'autres dispositifs et traités consolident cet édifice sans équivalent.




L'Asie, elle, s'est engagée dans une voie différente. Une réelle interdépendance économique s'est spontanément développée, depuis la spectaculaire percée du Japon devenu la deuxième puissance économique du monde. De nouveaux pays industrialisés sont apparus. L'Asie a su promouvoir une croissance exceptionnelle, une croissance qui impressionne le monde tout entier.

Autant que le développement, la paix en Asie orientale est le principal enjeu des décennies à venir. Un enjeu qui intéresse l'ensemble de la planète. Votre région, comme l'Europe, a connu dans ce siècle de terribles conflits puis les rudes tensions de la guerre froide. Comme l'Europe, elle s'éveille à un monde différent qu'elle doit organiser en effaçant et en dépassant les rivalités et les malentendus de l'Histoire.

Fort de ses institutions démocratiques, fier de sa réussite économique, fidèle à ses alliances, le Japon a un rôle capital à jouer pour la stabilité de la région.

La sécurité, c'est d'abord la confiance. C'est ce dialogue constant, difficile parfois, entre nations voisines. C'est aussi l'émergence d'enceintes régionales où s'ébauchent les équilibres et les mécanismes de la paix de demain. Je sais l'influence du Japon dans les processus en cours, en particulier le " forum régional de l'ASEAN " sur les questions de sécurité. Attentive à ses travaux, la France est toute prête à s'y associer.

La contribution du Japon à la paix du monde est l'un des éléments de cette nécessaire confiance. La France se réjouit de la participation de votre pays aux opérations de maintien de la paix. Elle veut et soutient l'accession du Japon à un siège de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies.




La stabilité et la prospérité du monde de demain dépendent aussi de la capacité de nos pays à contribuer au nécessaire rééquilibrage du " grand triangle " de la croissance formé par l'Amérique, l'Europe et l'Asie.

Ce rééquilibrage passe par le renforcement des relations entre l'Asie orientale et l'Europe. Deux régions qui disposent aujourd'hui d'un cadre de concertation nouveau et prometteur. Le Sommet de Bangkok l'a mis en place, en mars dernier, lors de la première rencontre de l'Histoire entre les chefs d'Etat et de Gouvernement d'Europe et d'Asie. Première de l'histoire, cette démarche, soutenue dès l'origine par la France, est exemplaire. Elle permet aux Européens et aux Asiatiques de se retrouver enfin, après une longue période d'indifférence, et de prendre toute la mesure de leurs potentiels conjugués. Elle leur permet d'assumer ensemble les responsabilités internationales, pour défendre l'ordre multilatéral comme pour exercer leur devoir de solidarité à l'égard des plus pauvres.

Le dialogue franco-japonais doit faciliter cet indispensable rapprochement.




Un autre enjeu capital justifie que nos deux pays approfondissent leur coopération. Je pense, bien sûr, à la mondialisation des économies et des technologies.

La mondialisation est une chance. Elle permet un accroissement des échanges et donc de la richesse, une diffusion de plus en plus rapide de l'information et des technologies.

Mais il faut l'accompagner, en corriger les excès, il faut la maîtriser, veiller à ce qu'elle ne laisse personne au bord de la route.

Nous, Français, attachés à une organisation fraternelle de la société, et vous, Japonais, qui avez fait de l'harmonie une valeur suprême de votre civilisation, nous devons nous rejoindre dans une approche équilibrée de la mondialisation. Nous devons concilier le libre jeu de la concurrence, moteur du progrès économique, et la solidarité avec les plus faibles. Nous ne devons pas laisser mettre en cause nos acquis sociaux. Nous devons améliorer sans cesse un modèle social conforme à la dignité de l'homme et permettant l'égalité des chances. Tel est le défi que pour sa part, la France entend relever.

Par ailleurs, s'agissant de la solidarité internationale, nos deux pays, qui occupent les premier et deuxième rangs mondiaux des donneurs d'aide publique, en valeur absolue, doivent multiplier leurs actions communes en faveur des pays les plus pauvres. Dans un monde où les pays les plus riches sont tentés par le désengagement et l'égocentrisme, le Japon et la France doivent être les promoteurs d'une aide au développement moderne et généreuse comme ce fut le cas lors du dernier sommet du G7, à Lyon.

Il nous faut unir nos volontés et nos efforts pour combattre les fléaux qui minent nos sociétés. Ces fléaux auxquels la mondialisation a donné une dimension nouvelle et inquiétante. Déjà, avec nos partenaires du G7, nous nous sommes engagés dans une lutte sans merci contre le terrorisme, la drogue, et le crime organisé transnational. Déjà nous travaillons ensemble en Afrique pour limiter les ravages du Sida, mais nous avons le devoir d'aller beaucoup plus loin !

Il nous faut aussi veiller à ce que la mondialisation se développe de façon équitable pour tous, dans le respect de règles agréées par tous, et dans un esprit de réciprocité. En d'autres termes, il faut que le multilatéralisme l'emporte sur toute tentation des initiatives unilatérales ou des accords bilatéraux.

Il importe, enfin, que l'ouverture des frontières s'accomplisse dans le respect des identités et des cultures.

Aujourd'hui, le développement des technologies de l'information annihile les distances, les contours des Etats, et permet à un large public d'accéder à une information sans limites. Ce progrès comporte des risques, celui notamment de la dilution des identités culturelles.

Le Japon et la France qui ont maintenu à travers les siècles une civilisation forte et vivante, à laquelle ils demeurent profondément attachés, ont le devoir d'assurer la présence de leurs cultures sur les grands réseaux de communication modernes. Défendre des cultures, les pensées qui les irriguent, les langues qui les expriment, c'est d'abord défendre les valeurs de nos civilisations. Dans cet esprit, j'appelle solennellement tous les représentants des grandes langues de l'humanité à s'unir pour défendre ce qu'ils ont de plus précieux : leur langue, qui est une autre patrie. L'uniformisation culturelle est l'une des grandes menaces de ce troisième millénaire.




Jeunesse du Japon et jeunesse de France, je vous invite à faire vôtre ce précepte de FUKUZAWA Yukichi : "mirai ni mukete, ima o ikiru" (Vivons le présent en nous tournant vers l'avenir).

C'est parce que nous sommes sûrs de nous-mêmes, de nos cultures, de nos racines, que nous pouvons aller à la rencontre de l'autre, et construire ensemble l'avenir.

Je vous remercie.





.
dépêches AFPD3 rss bottomD4 | Dernière version de cette page : 2004-07-27 | Ecrire au webmestre | Informations légales et éditoriales | Accessibilité