Discours du Président de la Républiquedevant la Conférence internationale du travail à Genève, Suisse.

Discours de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, devant la Conférence internationale du travail.

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Genève, Suisse, le mardi 11 juin 1996

Monsieur le Président de la Conférence

Monsieur le Directeur Général,

Mesdames et Messieurs les Ministres,

Mesdames et Messieurs les Délégués,

Mesdames, Messieurs,

Permettez-moi, Monsieur le Directeur général, de vous remercier pour vos propos amicaux et permettez aussi de vous dire combien je suis heureux de m'exprimer devant l'une des plus anciennes et certainement la plus originale des organisations internationales.

L'une des plus anciennes, puisque c'est la Conférence de la Paix, en avril 1919, qui lui a donné sa constitution. Il fallut le cataclysme de la Première Guerre mondiale et les révolutions qui l'accompagnèrent, pour faire accepter l'idée d'une législation internationale du travail.

Mais surtout, la plus originale : dépassant le cadre des relations étatiques réservées aux seuls gouvernements, elle prenait pour principe fondamental le tripartisme, c'est-à-dire le dialogue entre les gouvernements, les syndicats et les organisations patronales.

Le tripartisme, c'est l'apprentissage du dialogue social, c'est la recherche d'un compromis acceptable, c'est la compréhension des objectifs du partenaire, c'est le respect des engagements pris. C'est en quelque sorte la pratique, à l'échelon international, de la négociation collective, de la politique contractuelle, si précieuse sur le plan national.

L'idée pouvait être utopique. Elle devint réalité, sous l'égide d'un homme hors du commun, Albert THOMAS.

La liste serait longue s'il me fallait citer tous ceux qui depuis, par leur action, ont témoigné du profond attachement de la France à votre organisation. Qu'il me soit néanmoins permis de rendre hommage à deux d'entre eux, qui sont dans cette salle aujourd'hui : Francis BLANCHARD, qui a dirigé le Bureau international du travail pendant 15 ans ; Yvon CHOTARD qui, pour la deuxième fois, préside votre Conseil d'administration.





L'Organisation internationale du travail a aujourd'hui soixante-dix-sept ans d'existence. Plus qu'aucune autre institution multilatérale, elle inscrit son action dans le temps et dans la durée.

Son oeuvre normative est considérable. Depuis l'origine, 176 conventions et 183 recommandations ont été adoptées par votre conférence. Par la diversité des thèmes traités et la richesse de leur contenu, ces normes ont efficacement servi le progrès social partout, partout dans le monde.

Face aux totalitarismes, l'Organisation a été l'une de ces petites flammes dans la nuit, qu'aucun vent mauvais n'a pu éteindre. Elle a été la garante d'une certaine idée de l'homme, de la liberté et de la pérennité des normes sociales qu'elle avait élaborées.

Est-ce à dire que l'Organisation aurait aujourd'hui fait son temps, qu'elle serait liée en quelques sortes à ce XXe siècle qui va s'achever, qu'elle serait devenue obsolète ? Certains le prétendent. D'autres remettent en cause son bon fonctionnement, par le non-paiement de leurs contributions ou l'accumulation d'arriérés.

La France n'est pas de ceux là. Elle est convaincue que, dans un monde qui change, qui change très vite, l'Organisation internationale du travail a, plus que jamais, un rôle essentiel à jouer. Elle peut aider tous nos pays, quel que soit leur niveau de développement, à faire face aux défis de la mondialisation de l'économie que vous évoquiez tout à l'heure Monsieur le Directeur général.





Phénomène majeur de notre temps, conjuguant les effets de la fin de la guerre froide, de l'unification du marché mondial des biens et des capitaux et de l'irruption de nouvelles technologies, notamment celles de l'information, la mondialisation est doublement globale : globale par son champ géographique qui ne cesse de s'étendre ; globale aussi parce qu'elle affecte tous les aspects de la vie économique et de la vie sociale.

Facteur de croissance et de progrès, elle est un moteur de la richesse et de la prospérité de nombreux pays. Ses aspects positifs sont connus : développement sans précédent des flux de capitaux et des échanges ; ouverture au commerce international de grands ensembles démographiques et accès progressif à la consommation de pays naguère non solvables ; diffusion de plus en plus rapide de l'information et de l'innovation technologique ; multiplication des emplois qualifiés.

Constatons cependant que la mondialisation ne se fait pas sans heurts ni sans graves difficultés. Dans les pays industrialisés, elle oblige à des restructurations rapides et donc douloureuses, dont les effets viennent aggraver la situation de l'emploi. Dans les pays les plus pauvres, elle peut creuser les inégalités ; elle accentue les risques de marginalisation de certaines régions du monde.

Cette mondialisation, nous devons aujourd'hui mieux la maîtriser.

Mettons la au service de l'Homme, de son travail, de sa qualité de vie.

Faisons en sorte qu'elle bénéficie au plus grand nombre, en réduisant dans nos pays les risques d'exclusion d'individus ou de groupes sociaux, en combattant à travers le monde les tendances à la marginalisation de certaines régions ou de certains pays.

Etablissons, quand c'est nécessaire, des garde-fous. Adoptons des règles du jeu équitables, qui peu à peu s'étendront à de nouveaux acteurs.

Ainsi nous pourrons réussir la mondialisation au bénéfice de tous.





En ma qualité de Président en exercice cette année du G7, j'ai pris l'initiative de convoquer à Lille, en avril, une conférence ministérielle sur l'emploi. Une réflexion approfondie s'y est engagée sur les effets de la mondialisation dans les pays les plus industrialisés.

Les grandes démocraties industrielles, sous des formes différentes, sont toutes confrontées au chômage, à la précarité et à l'exclusion. Malgré l'augmentation globale des niveaux de vie, elles voient se développer ce que le secrétaire d'Etat américain au travail, M. Robert REICH, a justement appelé une " classe anxieuse ".

Comment leur rendre confiance en l'avenir ? Comment les aider à tirer tous les bénéfices de la mondialisation ? Comment, en un mot, obtenir des Etats, des chefs d'entreprises et des syndicats qu'ensemble, ils élaborent et mettent en oeuvre les réponses aux défis de la mondialisation ?

Pour y parvenir, il nous faut d'abord réunir les conditions d'une croissance soutenue et riche en emplois. Tirer le meilleur parti des possibilités que nous offrent les nouvelles technologies, notamment celles de l'information. Car les entreprises qui utilisent ces nouvelles technologies sont celles qui, aujourd'hui, se développent le plus vite, créent le plus d'emplois et offrent les meilleures rémunérations. Il nous faut aussi développer les activités de service. Définir de nouvelles formes d'organisation du travail, qui répondent à la fois aux besoins des entreprises et aux aspirations des salariés.

Il nous faut surtout investir dans l'Homme, en permettant à chaque travailleur d'accéder à la formation professionnelle tout au long de sa vie, pour s'adapter à ces changements économiques et technologiques accélérés qu'impose la mondialisation.

A la notion d'emploi à vie doit désormais se substituer celle " d'employabilité ". Derrière ce mot barbare, que je regrette dans sa forme, c'est en réalité une nouvelle organisation de notre société que les gouvernements, les employeurs et les syndicats doivent concevoir, afin de donner à chaque travailleur la possibilité de passer, tout au long de sa vie active, d'un emploi à un autre en recevant une formation adaptée et en conservant sa protection sociale.

Mais il nous faut également prévenir et combattre l'exclusion des travailleurs les moins qualifiés. En abaissant, là où elles sont trop élevées, les charges qui pèsent sur le travail non qualifié. En menant des politiques actives de retour à l'emploi des plus vulnérables. En aménageant nos systèmes fiscaux et sociaux pour que ce retour à l'emploi se traduise par une réelle progression de leurs revenus.

Pour réussir la mondialisation, nous devons les uns et les autres rester fidèles à nos modèles culturels, hérités de l'Histoire et de l'idée que nous nous faisons de l'homme. C'est la raison de mon attachement profond au modèle social européen, un modèle fondé sur trois principes : la protection sociale contre les aléas de l'existence, sur une tradition de dialogue social et de négociation collective et sur le rôle de l'Etat comme gardien et garant de la cohésion nationale.





Dans les pays aujourd'hui en transition, notamment ceux d'Europe centrale et orientale, ne peut-on imaginer, et souhaiter, que l'enracinement des libertés et le développement de l'économie de marché s'accompagnent de la mise en place d'une démocratie sociale fondée sur les mêmes principes ?

L'émergence de partenaires sociaux forts, le développement de relations professionnelles fondées sur la négociation collective et l'adaptation des législations sociales sont aujourd'hui nécessaires pour atténuer les effets profonds, sur des sociétés entières, du passage à l'économie de marché. Mieux associer les travailleurs à ces mutations, c'est consolider la démocratie dans des pays où elle demeure fragile.

Ces orientations doivent notamment s'imposer dans tous les pays qui souhaitent adhérer à l'Union européenne. C'est la raison pour laquelle j'ai fait de la dimension sociale de l'élargissement l'un des points majeurs du mémorandum sur l'Europe sociale que j'ai présenté, le 29 mars dernier à Turin, à tous nos partenaires de l'Union.





Mais c'est dans les pays en développement que les conséquences à long terme de la mondialisation doivent susciter de notre part la réflexion la plus novatrice.

L'ouverture économique et la croissance accélérée qui métamorphosent les pays d'Asie, le choix de la libéralisation qui marque les pays d'Amérique latine, ont des effets puissants et irréversibles sur les sociétés elles-mêmes. L'urbanisation massive transforme les modes de vie et accélère la transition démographique. Demain, les pays émergents devront, à leur tour, prendre en compte un phénomène essentiel : le vieillissement des populations.

Dès à présent, l'élévation des niveaux de vie s'accompagne d'exigences sociales accrues et de tensions.

Peu à peu, et sans que cela mette en cause l'identité de quiconque, les sociétés d'Amérique latine et d'Asie orientale, d'autres ensuite, se rapprocheront de celles d'Europe et d'Amérique du Nord. Comment ne pas voir qu'il y a là matière à un dialogue profondément nouveau, qui permettrait à nos pays de réfléchir ensemble à ces évolutions majeures pour mieux les maîtriser ?

Et ce dialogue, n'est-ce pas d'abord dans cette enceinte qu'il devrait être conduit ? Parce qu'elle rassemble les gouvernements, les travailleurs et les employeurs, l'OIT pourrait en être le lieu privilégié. Les pays émergents pourraient y définir les éléments de législations sociales adaptées à leurs évolutions. Sous son égide, ils pourraient mettre en place progressivement les systèmes de garantie et de protection sociale auxquels aspirent désormais leurs salariés.





Mais nos réflexions doivent aussi, et d'abord, aller vers les pays les plus pauvres.

La mondialisation risque d'accentuer l'exclusion de ces pays qui ne peuvent pas aujourd'hui suivre le rythme, toujours plus rapide, des adaptations rendues nécessaires par la concurrence. N'ayant accès ni aux capitaux ni aux marchés, les pays les plus démunis sont menacés d'une véritable marginalisation.

Nous devons définir un nouveau partenariat fondé sur la solidarité avec les pays les moins favorisés.

Le Sommet mondial de Copenhague pour le Développement social a réaffirmé la nécessaire solidarité internationale à l'égard des pays les moins avancés, notamment des pays d'Afrique.

Dans le même esprit, j'ai souhaité faire de l'aide au développement l'un des thèmes majeurs du Sommet du G7 que j'accueillerai à Lyon dans quelques jours.

Notre ambition doit être de maintenir un niveau suffisant d'aide publique et d'en accroître l'efficacité en réformant les institutions internationales chargées du développement. Mais ce nouveau partenariat implique également, de la part des pays en développement, la mise en place de politiques adaptées.

Je souhaite rendre hommage aux gouvernements, toujours plus nombreux, qui ont compris que la démocratie, les Droits de l'homme, une gestion rigoureuse et transparente, ainsi qu'une protection sociale minimale sont les meilleurs alliés du développement.





Pour réussir la mondialisation au bénéfice de tous, dans les pays industrialisés comme dans les pays en transition, dans les pays émergents comme dans les pays les plus démunis, il faut mettre l'économie au service de l'homme et non comme le veulent certaines philosophies, l'Homme au service de l'économie.

C'est pourquoi l'OIT, plus que jamais, a un rôle essentiel à jouer. Dès sa création, votre Organisation a placé l'homme au coeur de son action. Aujourd'hui, elle doit contribuer à le maintenir au coeur de nos réflexions et de nos projets.

Respecter la dignité de l'homme au travail, favoriser la démocratie sociale par la reconnaissance de la liberté syndicale et le dialogue entre travailleurs et employeurs, garantir des conditions de travail humaines, développer la formation professionnelle : telles sont les tâches auxquelles l'OIT se consacre depuis plus de 75 ans.

Ses programmes de coopération technique lui permettent d'aider, dans ces différents domaines, de nombreux pays en développement.

S'y ajoutent l'analyse quotidienne des données sur l'emploi au niveau mondial et l'étude des différentes politiques de lutte contre le chômage et le sous-emploi. Votre organisation dispose donc d'une expertise exceptionnelle pour faire des propositions. Chacun de nos pays pourra s'en inspirer pour trouver les réponses à ses problèmes spécifiques.

Le Sommet mondial de Copenhague a souligné le rôle et l'expertise de l'OIT. Il a invité tous les Etats à ratifier et à appliquer les normes fondamentales élaborées par votre organisation et lui a confié la charge de participer à l'application du programme d'action du Sommet dans le domaine de l'emploi et du développement social.

Convaincu du rôle important de l'OIT dans l'accompagnement social du phénomène de la mondialisation, j'ai tenu à ce qu'elle soit, au même titre que l'OCDE, pleinement associée à la préparation et au suivi de la conférence du G7 sur l'emploi, qui s'est tenue à Lille.

Au-delà des pays industrialisés, je souhaite que le Bureau international du travail approfondisse sa réflexion sur les conséquences sociales pour tous nos Etats, dans leur diversité, de cette mondialisation accélérée qui est inévitable. Il y a là de vastes champs nouveaux qui s'ouvrent à vos réflexions. La discussion, à l'ordre du jour de votre session, des " politiques de l'emploi dans une économie mondialisée ", s'inscrit parfaitement dans cette démarche.

Comment ne pas évoquer, parmi ces champs nouveaux, la dimension sociale du commerce international ? L'OIT peut s'enorgueillir d'être la première enceinte mondiale où un débat constructif a pu s'engager sur cette question, malgré l'hostilité de certains, les espoirs peut-être excessifs d'autres, l'appréhension de beaucoup.

Nul ne cherche à contester le bien-fondé de ce que l'on appelle " l'avantage comparatif " de certains pays, en terme de coûts de production. Les différences de niveaux de salaires, de protection sociale, de législation du travail, peuvent être légitimement considérées comme une sorte de décalage historique provisoire, par rapport à l'évolution des pays les plus anciennement industrialisés.

Mais peut-on admettre, dans ce grand marché mondial, de très graves entorses aux règles fondamentales de la démocratie sociale ? Peut-on y tolérer des formes plus ou moins déguisées d'esclavage des adultes ou, pire encore des enfants ?

Les résultats, récemment publiés, de l'étude systématique que le Bureau international du travail vient de conduire dans quatre pays démontrent que, dans certaines régions, 25 % des enfants de moins de 15 ans travaillent, souvent 9 heures et 6 ou 7 jours par semaine.

La libéralisation du commerce, le développement de l'emploi et le respect d'un certain nombre de règles universelles qui garantissent la dignité de l'homme sont indissociables.

Ces droits fondamentaux sont connus : ils sont inscrits dans plusieurs conventions de l'OIT et le Sommet de Copenhague a rappelé la nécessité de s'y conformer. Il s'agit de la liberté syndicale et de la négociation collective, de l'abolition du travail forcé et de l'interdiction de l'exploitation du travail des enfants.

Le groupe de travail sur la dimension sociale du commerce international de votre Conseil d'administration s'est doté d'un programme ambitieux et novateur. Ses travaux doivent se poursuivre activement dans un esprit de coopération et de promotion de nos valeurs communes.

La France souhaite que soient recherchés une articulation, un lien entre, d'une part, le respect de la dimension sociale s'exprimant dans les normes fondamentales que je viens de citer et, d'autre part, la libéralisation du commerce international.

Je souhaite que cette question soit inscrite à l'ordre du jour de la conférence ministérielle de l'Organisation mondiale du commerce qui se tiendra avant la fin de l'année à Singapour.





" Des valeurs à défendre, des changements à entreprendre ; la justice sociale dans une économie qui se mondialise : un projet pour l'OIT ". Ce titre du rapport que le directeur général a consacré, il y a deux ans, à l'avenir de votre organisation résume parfaitement le rôle et la place qui peuvent, qui doivent être aujourd'hui celles de l'OIT.

Dans le vaste effort de réformes engagé pour renforcer l'efficacité du système des Nations Unies, l'OIT fait figure de précurseur. Sa volonté d'adaptation à un monde en grand changement, sa capacité à répondre à de nouveaux défis, la vigueur et la détermination avec lesquelles elle a entrepris de réformer ses structures et ses méthodes de travail, ses missions mêmes, justifient un accroissement de son rôle au sein du système multilatéral.

Qu'il me soit donc permis de rendre hommage à son Conseil d'administration et à son directeur général, M. Michel HANSENNE, qui ont su prévoir et organiser, avec beaucoup de clairvoyance et de sagacité, ces profonds changements.

La France, pour sa part, apprécie la ténacité et le pragmatisme qui sont la marque de votre organisation. Si je devais n'en donner qu'un seul exemple, je citerais le comité de la liberté syndicale qui, sans tapage, a accompli une oeuvre considérable dans le domaine des droits de l'homme.

Monsieur le Président,

Si nous voulons dépasser l'opposition actuelle entre l'économique et le social, si nous voulons replacer l'homme au coeur du développement de nos sociétés, oui nous devons nous appuyer sur l'Organisation internationale du travail, et d'abord nous avons le devoir de lui apporter tout notre soutien.

Demain comme hier, la France sera à ses côtés.

Je vous remercie.





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