Allocution de M. Jacques CHIRAC Président de la République. 80e anniversaire de la bataille de Verdun

Allocution de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'occasion du 80ème anniversaire de la bataille de Verdun.

Imprimer

Dimanche 16 juin 1996.


Messieurs les Ministres,

Messieurs les Ambassadeurs,

Mesdames et Messieurs,

Messieurs les Anciens Combattants,

Chers jeunes amis,

Depuis août 1915, le tumulte des combats s'était déplacé, le froid et la neige s'étaient installés et la région s'était engourdie, derrière une place forte désarmée.

Le 21 février 1916 promettait d'être une journée glaciale et morne, comme les autres, lorsque l'aube fut trouée par un fracas de tonnerre : un obus venait de percuter la cathédrale et de formidables lueurs incendiaient le ciel. La bataille de Verdun était engagée.

Après de prodigieux préparatifs menés en grand secret, les troupes allemandes lançaient contre la ville aux dix-neuf forts, ce saillant qui commandait l'accès à Paris, une offensive qu'elles voulaient décisive. Il s'agissait d'écraser les lignes françaises sous un déluge de feu et de réaliser en quelques jours l'impossible percée.

Commencèrent alors trois cents jours et trois cents nuits d'un combat d'une violence atroce, dont l'horreur est restée dans toutes les mémoires comme celle de l'enfer.

"Une ville brûlait, raconte Jules Romain. Elle ne brûlait pas tout entière dans un seul souffle. Dix, vingt, trente brasiers différents produisaient leur flamme... Les hommes, tout en commençant à se laisser dégouliner le long de la descente, tout en résistant au poids du sac qui leur tirait les épaules en arrière, tout en faisant leur possible pour accrocher leurs talons au sol à travers la boue neigeuse, les hommes regardaient brûler Verdun..."

Si saisissant que fût le spectacle pour les soldats qui montaient au front, il ne leur donnait pourtant encore qu'un pâle visage de la réalité : Verdun était une ville fantôme, mais c'était une ville de l'arrière où, malgré le bombardement, on vivait.

A la tombée du jour, sous un barda de trente kilos, dans la boue où la colonne s'enfonce parfois jusqu'à mi-cuisse, la compagnie monte en ligne, sous le feu de l'artillerie ennemie qui flaire la relève, lance des fusées éclairantes et cherche les hommes à massacrer.

C'est alors que le soldat de Verdun découvre le champ de bataille - une vingtaine de kilomètres carrés tout au plus, entre Douaumont, Vaux et Fleury sur la rive droite et, sur la rive gauche, le Mort-Homme et la cote 304 - un marais où la glaise atteint jusqu'à un mètre d'épaisseur, une tourbière sans rive où surnagent, de-ci, de-là, des vestiges de forêts hachés par les obus, et des restes humains. Il n'y a pas de lignes. On se bat en rase campagne et les trous d'obus sont les seuls abris dont on dispose pour se soustraire, sinon aux coups, du moins aux regards de l'ennemi.

C'est dans cet univers dantesque que les hommes vont vivre et se battre, transis de froid, puis sous un soleil de plomb, rongés par la vermine, torturés par la faim et la soif, sans sommeil, sous un bombardement qui ne cesse que pour laisser place à des combats confus, acharnés, qui se terminent dans un effroyable corps à corps.

Tel est Verdun, un champ clos, un cauchemar, dont on peut seulement espérer s'éloigner provisoirement, au moment de la relève, lorsque les pertes ont atteint le tiers des effectifs.

Ces hommes vont ainsi, au milieu des obus et des gaz toxiques, tenir trois cents jours et trois cents nuits, au prix de souffrances incroyables - pour ne rien dire de celles des blessés agonisant, couchés sur les rails du tunnel de Tavannes.

Trois cents jours et trois cents nuits en enfer, depuis cette aube du 21 février où l'artillerie allemande a pilonné les lignes françaises d'un million d'obus avant de lâcher des vagues de fantassins avec leur lance-flammes.

Trois cents jours et trois cents nuits où les assauts les plus furieux rencontrent la résistance farouche de survivants isolés, tels les chasseurs de Driant dans le bois des Caures ou les soldats du Commandant Raynal assiégés au fort de Vaux.

Trois cents jours et trois cents nuits qui produisirent ce que l'héroïsme donne de plus fort et de plus pur.

De ce courage extraordinaire, de cet esprit de sacrifice absolu, témoigne ici chaque coin de terre, tour à tour perdu puis reconquis. Douaumont, formidable enjeu pour les deux armées, mais aussi le Mort-Homme, la cote 304, le bois de Cumières, la ferme de Thiaumont, Fleury, la crête de Souville, le ravin des Fontaines, le bois d'Avocourt, le massif de l'Oie, et combien d'autres noms encore, tous ces lieux disent la même obsession : "Tenir, tenir avant tout..."

Des villages disparus, une terre rendue incultivable par le pilonnage de l'artillerie des deux camps et recouverte aujourd'hui de forêts dont les chemins sont jalonnés de croix et de monuments, disent aussi le calvaire des soldats de Verdun.

300.000 hommes disparurent sur le champ de bataille : 162.000 tués du côté français ; 143.000 morts du côté allemand ; des centaines de milliers de blessés de part et d'autre.

Cette bataille ne fut peut-être pas la plus meurtrière de la guerre, mais sur un périmètre aussi étroit, ces chiffres sont incroyables et effroyables. Ils implorent notre mémoire et aussi notre respect. Ils nous obligent au recueillement et à la réflexion.

Dans ce gigantesque bras de fer où ces deux armées tentent de se broyer mutuellement, beaucoup se savent sacrifiés. S'ils s'insurgent contre la cruauté de la guerre et de leur destinée, s'ils sont tragiquement lucides, les soldats de Verdun savent aussi que de la possession de ce terrain haché, qui fume comme un volcan, dépend la victoire ou la défaite.

"Ils ne passeront pas". Dans sa simplicité, cette formule résume l'enjeu de leur combat : défendre cette terre qui est le coeur de la France ; justifier par la victoire les sacrifices déjà consentis et les morts de 1914 et de 1915 ; tenir... Plus qu'aucune autre bataille, Verdun est le symbole de la résistance et du patriotisme. Car le soldat de Verdun défend son pays comme il défendrait sa famille. Engagé dans une tragédie qui le dépasse, il accepte d'y jouer, là où on l'a placé, le rôle que le destin lui a assigné et il en retire la légitime fierté d'avoir fait son devoir au-delà même de ce qu'on pouvait exiger d'un être humain.

Verdun, c'est aussi le symbole de la solidarité dans une épreuve inhumaine. Solidarité entre camarades du front où montent presque tous les soldats français ; solidarité entre le front et l'arrière que relie sans arrêt la noria de camions de la Voie Sacrée ; solidarité enfin entre les combattants et le pays tout entier qui, ému par l'atrocité de la bataille, se mobilise derrière ses défenseurs.

Quatre-vingts ans après, la France ne saurait oublier les prodiges de vaillance et d'héroïsme, souvent des actes individuels, spontanés, de soldats isolés et livrés à eux-même elle ne saurait oublier les sacrifices qui se sont accomplis là, souvent de façon complètement anonyme.

Aux anciens de Verdun, je veux dire aujourd'hui que la France se souvient. Au nom de la communauté nationale tout entière, je rends hommage à la mémoire de ceux qui disparurent dans ce combat ; je rends hommage à ceux qui en sont réchappés et je leur exprime notre gratitude et notre affection.

Je me tourne aussi vers vous, jeunes gens, dont les arrière-grands-pères et les arrière-grands-oncles participèrent ici à la victoire, de part et d'autre de la ligne de front et quel que soit l'armée qu'ils servaient.

Non, tant de sang et de larmes, on ne peut pas les oublier. Pour toutes les raisons que j'ai dites ; mais aussi pour une autre, tout aussi capitale.

Ces combats terribles où disparurent trois cent mille hommes, qui bouleversèrent la vie de tant d'autres, celle de leur famille et l'avenir de leur pays, eurent sans doute une conséquence inattendue, qui peut sembler paradoxale : de ce martyre partagé, naquit chez les vétérans l'idée qu'il ne fallait "plus jamais ça". Un affrontement hallucinant, où la guerre des hommes se double d'une guerre de matériel et atteint des limites jusque-là inconnues, va devenir le symbole d'une obligation ardente, celle de la paix. Dans le processus qui se développe alors, Verdun constitue un tournant décisif.

Puisque la France et l'Allemagne sortent pareillement exsangues de cette nouvelle tentative de domination réciproque, puisqu'elles ont perdu en trois cents jours de combats incessants presqu'autant d'hommes l'une que l'autre, et qu'au prix de souffrances inimaginables, le front a varié d'un kilomètre tout au plus, une entreprise si cruelle était-elle justifiable ? Sur les ruines du champ de bataille se confirme l'idée que l'amitié vaut mieux que la guerre et que la fraternité n'est pas impossible entre deux nations que l'histoire, depuis des siècles, s'obstine à opposer, sans doute parce qu'elles sont en réalité complémentaires.

Il fallait peut-être une épreuve aussi terrible que la guerre de 14-18 pour faire progresser cette idée. Il fallait la Société des Nations pour tenter, dès la fin du conflit, de lui donner forme. Il fallait les efforts d'un homme comme Aristide Briand pour trouver le chemin de la paix et ébaucher l'unité européenne. Il aura fallu, hélas, le deuxième conflit mondial et le long cortège des crimes du nazisme pour montrer l'impérieuse nécessité, la naturelle nécessité de l'amitié franco-allemande et, par-delà, celle de l'Union européenne. Incarnée par deux hommes, le Général de Gaulle et le Chancelier Konrad Adenauer, attestée par un traité de coopération, la réconciliation entre nos deux pays est chose acquise depuis plus de trente ans. Tous nos efforts depuis lors ne visent qu'à renforcer cette amitié, cette amitié vraie pour la rendre plus active et plus efficace. C'est, pour chacun d'entre nous une obligation ardente et naturelle.

La réalisation de l'Union européenne, nous le vivons, exige plus de temps.

C'est pourquoi aujourd'hui, où nous sommes venus nous recueillir sur cette terre à jamais marquée par l'atrocité de combats à l'issue incertaine, je vous demande, à vous les jeunes qui incarnez l'avenir, de vous mobiliser pour parachever une union où chacun aura sa place ou chacun travaillera à la paix, à la sécurité, à la prospérité, à la justice et à la solidarité de tous les peuples de l'Europe.

C'est un des messages essentiels de Verdun. Et je voudrais que rentrant chez vous, vous l'emportiez dans votre coeur et dans votre esprit. C'est pour nous tous, aujourd'hui, une vocation et une grande mission. Face à l'Histoire, nous ne décevrons pas. Voilà ce qui doit être, pour nous, pour vous une certitude. C'est la raison autant que la passion, dans ce qu'elles ont de plus noble, qui nous obligent, comme le dit Saint-John Perse,

à "lav(er) au coeur de l'homme les plus beaux dons de l'homme..." pour qu'au prix de cet effort puisse enfin s'ouvrir,

"A nos destins promis ce souffle d'autres rives et, portant au-delà les semences du temps, l'éclat d'un siècle sur sa pointe au fléau des balances..."





.
dépêches AFPD3 rss bottomD4 | Dernière version de cette page : 2006-06-21 | Ecrire au webmestre | Informations légales et éditoriales | Accessibilité