Contribution de M. Jacques CHIRAC Président de la République à destination des Gouvernements des pays membres de l'Union européenne: Mémorandum pour un modèle social européen

Contribution de M. Jacques CHIRAC Président de la République à destination des Gouvernements des pays membres de l'Union européenne : Mémorandum pour un modèle social européen

Imprimer


Palais de l'Élysée, Paris le 27 février 1996

L'Europe est une aventure humaine, conduite par l'homme et pour l'homme. Ce qui a présidé à la naissance de la Communauté européenne, c'était la nécessité d'assurer la paix et la sécurité. C'était aussi le désir d'apporter à nos peuples le progrès, le mieux vivre. Ces exigences restent d'actualité.

Si l'Europe devient une entité abstraite, ou si elle avance sur la seule voie de l'économie et de la monnaie, il lui manquera l'essentiel : la volonté et l'adhésion des peuples, sans lesquelles rien de grand ne se fait.

Il est temps que l'Europe retrouve les Européens. Alors que 18 millions d'entre eux sont sans emploi et que plus de 50 millions sont menacés par l'exclusion, le devoir de l'Union européenne est de répondre aux préoccupations de ses peuples.

Ces préoccupations sont connues : l'emploi, l'avenir des enfants, la sécurité, l'environnement. Autant de grands sujets qui sont le quotidien des hommes et des femmes et qui doivent s'affirmer comme des priorités européennes.

L'Europe doit redevenir synonyme de progrès social. Elle doit imposer cette idée simple : nous vivons et nous vivrons mieux au sein d'une Europe forte et unie que sans elle. Si nous n'affirmons pas sa dimension sociale et humaine, les peuples n'auront pas envie de s'engager dans cette grande aventure collective.

C'est pour cela que la France souhaite lancer le débat autour de l'Europe sociale. C'est pour cela qu'elle présente à ses partenaires de l'Union ce mémorandum.

Le modèle social européen : un atout face aux défis de la nouvelle économie mondiale

Les pays européens ont construit au cours de leur histoire les bases d'un modèle social qui distingue l'Europe des autres continents.

Partout en Europe, les hommes et les femmes bénéficient d'une protection contre les aléas de l'existence et d'un revenu garanti après leur retraite.

Partout en Europe, le rôle des partenaires sociaux dans la vie économique et sociale est reconnu. C'est aujourd'hui le dialogue social qui peut permettre les progrès les plus concrets et les plus solides en matière de lutte contre le chômage, en favorisant la formation en alternance des jeunes, en inventant des formes nouvelles d'organisation du travail, en suscitant un partage de la productivité plus favorable à l'emploi.

Partout en Europe, l'Etat définit des règles du jeu minimales en matière de relations du travail et garantit la cohésion nationale.

Partout en Europe, les systèmes de protection sociale sont profondément enracinés dans l'identité et la culture des peuples.

Contrairement à ce que croient certains, ces acquis sociaux sont pour l'Europe un atout. Ils ont été un facteur de croissance économique parce qu'ils ont assuré la cohésion sociale. Ils permettront, demain, aux pays européens de s'adapter à une nouvelle société où les formes de travail seront différentes et plus diversifiées, ainsi qu'à la nouvelle économie qui émerge sous nos yeux.

La mondialisation de l'économie s'est accélérée sous le quadruple effet de la fin de la guerre froide, de l'unification du marché mondial des capitaux, de l'émergence de nouvelles puissances économiques et du progrès des technologies, notamment celle de l'information. Elle devrait engendrer un nouveau cycle long de croissance, s'appuyant sur la diffusion du progrès, la stabilité des prix, le développement des échanges et des flux de capitaux, l'ouverture au commerce international de grandes puissances démographiques et l'accès à la consommation de pays aujourd'hui non solvables.

Mais la mondialisation exacerbe aussi la concurrence et oblige à une adaptation continue des Etats, des entreprises et des hommes. Elle repose, en effet, sur l'élimination progressive des dernières entraves à la libre circulation et donc sur la déréglementation la plus poussée possible. Son maître-mot est celui de " flexibilité ". La mondialisation n'a pas créé l'exclusion, mais elle l'aggrave en laissant sur le bord du chemin tous ceux qui ne peuvent pas suivre le rythme toujours plus rapide des adaptations. Elle a provoqué, aux Etats-Unis comme en Europe, l'apparition d'une " classe anxieuse ".

Peut-on définir une nouvelle voie, celle d'une croissance qui profite à tous, d'une mondialisation sans exclusion, alliant progrès et protection, adaptation et confiance en l'avenir ? L'affirmation d'un modèle social européen peut apporter les éléments de réponse.

Comment mieux affirmer la dimension sociale et humaine de l'Europe ?

La réponse est évidente. Il faut d'abord faire de l'emploi la priorité de l'Union européenne.

Cela signifie que l'emploi doit devenir un critère déterminant de toutes les initiatives, de toutes les interventions, de toutes les dépenses.

Cette règle vaut d'abord pour le Fonds régional et le Fonds Social européens qui représentent plus de 20 milliards d'écus pas an. Ces fonds doivent être utilisés pour l'emploi. La France souhaite que le Fonds Social européen, dont les dotations ne sont même pas entièrement consommées, serve en priorité à prévenir l'exclusion, à préparer les travailleurs aux changements professionnels qu'ils devront affronter et à encourager les Etats à mener ensemble des politiques nouvelles de formation professionnelle.

C'est avec la même préoccupation que l'on doit aborder les technologies de l'information, des composants aux industries du multimédia, de l'ordinateur à Internet. Face à la vitalité américaine, l'Europe doit mettre en commun ses ressources. Il s'agit de préparer notre avenir industriel et scientifique, et de promouvoir toutes les applications et les nouveaux services qui donnent corps à la société de l'information, parce que ces nouveaux services sont créateurs d'emplois et de richesses.

C'est aussi le cas, évidemment, pour les grands réseaux de transports. Il est inadmissible que 14 projets, décidés voilà plus d'un an, soient toujours en sommeil. Commençons avec les crédits dont nous disposons !

C'est enfin le cas pour la recherche. Sachons mettre en oeuvre des programmes qui profitent d'abord à nos entreprises. C'est ainsi que nous développerons notre capacité de recherche commune et que nous pourrons nous mesurer avec les Etats-Unis et le Japon.

Dans tous ces secteurs, l'Europe peut marquer des points dans son combat pour l'emploi. L'Union européenne doit être, dans la lutte contre le chômage, volontariste et novatrice. Par exemple, elle peut continuer à établir un nouveau rapport au travail et à favoriser les nouvelles formes d'organisation du temps. C'est le moyen pour les salariés de mieux concilier leur vie familiale et leur vie professionnelle et pour les entreprises de disposer d'une souplesse qui peut être créatrice d'emplois. Dans cet esprit, la France est favorable à la directive sur le temps partiel proposée par la Commission.

Deuxième exigence : renforcer le suivi des politiques de l'emploi.

Le Conseil européen d'Essen a défini cinq priorités communes pour l'emploi et contre le chômage : développer la formation, rendre la croissance plus créatrice d'emplois, réduire les coûts indirects du travail non qualifié, améliorer le fonctionnement du marché du travail, renforcer notre action en faveur des jeunes et des chômeurs de longue durée.

Ces objectifs sont bons. Encore faut-il les atteindre ! Rapports, discussions et débats ne sauraient suffire. Ce qu'il faut, c'est un vrai suivi des décisions.

Cela suppose d'abord que les ministres en charge de l'économie et de l'emploi travaillent ensemble.

Cela suppose ensuite que tous les acteurs concernés, responsables politiques et partenaires sociaux, puissent échanger, confronter leurs expériences et leurs pratiques. Dans cet esprit, il est temps de réformer le Comité permanent de l'emploi et d'élargir ses compétences afin d'en faire un véritable observatoire des politiques de l'emploi et une force de proposition.

Troisième exigence : lutter contre le " dumping social ".

L'Europe constitue aujourd'hui un marché unique. Si la concurrence doit s'y exercer librement, cela ne doit pas se faire au détriment des travailleurs.

La France tient à ce que le droit social communautaire soit appliqué partout de manière équivalente et que cette application soit évaluée périodiquement avec les partenaires sociaux.

De même, la libre prestation de services est un principe fondamental. Pour autant, la France n'accepte pas que des travailleurs venant de différents Etats et effectuant les mêmes tâches dans un pays donné ne soient pas traités de la même façon. Si nous voulons éviter le " dumping social " à l'intérieur de l'Europe, il faut que la directive sur le " détachement des travailleurs " soit adoptée dans les meilleurs délais. Elle doit permettre d'appliquer dès le premier jour à tous les travailleurs ressortissants de l'Union et venant travailler dans un Etat membre, les mêmes règles essentielles en matière de rémunération et de conditions de travail.

Enfin, dans les échanges internationaux, l'Union doit veiller à l'application des normes sociales fondamentales qui assurent le respect et la dignité de la personne humaine. S'il est naturel que chaque pays valorise ses avantages afin de s'enrichir par les échanges, l'Europe ne peut admettre que des exportations soient compétitives grâce à l'utilisation du travail forcé et du travail des enfants, ou grâce à l'absence de liberté d'organisation et de négociation des salariés.


Au-delà du social, donnons à l'Europe toute sa dimension humaine.

L'avenir de l'Europe, c'est d'abord les jeunes Européens.

Beaucoup a déjà été fait en leur faveur : ainsi, le programme " Socrates " d'échanges d'étudiants permettra, au cours des années 1995-1999, à plus d'un million d'entre eux, soit 10% des étudiants d'Europe, d'accomplir une partie de leurs études dans un autre pays que le leur.

Mais il convient d'aller plus loin. Les jeunes en formation - dans l'enseignement général, technique ou professionnel, ou dans les formations en alternance - doivent être toujours plus mobiles afin d'enrichir leur culture et d'accroître leurs chances sur le marché du travail. Prenons des initiatives pour que cette nécessaire mobilité entre dans les esprits comme dans les usages. Plusieurs pistes peuvent être explorées : obligation d'apprendre deux langues étrangères, jumelage systématique d'un établissement scolaire avec un établissement d'un autre pays, création d'universités européennes d'été, multiplication d'activités réalisées en commun par de jeunes européens (telle que la restauration de monuments historiques).

Pourquoi, dans un autre domaine, ne pas mettre en place un service volontaire européen pour la jeunesse, qui permettrait d'accomplir hors de son pays d'origine des tâches d'intérêt général ? La cohésion sociale, la lutte contre la délinquance, les problèmes des quartiers difficiles, la protection de l'environnement concernent toute l'Europe. Pourquoi ne pas mobiliser les jeunes qui le souhaitent sur le front de la solidarité et du mieux-vivre ?

La drogue : une grave menace pour les jeunes.

Pour tant et tant de familles européennes, la drogue est un drame quotidien. Si elle veut être vraiment crédible, l'Europe doit prendre toute la mesure des fléaux de nos sociétés modernes et les combattre efficacement.

La France souhaite que l'on adopte le plus rapidement possible des mesures concrètes pour interdire de manière effective la production et le commerce de toutes les formes de drogue. A cette fin, les législations nationales doivent être harmonisées, dans l'esprit des conclusions du conseil européen de Madrid, adoptées à l'initiative de la France. L'Union européenne doit disposer d'instruments efficaces : c'est l'un des enjeux de la Conférence Intergouvernementale.

L'Union doit également marquer des points sur le terrain de l'information et de la sensibilisation et d'abord auprès des jeunes dans les écoles. Il faut lutter contre la drogue là où elle fait le plus de mal.

Une Europe plus humaine, c'est une Europe qui combat l'exclusion.

L'Europe compte aujourd'hui 52 millions de pauvres, 3 à 5 millions de sans-abri et de mal-logés, près de 9 millions de chômeurs de longue durée. Derrière la froideur des chiffres, que de détresse ! Face à l'urgence, l'Europe ne peut rester inerte.

Premier impératif : adopter enfin le nouveau programme contre l'exclusion qui a été indéfiniment retardé, comme d'ailleurs le programme en faveur des personnes âgées.

Deuxième impératif : donner à l'Europe les moyens de contribuer à la sécurité dans les quartiers où le lien social se défait. Ces quartiers exigent des politiques spécifiques pour ramener l'activité et l'emploi, pour que l'école puisse jouer son rôle dans les domaines essentiels de l'intégration et de l'égalité des chances, pour que l'habitat réponde aux aspirations des citoyens. Mais rien ne se fera si l'insécurité y règne. C'est le combat de chaque pays, mais l'Europe doit en prendre sa part. C'est aussi le prix de la solidarité.

Nous devons enfin promouvoir les droits du citoyen européen.

L'Union européenne est fondée sur un ensemble de principes et de droits qui forment notre patrimoine moral et culturel.

La défense de ce patrimoine suppose que l'Europe combatte énergiquement les résurgences de racisme et de xénophobie dont notre continent a tant souffert. La France suit avec intérêt les travaux de la commission consultative créée en 1994 par le conseil européen. Elle approuve la suggestion de mettre en place un Observatoire de l'Union européenne contre le racisme et la xénophobie. Une telle instance serait un instrument précieux pour lutter contre les forces de haine. La vigilance est, dans ce domaine, l'arme la plus efficace.

Au-delà des libertés essentielles garanties dans nos pays démocratiques, une Charte des droits fondamentaux permettrait de reconnaître les droits économiques et sociaux des citoyens ainsi que la vocation particulière des services publics, qui jouent un rôle irremplaçable et original et qui doivent être protégés d'une application excessive et indiscriminée des règles de la concurrence. La France invite l'Union européenne à en prendre l'initiative et à introduire dans le traité les adaptations nécessaires.


L'Europe sociale, c'est aussi le dialogue social européen.

Nous devons mieux associer les partenaires sociaux à l'action communautaire.

Les partenaires sociaux ont conclu, le 14 décembre 1995, un accord pour mieux concilier vie familiale et vie professionnelle grâce au congé parental. Il s'agit du premier accord passé en application du Protocole social. C'est un exemple à suivre. Dans chaque pays, la négociation collective a permis de faire progresser les droits sociaux. Il faut appliquer la même logique, avec les mêmes objectifs, au niveau communautaire.

De même, encourageons les discussions sur des thèmes nouveaux d'intérêt européen, comme l'aménagement du temps de travail ou les formes nouvelles d'emploi.

Mais la France souhaite aller plus loin et demande que les partenaires sociaux soient systématiquement consultés sur tous les textes qui comportent une dimension sociale. Cela peut se faire au sein du Comité permanent de l'emploi, à condition qu'il soit rénové comme nous le proposons.

Le dialogue social, c'est aussi une réflexion commune sur l'avenir de la protection sociale.

La France appelle à un vaste débat en Europe, auquel participeraient tous les acteurs concernés, sur les défis que nos systèmes de protection sociale auront à affronter. Il reviendrait au Conseil des ministres d'en prendre l'initiative.

Les questions qui se posent sont essentielles. Comment concilier le vieillissement de nos populations avec une protection sociale de qualité ? Comment rendre la protection sociale plus favorable à l'emploi ? Comment réduire l'exclusion, qui n'a fait que croître depuis vingt ans alors même que la protection sociale se généralisait ?

Bien sûr, ce débat ne conduira pas à des réponses uniformes, car les systèmes de protection sociale sont intimement liés à l'histoire et à l'identité même de nos sociétés nationales.

Il n'empêche : les mêmes problèmes se posent à tous les pays européens et chacun peut gagner aux réflexions de l'autre. Le plus urgent est de garantir la protection sociale, dont nous sommes légitimement fiers, en l'adaptant aux exigences du monde d'aujourd'hui et de demain.


Une nécessité : intégrer le Protocole social au Traité pour en renforcer la portée.

Dans l'histoire de l'Europe sociale, le Protocole constitue une étape décisive. Directive sur le comité d'entreprise européen, accord sur le congé parental, projet de directive sur le temps partiel : autant de progrès que nous lui devons.

Pour qu'il s'impose plus encore à tous les membres, actuels ou futurs, de l'Union européenne, la France propose que ce Protocole soit intégré au Traité.

L'Europe pourrait aussi peser davantage sur les conditions de travail, la protection sociale, la défense des intérêts des travailleurs, la réinsertion des exclus. Elle pourrait aussi mieux assurer l'égalité entre les hommes et les femmes, notamment sur le marché du travail.

Disons-le, c'est l'ensemble de l'action de l'Europe dans le domaine social qui se trouverait facilitée et renforcée. La Conférence Intergouvernementale nous donne l'occasion de prendre cette initiative.


Historique, politique, l'élargissement de l'Union européenne a aussi une dimension sociale.

La France dit oui, avec conviction et chaleur, à l'élargissement de l'Union européenne. Le continent européen va enfin retrouver son unité. Faisons de cette réconciliation une chance pour nos sociétés.

Ensemble, nous avons commencé à préparer l'adhésion des pays candidats. Dès à présent, la dimension sociale et humaine doit être au coeur de ce processus d'adhésion. Une idée simple doit présider à l'élargissement : il nous appartient de susciter, dans le respect des traditions nationales, la consolidation du dialogue social.

La construction de la grande Europe, qui a été longtemps un rêve inaccessible et qui est aujourd'hui notre projet commun, ne doit pas conduire à un profil bas en matière d'exigence humaine.


Pistes à explorer, initiatives à lancer, décisions à prendre, l'Europe dans sa dimension sociale a beaucoup de chemin à accomplir.

La France souhaite convaincre ses partenaires que c'est l'avenir même de l'Europe qui est en jeu. L'Union européenne, qui n'a pas l'évidence du fait national, doit susciter l'intérêt, l'espérance, l'adhésion de l'esprit et du coeur.

Sachons trouver la voie qui conduise au coeur et à l'intelligence. Seule une Europe humaniste sera acceptée et aimée des Européens.





.
dépêches AFPD3 rss bottomD4 | Dernière version de cette page : 2006-08-25 | Ecrire au webmestre | Informations légales et éditoriales | Accessibilité