Discours de M. Jacques CHIRAC, Président de la République (Institut Pasteur)

Discours de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'Institut Pasteur.

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Institut Pasteur - Paris le jeudi 28 septembre 1995.


Monsieur le directeur général de l'UNESCO,

Monsieur le président,

Monsieur le directeur général,

Mesdames, Messieurs,

Les anniversaires que la communauté scientifique choisit de célébrer revêtent une signification particulière : ils révèlent l'image que la science veut donner d'elle-même.

C'est parce que la personne et l'oeuvre de Louis Pasteur sont exemplaires, je dirais emblématiques, que le centenaire de sa mort méritait d'être commémoré avec éclat.

Certes, Louis Pasteur n'a pas tout trouvé, il n'a pas tout bâti, il n'a pas tout prévu. Mais il a fait plus que cela : il a laissé un style. L'Institut Pasteur et les "pastoriens" marquent de leur empreinte, depuis un siècle, l'ensemble de la recherche scientifique.

La première des grandes leçons de la tradition pastorienne, c'est que la science ne saurait être coupée du reste de la société.

Nul mieux que Pasteur n'a su unir recherche et applications. Union étroite symbolisée par l'Institut qui porte son nom, la recherche apportant des idées à une industrie qui, en retour, la finance. Nul mieux que Pasteur n'a su mobiliser le concours des différents secteurs de la société au fil de ses recherches sur l'élevage, l'agriculture, l'hygiène et ce que l'on n'appelait pas encore l'agro-alimentaire.

Cent ans après, on s'interroge toujours sur la relation entre recherche et industrie, sur la manière de les rapprocher et de les faire travailler en harmonie. Et l'on commence à peine à analyser les liens qui existent entre recherche et société. En particulier dans les domaines qui sont les vôtres. Là où les mondes de la recherche et de la santé, de l'enseignement et de l'industrie, de la société tout entière sont si manifestement liés les uns aux autres que la simple notion d'interface, familière aux chercheurs, est inévitablement réductrice. Ces mondes, en fait, évoluent ensemble. C'est une évidence autant qu'une exigence.

L'économie en constitue une des meilleures illustrations.

Nous devons avoir la volonté de faire de la recherche une arme efficace dans la compétition économique mondiale : il en va de la place, demain, de la France dans le monde. De plus en plus, de mieux en mieux, les chercheurs tiennent compte de ce premier objectif. Mais Il en est un second qui, de tout temps, leur a été consubstantiel : la science est aussi une arme au service de la solidarité.

Cet objectif de solidarité, de cohésion planétaire - "la science n'a pas de patrie"' disait Pasteur - doit s'illustrer, d'un côté, dans les grands programmes à vocation scientifique universelle (qu'ils portent sur l'observation de la terre ou sur l'environnement) et, de l'autre, dans toutes les actions, modestes ou ambitieuses, destinées à réduire les fractures entre les grands ensembles de nations du monde. C'est là qu'apparaît la santé, au premier rang de vos préoccupations, de mes préoccupations. Et l'Institut Pasteur, par les centres qu'il a créés dans le monde entier, figure au premier rang des acteurs. Il constitue une référence.

Ainsi, dans les rapports entre nations, peuvent enfin aller de pair concurrence et coopération, différence et complémentarité.

Mais, Mesdames, Messieurs, il existe dans notre société un autre risque de fracture, auquel vous ne pouvez pas être insensibles dans le domaine qui est le vôtre : c'est celui qui résulterait d'un éloignement entre une élite scientifique, qui manie des concepts et des techniques sophistiqués, et la plus grande majorité de nos concitoyens qui ne comprendrait pas ou, pire encore, aurait le sentiment qu'elle ne comprendra jamais. Comment, pourrait-on alors reprocher à ceux qui ne savent pas être inquiets, facilement abusés, ou ainsi amenés à s'opposer ? Comment pourrait-on leur reprocher de refuser d'avancer, alors qu'on ne leur dirait pas clairement où ils vont ?

Il est plus que jamais impératif, devant l'accélération des progrès de la science et de la technologie, d'expliquer, de "traduire" les thèmes scientifiques, en idées, en images et en mots accessibles aux non- spécialistes. C'est un exercice difficile, mais qui doit être pour nous tous une grande ambition. Alors seulement, notre société pourra poursuivre son chemin, face à la science et à la technologie, en pleine conscience des progrès accomplis mais aussi des risques qui, quelquefois, les accompagnent.

Cet objectif essentiel peut être atteint, avec le concours des nombreux chercheurs et enseignants qui consacrent une part de leurs talents et de leur temps à l'éducation scientifique du plus grand nombre. Parce qu'ils placent la science au coeur de notre société, je tiens ici à leur rendre hommage.

La deuxième grande leçon de la tradition pastorienne, c'est la place de la recherche fondamentale, tant est forte la nécessité de connaître, de découvrir, d'inventer.

La recherche fondamentale, par définition, n'est pas orientée vers le profit immédiat et elle n'est pas contrôlée par le marché. A ceux qui la considèrent comme un investissement aléatoire, je répondrai que, même à brève échéance, elle favorise l'accès au stock mondial des connaissances accumulées. Et ce n'est pas le moindre de ses mérites.

En matière de création, la contribution de l'Institut Pasteur à un siècle de microbiologie, de médecine, puis de biologie, est exceptionnelle.

D'abord, parce que Louis Pasteur a engendré une espèce originale de chercheur : "le pastorien". Le pastorien était médecin, chimiste, pharmacien, il venait parfois de loin. Il se définissait non par un statut, mais par un style et un lieu de travail. Si, aujourd'hui, les pastoriens ont un statut, leur communauté a conservé sa diversité. Des chercheurs du CNRS, de l'INRA, de l'INSERM, côtoient de nombreux stagiaires étrangers. Cette diversité, qui fonde la recherche interdisciplinaire fut, et reste source de richesses et de progrès.

Dans les mondes en coévolution dont je parlais il y a un instant, nombre de contraintes et de malentendus naissent des différences de culture. Différences de macrocultures entre les mondes scientifique, industriel, médical, politique. Différences aussi de microcultures à l'intérieur de chacun d'eux. Sources d'obstacles, ces différences deviendront atouts par une mobilité accrue des hommes - fût-ce de quelques hommes - entre la science, l'industrie, la politique, l'administration, les médias.

Cela me conduit à poser une question : la gestion moderne des connaissances requiert-elle des formes d'organisation spécifiques ? C'est une question directement liée, elle aussi, à l'Institut Pasteur. Car ce n'est certainement pas un hasard si, en France, la biologie moléculaire est née à l'Institut ; ou si le virus du Sida y a été isolé. Si cela fut, c'est parce que l'Institut a conservé une capacité d'adaptation et de renouvellement. Parce qu'il a su se ménager des espaces de liberté.

Dans un pays comme le nôtre, soucieux d'ordre cartésien, il faut une réelle volonté pour tenter d'introduire plus de liberté dans nos organisations. Pour accepter que tout système - groupe social, parti politique, entreprise, laboratoire - conserve, pour être fécond, une certaine marge de désordre, le rôle des responsables étant alors de faire en sorte que ce désordre reste supportable pour être source d'innovation et non d'inutiles conflits.

Il faut que puissent se constituer des réseaux informels, qui ne remettent certes pas en cause la nécessaire hiérarchie des priorités, mais qui apportent la richesse de liens d'une autre nature, fondés sur la complémentarité, la "sympathie" - au sens étymologique du terme - des compétences.

Il faut que chaque groupe humain puisse abriter en son sein des gens qui pensent différemment, car c'est peut-être l'un d'eux, un franc-tireur, qui trouvera la réponse originale à une question difficile, à une situation nouvelle.

Notre système de recherche, dont l'objectif premier est justement de créer, de découvrir la vérité, doit, plus que tout autre, disposer de toute la souplesse nécessaire. Dans les rapports que je consulte sur l'organisation de la recherche en France, reviennent souvent les idées de planification, de coordination et de contractualisation. De ces idées, surgissent inévitablement des normes, des prudences, des comportements mimétiques, des formalismes. Toutes choses qui ordonnent, mais qui, négligeant la part d'incertitudes créatrices, risquent d'encombrer, de corseter et de stériliser les chercheurs. Il ne faut certes pas nier le besoin d'ordonnancement et de cohérence. Encore faut-il agir avec précaution et ne pas hésiter à accorder aux chercheurs toute la liberté nécessaire.

Les domaines scientifiques qui sont les vôtres, Mesdames, Messieurs - la microbiologie, l'immunologie, la biologie des systèmes intégrés - constituent l'un des corps centraux de la science moderne. Elles représentent aussi, en épistémologie, le point de départ d'une vaste lignée de sciences. Rappelons-nous, là aussi, Louis Pasteur.

Malgré les réticences du positivisme vis-à-vis de l'interdisciplinarité, malgré une classification des sciences dans laquelle Auguste Comte ne prévoyait pas d'échanges entre des disciplines figées dans un carcan hiérarchique, Pasteur jonglait avec des méthodes applicables aux diverses disciplines, des cristaux aux ferments et aux maladies infectieuses.

A un niveau conceptuel plus profond, une démarche analogue se fait lentement jour, depuis seulement quelques années, dans l'étude des systèmes complexes.

En physique, on étudie des objets, des quarks aux galaxies. A chaque niveau, les objets sont donnés, sont liés par des forces et changent d'état. Mais leur capacité à construire d'autres objets est très limitée quand elle n'est pas totalement absente.

En chimie cette capacité, elle, explose. La variété des réactions chimiques construisant de nouvelles molécules - de nouveaux objets - est extraordinaire.

En biologie, enfin, apparaît la capacité d'auto-organisation de vastes ensembles de molécules en systèmes ayant des propriétés de stabilité, d'évolution, de régulation, de correction d'erreurs...

Si j'osais une métaphore linguistique, je dirais que la physique ne parle pas ; que la chimie crée beaucoup de mots mais que ces mots, isolés, n'ont pas de sens ; et que c'est en biologie, pour la première fois, qu'apparaît la notion de signification.

D'autres domaines, comme l'écologie, l'économie, ou la sociologie manifestent, sous des aspects certes chaque fois différents, cette double capacité logique de construire des objets à partir d'autres objets et de permettre à ces objets de s'auto-organiser.

C'est en biologie, et plus particulièrement en génétique et en immunologie, qu'on pourra repérer les traces de ces logiques qui leur sont communes et des lois qui en découlent. Et, à partir de là, tenter de les suivre dans d'autres sciences où elles sont, plus encore, enfouies dans la complexité et les particularismes.

En ce sens les travaux de la biologie moderne permettront un jour d'éclairer la crise essentielle du monde contemporain qui est, avant tout, une crise d'intelligibilité.

Ainsi, Pasteur, en jetant les bases de la biologie, aura-t-il été l'un des plus grands visionnaires de la science moderne.

"Après Pasteur, a-t-on pu écrire, ce ne sont plus seulement le monde de la science et celui de la santé qui ne sont plus les mêmes, c'est le monde tout court".

Son oeuvre se révèle aujourd'hui d'une très grande actualité. Elle se révèle même plus féconde dans ses développements qu'on aurait pu l'imaginer de son vivant.

"Par la persévérance dans la recherche, on finit par acquérir ce que j'appelle volontiers l'instinct de vérité" disait Pasteur.

C'est cet instinct de vérité que cultive l'Institut Pasteur, et qui vous permettra, j'en suis sûr, Mesdames, Messieurs, d'écrire demain quelques-unes des plus belles pages de l'aventure humaine.





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