Débat de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'occasion de la XIVème Cité de la réussite, avec des jeunes sur le thème des "nouvelles frontières".

Débat de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'occasion de la XIVème Cité de la réussite, avec des jeunes sur le thème des "nouvelles frontières", animé par M. Jean-Pierre ELKABBACH .


Marseille, dimanche 14 novembre 2004.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Je voudrais saluer, Monsieur le Président de la République, tous les élus de la région et le maire de Marseille, Jean-Claude GAUDIN, et les invités qui vous poseront, tout à l'heure des questions.

Tout ce que je peux vous dire, ce matin, c'est que ces jeunes sentent bien qu'ils vivent un moment exceptionnel. Parler, vous parler, au Président de la République, sans intermédiaire. A vous qui venez de Paris, qui allez leur consacrer une partie de votre matinée, alors que la situation internationale est tellement dangereuse. Ils sont au commencement de leur vie. Tout est possible. Ils vont vous interroger sur le monde tel qu'il est, surtout sur le rôle et la place qu'ils peuvent avoir dans l'avenir.

Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT Je tiens d'abord à saluer toutes celles et tous ceux qui ont répondu à l'invitation des Cités de la réussite. Dire une fois de plus, puisque c'est mon troisième passage devant ces Cités de la réussite, à Sylvain KERN et à toute son équipe, l'estime et la reconnaissance que j'ai pour le travail formidable qu'ils ont fait pour permettre ce dialogue. Nous sommes dans un monde où il y a volontiers le pessimisme et l'affrontement. Et les Cités de la réussite incarnent, en quelque sorte, le contraire, c'est-à-dire le dialogue et l'optimisme qui doit naturellement être celui, en particulier, de la jeunesse. C'est une très belle réussite. Je salue chacune et chacun d'entre vous.

Vous avez choisi comme thème les nouvelles frontières. C'est un beau thème. Jean-Pierre ELKABBACH a dit, tout à l'heure, pourquoi c'était un thème porteur. J'y souscris tout à fait. Quand John KENNEDY avait lancé dans les années 60 ce thème, c'était pour relever les défis qui étaient à l'époque ceux des Etats-Unis. C'était l'égalité raciale, c'était l'égalité des chances, c'était l'espace. C'était le développement économique et social du pays. Aujourd'hui, nous avons, aussi, des défis à relever. Chaque société doit relever en permanence des défis. Nous les connaissons bien. Ce sont ceux qui constituent nos nouvelles frontières, et ceux que vous allez, tout à l'heure, j'imagine, évoquer.

Parmi les principaux défis, il y a l'égalité des chances qui n'est pas acquise dans une société qui a, pourtant, vocation à l'affirmer. Il y a la croissance. Comment pouvons-nous, dans le monde tel qu'il est, donner une impulsion nouvelle à la croissance, avec ce que cela permet, dans le domaine social comme progrès, dans le domaine de l'emploi, en particulier ? Il y a le progrès scientifique qui doit être maîtrisé au bénéfice de l'homme et du développement durable. Il y a aussi l'humanisation d'une mondialisation dont on voit bien qu'elle est inéluctable, mais qu'elle est au total injuste et doit être corrigée dans ses effets. Il y a le défi de l'environnement dont nous voyons de plus en plus qu'il est extraordinairement dangereux et qu'il faut le relever impérativement. Le dialogue des cultures, dont on s'éloigne trop. Bref, toute une série de défis. Le principal étant aujourd'hui, pour nous, en tous les cas pour les Européens et pour les jeunes européens, la construction d'une Europe de paix et d'une Europe de développement.

Voilà ces nouvelles frontières. C'est celles que vous avez, je crois, retenues, et je suis tout à fait à votre disposition pour vous donner mon sentiment.

QUESTION - Pour les jeunes, autour de vous, le 21 avril 2002 a été un événement politique majeur. On est à mi-mandat. Avez-vous mené une politique pour la droite ou pour tous les Français, les 82% du deuxième tour ?

LE PRÉSIDENT - Les 82% du deuxième tour ont été, d'une certaine façon, un événement dans une démocratie qui, en règle générale, est plus partagée, et dans une France qui n'a pas l'habitude de se porter massivement et démocratiquement d'un côté ou de l'autre. Je crois qu'il y a eu, tout d'un coup, une prise de conscience des conséquences que pouvait avoir une forte poussée de l'extrême droite. Peut-être pas tellement politiquement, mais psychologiquement. C'est-à-dire d'une mise en cause des valeurs de la République, ou plus exactement d'une affirmation de l'intolérance et du rejet de l'autre. La réponse que je devais apporter, -indépendamment de la conduite d'une politique au mieux de ce que je pensais être des intérêts de la France-, c'était très clairement la défense des valeurs de la République. Et c'est à cela, pour ma part, que je me suis consacré, notamment en ce qui concerne une lutte sans merci à l'égard du racisme, de l'antisémitisme, de l'intolérance, des discriminations de toutes natures. Luttes jamais gagnées naturellement, mais qui doivent toujours être à l'origine d'une responsabilité politique dans un régime républicain.

QUESTION - On se rappelle qu'avant la guerre en Irak, la voix de la France et d'une partie de l'Europe a été chaleureusement applaudie au Conseil de sécurité des Nations Unies. Pourtant, ce succès d'estime, dirais-je, n'a pas réussi à empêcher l'invasion de l'Iraq par les Etats-Unis. Alors, ma question est la suivante : comment peut-on faire pour que le poids de la France et de l'Europe sur la scène internationale ne soit pas seulement un succès oratoire, mais que l'on puisse vraiment influer sur les destinées du monde ?

LE PRÉSIDENT - Vous savez, ce n'est pas la France qui a été applaudie au Conseil de sécurité, à l'occasion que vous rappelez. C'est une certaine idée de l'ordre international partagée par une majorité de pays et qui était en cause à ce moment là, et qui l'est restée d'ailleurs. Lorsque l'un des premiers, le Dr KOUCHNER, a évoqué, théorisé, le droit d'ingérence, il a noté, -c'est tout à fait mon avis-, que le droit d'ingérence permettait le recours à la force mais à condition, et à condition seulement, que ce soit dans le respect du droit international et donc à la suite d'une décision de la communauté internationale. Dans le cas particulier, elle se trouve être l'Organisation des Nations Unies. C'est cela qui a été applaudi. Il est exact que cela n'a pas été suivi, des effets que l'on aurait pu souhaiter, c'est-à-dire une autre solution à un vrai problème qui était celui de l'Iraq.

Si cela n'a pas été suivi d'effet, c'est d'abord parce qu'il y avait une volonté déterminée de la part des Etats-Unis, pour des raisons que je ne discuterai pas ici, et aussi, il faut en avoir bien conscience, parce que l'Europe s'est divisée. Et notamment sur ce sujet, elle s'est partagée. L'Europe n'a pas seulement vocation à être la première puissance commerciale et économique du monde, elle a vocation à être une puissance politique forte, porteuse d'un certain nombre d'idéaux. Notamment celui de l'ordre international, d'une morale, d'une éthique internationale. Et là, elle s'est divisée. On ne refait pas l'histoire. Mais, simplement, il faut en conclure que l'Europe doit être unie. Avec la Constitution dont elle est en train de se doter, on aura une Europe plus unie. Et une Europe plus unie permettra de faire entendre de façon beaucoup plus claire, je dirais, le bon droit international.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Mais Joël donnait l'impression qu'on pouvait plus infléchir le cours de l'histoire. Les Français et les Européens. Qu'est-ce qui nous manque pour y arriver en dehors de l'unité de l'Europe ?

LE PRÉSIDENT - L'essentiel, c'est naturellement l'unité. Dire que l'on ne peut plus infléchir est une vue particulièrement démobilisatrice et pessimiste des choses. Il est évident que l'on peut toujours influencer. Si l'Europe avait massivement soutenu la conduite des affaires de l'Iraq, les choses auraient évolué de façon tout à fait différente, notamment dans les rapports de l'Europe avec une partie importante du reste du monde. Donc, il faut se donner les moyens de compter. Parmi les moyens de compter, il y a d'abord l'union. Parce que c'est elle qui fait la force. Et je ne suis pas du tout pessimiste dans ce domaine : l'histoire de nos civilisations aujourd'hui conduit, à l'évidence, à l'émergence de grands pôles dans le monde.

Nous allons vers un monde multipolaire : il y a l'émergence extraordinaire de la Chine ; demain, de l'Inde ; à l'évidence, de l'Amérique du Nord ; aujourd'hui de l'Europe qui se construit pas à pas, dans la difficulté mais avec une grande détermination et qui deviendra un pôle essentiel du monde de demain. Et il y aura, je l'espère, demain ou après-demain l'Amérique du Sud et l'Afrique. Ce sera peut-être plus long, mais c'est également inéluctable.

Le monde sera donc composé de grands pôles, ce qui suppose un équilibre. Car, imaginez que ces grands pôles se mettent dans l'idée tout d'un coup de se combattre avec la force que chacun représenterait, et les armements dont on dispose aujourd'hui et qui s'améliorent sans cesse dans leur efficacité de destruction ; supposez qu'ils se mettent à se battre. Ce serait évidemment dramatique. Donc, il sera essentiel dans cette évolution d'avoir une organisation internationale forte, une espèce de démocratie internationale qui puisse permettre de fixer les règles, et de faire en sorte qu'il n'y ait pas de tension qui pourrait générer les conflits dont on imagine l'ampleur qu'ils pourraient prendre et les conséquences qu'ils pourraient avoir. C'est dans ce contexte là qu'il faut réfléchir au monde de demain, et non pas dans l'instant.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - C'est-à-dire que l'instant découragerait ?

LE PRÉSIDENT - Oui, naturellement. L'instant est toujours décourageant, car il est rarement enthousiasmant. Mais il faut inscrire l'instant dans une perspective. S'il n'y a pas de perspective, il n'y a pas d'action et de mobilisation. Et s'il n'y a pas d'action et de mobilisation, alors évidemment, tout dégénère. Il faut toujours se méfier de l'instant, et nos sociétés médiatiques, au bon sens du terme, et avec tout le respect que je dois aux médias, nos sociétés médiatiques ont indirectement et sans le vouloir, pour conséquences de privilégier indéfiniment l'instant. Et donc, de déformer et de caricaturer la pensée.

QUESTION - Et là où vous êtes, vous devez être à la fois dans l'instant et après ?

LE PRÉSIDENT - Oui, devant. Il faut essayer d'être surtout devant. Surtout pas derrière.

QUESTION - On veut construire une Europe forte et indépendante. Une Europe puissance. Est-ce pour poser une alternative aux Etats-Unis ou pour mieux nous réconcilier avec eux ?

LE PRÉSIDENT - Nous voulons construire une Europe forte et je n'hésite pas à employer le mot que j'ai déjà employé, même s'il est parfois contesté par certains, "d'Europe puissance". Non pas dans le sens agressif du mot puissance naturellement, mais dans le sens d'affirmation des droits et des droits de l'Homme. Nous voulons construire cette Europe parce qu'aucun des pays qui la composent ne peut imaginer compter le moins du monde demain, s'il n'y a pas un ensemble cohérent qui partage les mêmes ambitions, les mêmes valeurs et qu'en vertu du principe que l'union fait la force, pourra défendre ses ambitions, ses intérêts et surtout ses valeurs.

Alors, il ne s'agit pas du tout de construire quelque chose "contre les Etats-Unis". Naturellement pas. Il y a un certain nombre de raisons, et en particulier une raison essentielle. C'est que, quand vous voyez les grands pôles qui sont en train de se dessiner dans le monde, et si vous voulez réfléchir à ce que sera la vie dans trente ans, dans quarante ans, et non pas seulement demain matin, vous vous apercevez que les deux pôles qui partagent profondément les mêmes valeurs, c'est l'Amérique du Nord et l'Europe.

Non pas que je porte, vous l'imaginez, un jugement péjoratif à l'égard des valeurs des autres pôles, notamment la Chine ou l'Inde. Vous savez tout le respect et toute l'amitié que j'ai pour l'histoire, pour la civilisation, pour la culture asiatique. Mais c'est un fait que nos valeurs fondamentales liées à la liberté, une certaine idée de la liberté, à la démocratie, une certaine idée de la démocratie, c'est au total ce que l'Europe et les Etats-Unis ont en commun.

Et dans un monde multipolaire, avec le caractère inévitable de sa construction et les dangers qu'il peut représenter, les avantages qu'il comporte également, il est très important qu'au moins deux pôles soient certains d'être ensemble, ne serait-ce que pour être dissuasifs pour le cas où un autre pôle pourrait avoir une évolution dangereuse pour le monde. Et ce sont les deux pôles de l'Atlantique. Et c'est la raison pour laquelle profondément, le lien transatlantique est un lien essentiel pour l'élaboration du monde de demain.

Alors, de grâce, ne mettons pas en exergue ou ne tirons pas des conclusions de telle ou telle humeur passagère qui peut exister entre l'Europe et les Etats-Unis. Tout cela c'est la vie courante, c'est la nécessaire affirmation de la personnalité de chacun. C'est donc respectable et doit être respecté. Mais profondément, et sur le long terme, il faut avoir conscience de cette évolution.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Puisque les deux pôles ont des valeurs communes, Monsieur le Président, est-ce qu'il faut qu'ils attendent trente ou quarante ans pour se réconcilier ou il y a des choses à faire avant ?

LE PRÉSIDENT - Il n'y a pas un instant à attendre pour se réconcilier, pour une bonne raison, c'est que nous ne sommes pas fâchés.

QUESTION - Croyez-vous que la paix en Colombie soit possible, quand j'ai vu la position des pays européens par rapport à ce sujet, quand j'ai vu la position de la gauche dans les gouvernements sud-américains maintenant ?

LE PRÉSIDENT - Pour ce qui concerne la gauche dans les gouvernements sud-américains, j'imagine que vous faites allusion à l'Uruguay. Je n'ai pas vocation à faire le moindre commentaire sous forme d'ingérence dans les affaires intérieures de l'Uruguay, vous l'imaginez bien. Je souhaite au nouveau président de l'Uruguay succès et réussite pour poursuivre le développement économique et social de son pays dans le respect naturellement des droits de l'Homme et de la démocratie.

Alors, la Colombie, c'est un tout autre problème, hélas marqué par un drame épouvantable ayant pour une large part son origine dans les trafics que l'on connaît, et qui touchent à la drogue, des affrontements que l'on ne peut que condamner et surtout regretter notamment en raison des conséquences qu'ils comportent et en particulier pour les otages qui se trouvent pris par les FARC. Vous me permettrez simplement d'avoir une pensée particulière pour Ingrid BETANCOURT puisqu'elle est Française, mais c'est un sentiment que je porte également à tous les autres otages. Dans l'état actuel des choses, je ne suis pas très optimiste. Chacun est absolument braqué.

QUESTION - A l'heure de la construction européenne, à laquelle vous êtes très attaché, et de l'homogénéisation certaine des systèmes, la particularité du secteur public français et du modèle du secteur public français fait débat. J'aurais aimé savoir où vous situez la frontière entre le public et le privé, et le défi que pose celle-ci à l'heure actuelle ?

LE PRÉSIDENT - Dans le pacte français, le pacte républicain, il y a plusieurs données. L'une est l'importance que nous attachons au secteur public qui, pour nous, ne peut pas être soumis aux simples lois de la concurrence. Je veux dire par-là qu'il faut que chacun, aussi éloigné soit-il de la capitale ou d'une grande ville, puisse envoyer sa lettre et avoir les mêmes chances que n'importe qui, qu'elle arrive dans les temps et pour le même prix.

C'est une conception à laquelle nous sommes profondément attachés. Alors cela ne veut pas dire, naturellement, que les services publics sont des modèles de gestion, cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas les moderniser en permanence, les adapter à l'évolution notamment des technologies, du monde, c'est évident. Mais cela veut dire que le principe doit être respecté. Alors cela a été un grand débat sur l' Europe, un grand débat, parce que nous étions, je dirais, relativement isolés.

La plupart de nos partenaires qu'ils soient de droite ou de gauche, n'avaient pas la même conception que nous, et considéraient que ces services publics, devaient êtres soumis à la loi de la concurrence, sinon cela pesait lourdement sur les budgets des Etats et donc sur les contribuables. Nous avons eu un rude combat. Mais vous observerez que ce combat, nous l'avons gagné ! Nous avons obtenu une décision positive à l'égard des services publics, qui a été confirmée dans le texte de traité constitutionnel qui nous est soumis et qui garantit la notion de service public.

A partir de là, je le répète, cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas en permanence améliorer le fonctionnement de ces services publics, mais cela veut dire qu'ils ne seront pas remis en cause. Nous y étions très attachés, c'est un des succès pour la France.

QUESTION - Monsieur le Président, vous êtes un partisan convaincu de l'Europe et vous militez fortement pour une large adhésion de tous les pays d'Europe. Pour nous, Français d'en bas, pouvez-vous nous dire quelles sont vos convictions profondes qui vous animent sur l'adhésion de la Turquie ?

LE PRÉSIDENT - Je vous ai dit tout à l'heure que l'ambition de l'Europe et l'obligation de l'Europe, c'est d'être suffisamment puissante pour pouvoir défendre ses intérêts et ses valeurs. Et au premier rang, avant tout autre chose, ses valeurs, c'est la paix, la démocratie, les droits de l'Homme. Ce qui justifie le processus de construction européenne, c'est la défense de la paix, de la démocratie et des droits de l'Homme, les trois étant liés, chacun le comprend bien.

Pendant des siècles, nous nous sommes battus en Europe. Nous avons perdu une énergie, un nombre considérable d'hommes, des moyens financiers qui nous auraient permis de nous développer énormément, parce que nous nous battions. Le moment était venu, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, de créer les conditions d'un refus de caractère inéluctable de cette situation. Il fallait organiser quelque chose qui puisse garantir la paix. Et pour garantir la paix, il fallait également garantir la démocratie, l'expérience prouvant que les deux sont liées. Et le tout, fondé sur les droits de l'Homme. Cela a été la grande ambition des pères de l'Europe. Naturellement on a commencé par le charbon, l'acier etc. Mais la grande ambition c'était cela.

La paix et la démocratie cela n'a pas de limite géographique ! La paix et la démocratie cela doit s'étendre au maximum de pays aptes à soutenir, à défendre et à adhérer à ces valeurs. Donc l'idée d'une Europe géographiquement limitée est une idée qui n'a pas de sens. Je voudrais d'abord vous faire remarquer que la Turquie a été reconnue comme pays européen, ayant vocation à être européen, membre du conseil de l'Europe, membre de l'OTAN depuis 1963. Et que depuis lors, tous chefs d'Etat et de gouvernement français, qu'ils soient de droite ou de gauche, ont toujours appuyé cette thèse. Pourquoi ? Tout simplement parce que la Turquie c'est évidemment un élément très important et que si, je dis bien si, elle adhère à l'ensemble des valeurs qui sont les nôtres -car c'est elle qui est demandeur, ce n'est pas nous qui lui demandons, c'est à elle de faire les pas nécessaires, ce n'est pas à nous de les faire- si elle adhère à l'ensemble des valeurs qui sont les nôtres et que nous appelons les critères de Copenhague, en matière économique, mais surtout en matière de droits de l'Homme, si elle y adhère, c'est une chance extraordinaire pour l'Europe de se renforcer. Et véritablement de compter de façon déterminante dans le monde, non seulement sur le plan économique, mais également sur le plan des valeurs, que nous défendons. Par voie de conséquence sur le maintien de la paix, ce qui est notre objectif et notre ambition, laisser à nos enfants une aire géographique où la guerre ne peut plus intervenir...

JEAN-PIERRE ELKABBACH - ... Justement Manuel

LE PRÉSIDENT - .. .. .Si on les r ejette... Je m'excuse; mais le sujet est suffisamment important, après je serais beaucoup plus bref, je vous le promets. Si on les rejette, nous avons à ce moment là, un risque très grand dans cet immense pays de culture musulmane. C'est ce que certains lui reprochent, de façon absolument étonnante, par rapport aux valeurs, que par ailleurs, nous défendons. Mais qui est aussi en quelque sorte le leader de 300 ou 350 millions de personnes dans cette région du monde. Nous créons une situation qui peut être une situation d'affrontement. Donc à tous égards, nous avons intérêt à ce que la Turquie nous rejoigne. A tous égards, naturellement, à condition qu'elle adhère à l'ensemble des valeurs qui sont les nôtres, sinon cela ne peut pas marcher. D'où la position que j'ai prise, pour ma part, qui se traduira par une décision le 17 décembre, au Conseil européen, d'ouvrir des négociations.

Alors, ouvrir des négociations, cela a déclenché une polémique en France. D'où je ne suis pas absolument sûr qu'elle soit exempte de préoccupations plus immédiates et politiciennes, que d'une vision à long terme de notre pays, de notre intérêt et de celui de l'Europe.

A ce moment là, il y a trois solutions : ou bien, cela marche, c'est-à-dire que la Turquie adhère réellement à la totalité de nos valeurs, et donc c'est un élément de renforcement important pour l'Europe. A ce moment là, naturellement, l'adhésion sera positive et bénéfique. Il va de soi que cela mettra dix ou quinze ans. Ce sera très long, parce que c'est très difficile.

Si au contraire, la Turquie ne peut pas ou ne veut pas faire les efforts nécessaires de modernisation ou des réformes lui permettant d'adhérer, on s'arrêtera ! C'est tout. Et au moins on aura essayé. Il faut toujours essayer les choses quand elles sont potentiellement positives.

Et il y a une troisième hypothèse, c'est que dans trois ans, dans quatre ans, dans cinq ans, on s'aperçoive que certes il y a des progrès, que certes on a fait des choses, mais qu'il y a encore des obstacles qui sont tels que l'on ne les surmontera pas. A ce moment-là il faudra trouver une autre solution, c'est-à-dire la création d'un lien suffisamment fort pour être conforme à nos ambitions de paix et de coopération, sans être l'intégration dans l'Union européenne.

Voilà comment se présentent les choses. Alors que l'on me dise : mais les Turcs ne sont pas Européens, cela n'a pas de sens. D'ailleurs vous savez, nous sommes tous des enfants de Byzance !

QUESTION - En fait, je voyais deux questions à vous poser. Dans un premier temps, je voudrais que vous précisiez quelque peu votre point de vue sur la Turquie. A savoir qu'allez-vous décider lors du sommet du 17 décembre ? Je ne sais pas si vous pouvez le révéler ou pas ? Dans un deuxième temps, vous nous avez dit tout à l'heure que vous ne voyiez pas de limite géographique à l'Europe. Or, le général de GAULLE en voyait une. Il la voyait aller de l'atlantique à l'Oural. Pouvez-vous penser qu'au nom de la démocratie et d'une puissance économique, l'Europe ira un jour de l'atlantique au pacifique ?

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Vous voulez dire incluant la Sibérie ?

QUESTION - Tout à fait.

LE PRÉSIDENT - Et donc la Chine ?

QUESTION - Pourquoi pas ! Soyons fous, oui ?

LE PRÉSIDENT - D'abord ce que nous ferons le 17 décembre dépendra des propositions de la Commission, que nous connaissons déjà, et qui sont positives, comme vous le savez. La Commission a émis un "oui mais". Oui aux négociations. Mais naturellement il faudra du temps, en gros c'est la position que je viens de rappeler tout à l'heure. Je n'y reviens pas. Et la position que la France prendra, sera sans aucun doute, comme l'ensemble des pays européens, conforme à cette ligne.

Les limites géographiques, si c'était possible d'inclure tout le monde dans la zone de paix, de respect des valeurs relatives aux droits de l'homme, relatives à la démocratie, y compris jusqu'au pacifique. J'y serais naturellement tout à fait favorable. Ce qui est important pour nous, c'est de travailler pour la paix dans l'avenir et pour le développement économique et social. J'imagine mal ces perspectives, je dirais en tous les cas, elles ne seront pas de ma génération. Alors, prenons les choses telles qu'elles se présentent les unes après les autres. C'est-à-dire que pour le moment on examine le problème de la Turquie. Nous avons déjà trois autres pays qui vont entrer, la Bulgarie et la Roumanie très prochainement, la Croatie dans la foulée, il faudra bien que les Balkans y viennent. Chacun voit que les Balkans sont une zone de perturbations permanentes, de drames sans arrêt, de guerre, de conflits ethniques. Le seul moyen d'installer la paix et le respect de l'autre dans les Balkans, c'est l'intégration dans l'Europe. Alors cela mettra quinze ans, vingt ans. Mais enfin, c'est une priorité. Pour le reste, on verra.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Regardez comme vous faites sourire Vélie Zara LAZAROVA, elle a vingt-cinq ans, elle est Bulgare, précisément; et elle termine un DESS en diplomatie.

QUESTION - L'Union européenne donc, comme on l'avait déjà dit, vient d'accueillir dix nouveaux pays membres. La Bulgarie, elle, est candidate à l'adhésion en 2007. L'extension de l'Europe, selon vous, va t-elle faciliter ou compliquer sa cohésion ?

LE PRÉSIDENT - D'abord je tiens à dire que la Bulgarie entrera définitivement en 2007, selon un processus de reconnaissance qui commence dès l'année prochaine. Et, deuxièmement la Bulgarie est prête à entrer. Elle a fait des efforts considérables pour faire les réformes intérieures nécessaires. Elle est prête à entrer. Donc, il n'y a pas pour l'Europe et pour sa cohésion, de problème bulgare.

La Roumanie est un peu en retard sur la Bulgarie. Mais nous ne concevons pas une remise en cause de l'entrée simultanée de la Bulgarie et de la Roumanie, et donc elles entreront ensemble. Nous faisons simplement une amicale pression sur nos amis roumains pour qu'ils accélèrent les réformes nécessaires. Donc voilà pour la Bulgarie et la Roumanie.

Vous me demandez si cela va mettre en cause la cohésion ? Mais non ! L'idée même que cela mette en cause la cohésion est une idée mesquine. Est-ce que la cohésion c'est simplement les mêmes habitudes, manger la même chose, penser la même chose dans tous les domaines ? C'est le contraire de la cohésion. C'est le repli sur soi. Il faut tout de même avoir un peu le respect des autres. Les Bulgares comme bien d'autres, sont des gens qui ont naturellement leurs habitudes, leurs coutumes, leur histoire, leurs traditions, leur culture, qu'ils aiment et qu'ils respectent. Mais qui sont tous adhérents aux mêmes valeurs, qui sont les nôtres.

Alors, cela suppose naturellement, de s'entendre mieux, de se connaître mieux. Il faut que des jeunes bulgares viennent étudier en France, que des jeunes français aillent étudier en Bulgarie, commencent à apprendre les langues, les uns les autres. Et tout cela demandera une génération. Mais en matière de cohésion, il n'y a pas de problème, parce que la cohésion repose sur l'adhésion à quelques valeurs fondamentales. Et, la Bulgarie, comme les autres dix pays qui viennent d'adhérer, respectent ces valeurs, clairement -cela ne pose aucun problème- et s'inscrivent donc dans un ensemble qui est une espèce aussi, il faut bien le dire, de corset, les obligeant en cas d'évolution historique ou d'aventure, à respecter les règles de chacun.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Voyez, Monsieur le Président......

LE PRÉSIDENT - ...Vous voyez, aucune inquiétude pour la cohésion.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Voyez là, Monsieur le Président comment l'Europe devient nouvel horizon et intéresse le panel dans toutes les conversations....

LE PRÉSIDENT - ... nouvelles frontières

JEAN-PIERRE ELKABBACH - ... avec eux c'est une nouvelle frontière qui est acceptée, intégrée par les jeunes.

QUESTION - Monsieur le Président, vous connaissez l'Afrique, vous aimez l'Afrique. S'agissant de la Côte d'Ivoire....

JEAN-PIERRE ELKABBACH - ... Ce n'est pas une question ça, c'est un fait...

QUESTION - ... . C'est une affirmation. S'agissant de la Côte d'Ivoire, l'armée française a dû protéger les ressortissants français victimes de violences. Hier soir, ici même, à Marseille, le Président du Sénégal Abdoulaye WADE a déclaré : "si la France partait, cela serait le chaos en Côte d'Ivoire". Alors, jusqu'à quand les soldats français vont-ils rester, et de façon plus générale, quel rôle souhaitez-vous pour la France dans l'Afrique du futur ?

LE PRÉSIDENT - D'abord, je n'ai pas besoin de vous dire que je suis consterné par ce qui se passe actuellement en Côte d'Ivoire, et ma première pensée ira, vous l'imaginez, aux victimes innocentes de cette situation. Qu'il s'agisse des neuf militaires qui ont été assassinés, ou des civils qui ont été maltraités, pour ne pas dire plus.

Je suis consterné aussi parce que la Côte d'Ivoire est un superbe pays, qui avait des ressources tout à fait considérables et qui, lorsque le Président HOUPHOUËT-BOIGNY est mort, était le modèle de développement africain. Dans la mesure où le Président HOUPHOUËT avait réussi à éliminer tout ce qui conduisait à des affrontements potentiels dans un pays qui comporte 55 ou 60 ethnies, et où par conséquent il y a des propensions à s'affronter, qui a deux religions ou trois. Il avait réussi à donner un sentiment, à créer un sentiment national. Et donc, la Côte d'Ivoire était un modèle. Il faut dire les choses comme elles sont.

Ses successeurs n'ont pas eu le même succès. Hélas ! Et il s'est créé un système d'affrontements, de tensions, le nord contre le sud, les musulmans contre les chrétiens, et maintenant la chasse aux Blancs ou aux étrangers parce qu'il n'y a pas que les Blancs. Il y a beaucoup d'Ivoiriens en ce moment qui partent. Les Ivoiriens qui partent à l'extérieur, parce qu'ils ont peur, sont plus nombreux que les Blancs qui sont revenus.

QUESTION - Cela tient à quoi, Monsieur le Président ?

LE PRÉSIDENT - Cela tient à l'ambiance désastreuse qui s'est créée dans ce pays, d'affrontements, qui est tout à fait contraire à l'esprit de l'Afrique et à la philosophie profonde de l'Afrique. C'est comme cela. Cela a été, disons les choses comme elles sont, mal géré. Le mot est faible. La France assume ses responsabilités. Elle les assume sous l'ordre des Nations Unies, à la demande de la CEDEAO, avec la CEDEAO. La CEDEAO c'est l'organisation régionale de l'Afrique de l'Ouest qui comprend notamment la Côte d'Ivoire, avec l'appui unanime de ce qu'on appelait avant l'Organisation de l'Unité africaine, et qu'on appelle maintenant l'Union africaine et qui est actuellement présidée par un sage, heureusement, le Président du Nigéria, le Président OBASANJO. La France est en Côte d'Ivoire à la demande et sur mandat de l'ONU, de l'ensemble des Africains. Je tiens à la dire, parce que nous ne faisons pas une guerre coloniale, naturellement.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Quand vous entendez justement qu'on accuse la France d'une politique coloniale, l'armée d'un comportement colonial ?

LE PRÉSIDENT - Je dois dire que je n'ai entendu cela que de la part d'une minorité agissant autour d'un régime contestable, car si vous écoutez l'ensemble de l'Afrique, alors vous n'avez pas du tout ce sentiment. Ce que vous a dit Abdoulaye WADE hier, est unanimement partagé par l'ensemble des chefs d'Etat africains et des organisations internationales africaines et mondiales.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - C'est à dire vous pensez comme lui que si la France partait, ce serait le chaos éternel ?

LE PRÉSIDENT - C'est très exactement ce que me disait le Président Thabo M'BEKI, le Président de l'Afrique du Sud hier soir, ou hier matin plus exactement au téléphone, terrorisé à l'idée que la France pourrait avoir un mouvement d'humeur de ce point de vue.

QUESTION - Et vous l'aurez ?

LE PRÉSIDENT - Nous ne l'aurons pas dans la mesure où nous avons un mandat international appuyé par la totalité des Africains, et que nous ne voulons pas laisser se développer un système qui ne pourrait véritablement conduire qu'à l'anarchie ou un régime de nature fasciste.

QUESTION - Et il y a une solution politique parce que Caroline demandait comment remédier à cette situation, avec toutes les exactions qu'on a connues, que vous avez vous-même dénoncées dans la semaine ?

LE PRÉSIDENT - Les solutions politiques en Afrique ne sont pas de la même nature qu'en Europe et je suis naturellement et toujours partisan de ce que j'appellerai respectueusement "la palabre". Respectueusement, c'est-à-dire le dialogue, la conversation entre chacun, même si actuellement il faut bien reconnaître que les conditions ne sont pas très propices.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Donc, comme le disait le Président HOUPHOÜET-BOIGNY, je vous ai entendu le dire un jour, "un baobab pour discuter" ?

LE PRÉSIDENT - Un peu.

QUESTION - Je suis un Européen convaincu. Cependant, on s'aperçoit aujourd'hui qu'il y a de grandes disparités économiques entre les nouveaux entrants dans l'Union européenne, et les pays qui y appartenaient déjà. Pensez-vous que cet écart soit comblé, je dirais, à moyen terme, et qu'on assistera à une homogénéité économique en Europe ?

LE PRÉSIDENT - Evidemment, on va vers l'homogénéité. Je reprends l'histoire : on a commencé à six. Pourquoi est-ce que l'on a commencé l'Europe ? Parce que l'on voulait rassembler l'Allemagne et la France pour qu'elles ne se battent plus. Et donc, on a décidé de faire quelque chose. Comme l'on ne pouvait pas le faire simplement avec l'Allemagne et la France, on a pris des partenaires. On a pris l'Italie et le Benelux. Cela a fait l'Europe à six.

Et puis, s'est posé le problème de l'élargissement. Ce problème de l'élargissement a conduit notamment à l'entrée de l'Espagne et du Portugal. A l'époque, il y a eu un grand débat, en disant ce n'est pas possible, leurs niveaux de vie sont très différents du nôtre, cela va être une catastrophe, la concurrence qu'ils vont nous faire est épouvantable... Il y a eu, en France, une vraie opposition. S'il y avait eu pour l'Espagne et le Portugal un référendum, je suis persuadé qu'il aurait été perdu. Or, l'Espagne et le Portugal sont entrés. Le Portugal et l'Espagne se sont considérablement développés et ont maintenant un niveau de vie identique à celui des pays les plus favorisés de l'Europe, mais surtout tout le monde en a profité. L'Espagne est aujourd'hui notre premier client.

Je me souviens des débats à l'époque en France, notamment dans les milieux agricoles, j'étais Ministre de l'agriculture alors je regardais cela avec un peu d'inquiétude, il faut bien le reconnaître. Tout ce qu'on avait raconté a été contredit par l'histoire. Tout le monde en a profité ! Il en sera exactement de même demain avec les pays de l'Est. Naturellement, ils vont bénéficier de la solidarité européenne, ce que l'on appelle les fonds structurels, c'est-à-dire l'aide de la collectivité européenne au développement économique des pays qui en ont besoin, c'est-à-dire des nouveaux entrants. C'est évident, comme on l'a fait pour l'Espagne, le Portugal et les élargissements successifs.

QUESTION - Je vous ai entendu dire, Monsieur le Président, c'est autant de fonds structurels en moins pour les Français ?

LE PRÉSIDENT - Non, parce que nous avons déjà peu de fonds structurels et ce que nous avons, dans l'état actuel des choses, est garanti. Mais c'est moins de fonds structurels pour les pays qui bénéficiaient de beaucoup de fonds structurels, probablement, encore que ceci doit être négocié et c'est une part plus importante du budget à affecter aux fonds structurels. Mais cela, peu importe, c'est de la technique budgétaire, ça se règle toujours.

Naturellement, ces pays vont en bénéficier et ils vont se développer. Alors, vous me direz, mais ça va nous coûter cher ? Evidemment, cela va nous coûter cher. Mais cela va nous rapporter beaucoup, parce que ces pays, ce n'est pas seulement des pays où il faut faire des autoroutes ou des trains, ce sont aussi des pays qui consomment et dont le niveau de vie naturellement s'élevant, consomment de plus en plus. Par conséquent, c'est bénéfique pour tout le monde. C'est une opération où tout le monde gagne en réalité. Tout simplement parce que c'est une opération de dialogue et de bon sens.

QUESTION - J'aimerais revenir sur le sujet de la Côte d'Ivoire. J'ai eu la chance d'habiter au Burundi et en Côte d'Ivoire et j'aimerais vous demander si le devoir de la France, selon vous, s'arrête à la protection des ressortissants français ou si elle doit aller jusqu'au rétablissement de la paix, actuellement en Côte d'Ivoire, et je vous dis cela parce que j'ai assisté au Burundi et au Rwanda à la disparition quasiment totale de la présence de l'armée française ? C'est pour cela que je vous pose cette question.

LE PRÉSIDENT - Les problèmes sont évidemment tout à fait différents. -Je n'étais pas, comme on dit, aux affaires à l'époque du Burundi et du Rwanda, je n'ai donc pas à porter de jugement-. Mais je sais parfaitement le drame qu'ont vécu les populations du Burundi et du Rwanda et pas seulement les étrangers y vivant, mais surtout les populations. C'est un des moments noirs de l'histoire de l'Afrique. Pour ce qui concerne la Côte d'Ivoire, la présence des forces françaises n'est pas là uniquement pour protéger les étrangers, dont je rappelle que ce n'est pas seulement les Français, ce n'est pas seulement les Européens, c'est également les Libanais qui sont nombreux et visés dès qu'il y a un problème. C'est également un certain nombre d'Ivoiriens, c'est les Maliens, le Président du Mali me disait hier qu'il en était déjà à douze morts, et encore qu'il ne savait pas tout, c'est les Burkinabés. Donc, il y a beaucoup de gens qui sont menacés et parmi les missions de la France, il y a d'essayer de garantir la vie, l'intégrité, le respect à tous ces étrangers, qui, je le répète, ne sont pas seulement européens et même pas majoritairement européens. Mais il n'y a pas que cela. Il y a également toute l'action qui doit conduire premièrement à éviter un développement du conflit inter-ethnique entre le nord et le sud et certains aussi bien au sud qu'au nord n'ont qu'une idée, c'est d'en découdre. Personne ne gagnera mais tout le monde en pâtira à tous égards. C'est donc, également, cette mission que nous avons : essayer de faire en sorte qu'une transition vers un système plus raisonnable puisse se faire. Il n'y a pas que la France, il y a également l'ONUCI. La France a 5 000 hommes là-bas, mais l'ONUCI en a 6 500 d'ailleurs entièrement équipée par les Français. L'ONUCI, c'est la force créée par l'ONU et qui comprend essentiellement des gens de l'Afrique de l'Ouest, également des Marocains. Cela, c'est sous contrôle et sous la direction, sous le commandement d'un général qui se trouve être un général sénégalais en ce moment.

C'est l'ONUCI et la France qui ensemble et conformément à la mission donnée par l'ONU assurent cette mission qui n'est pas seulement de protéger les gens menacés mais également de protéger la paix, plus généralement.

QUESTION - Monsieur le Président, depuis dix ans le chômage des jeunes stagne au-dessus de la barre des 20%. Cela veut dire que parmi les jeunes ici présents et même les plus diplômés 1/5e n'aura pas de travail à la sortie. Tous les politiques ont échoué jusque là. Finalement, Monsieur le Président, est-ce que le chômage n'est pas plus fort que nous tous et que vous-même d'ailleurs ?

LE PRÉSIDENT - Je voudrais regarder les choses d'un peu plus haut. C'est l'un des trois ou quatre très grands problèmes auxquels nous sommes confrontés notamment lorsque l'on constate que la situation des jeunes, en Europe et en France en particulier, est mauvaise au regard du chômage et au regard des revenus. Autrement dit, pour être court, si l'on compare avec les Etats-Unis -pays particulièrement dynamique sur le plan économique-, le pourcentage des jeunes au chômage en Europe est beaucoup plus important qu'aux Etats-Unis. Les revenus moyens des jeunes sont sensiblement inférieurs à ce que l'on connaît aux Etats-Unis, et les experts dénoncent cette situation comme étant à l'origine de l'insuffisante compétitivité de l'Europe par rapport aux Etats-Unis. C'est donc un problème social qui concerne celui qui cherche un emploi, mais plus généralement, c'est un problème national ou européen.

Est-ce que nous créons ou non les conditions permettant d'intégrer davantage la jeunesse pour avoir un effort national qui nous permette d'être compétitif par rapport aux Etats-Unis ? C'est donc un grand, grand problème ! Alors ce problème comporte en réalité deux aspects : un aspect européen et un aspect national parce que vous parlez de la France.

L'aspect européen comme vous le savez, nous avions à Lisbonne il y a quatre ans maintenant, défini ce que l'on appelait la "stratégie de Lisbonne" entre les quinze Etats membres à l'époque de l'Union européenne. Cela consistait à rechercher les initiatives économiques permettant de faire de l'Europe dans 10 ans un ensemble particulièrement compétitif. On a fait quelques progrès et il y a eu la crise mondiale, on a un peu reculé. Bref, on n'est pas content du résultat et donc on a lancé la stratégie de Lisbonne en la changeant, en l'adaptant à la situation d'aujourd'hui.

On a demandé à un homme tout à fait éminent qui s'appelle Wim KOK, l'ancien Premier ministre hollandais de nous faire un rapport. Ce qu'il a fait, que nous avons examiné lors du dernier Conseil européen et qui propose un certain nombre de mesures pour rendre l'Europe plus dynamique, donc plus productive d'emplois et de richesses, et par conséquent plus compétitive par rapport aux Etats-Unis.

Nous avons regardé de près cette affaire de Wim KOK et j'ai fait deux remarques.

La première qui n'est pas dans notre débat, dont nous reparlerons peut-être plus tard, qui est l'absence de suffisante préoccupation environnementale, et la deuxième c'est l'absence d'une stratégie en faveur des jeunes.

Alors, j'ai pris ma plume et mon téléphone et je me suis mis d'accord avec le Chancelier allemand, le Premier ministre espagnol et le Premier ministre suédois pour faire une lettre à tous nos collègues, aux quinze chefs d'Etat et de Gouvernement, au Président de la Commission pour proposer d'intégrer dans la stratégie de Lisbonne renouvelée -que nous allons adopter au mois de mars sous présidence luxembourgeoise-, pour proposer une stratégie de meilleure insertion et de valorisation de la jeunesse ; de façon à améliorer l'information ; améliorer l'intégration ; améliorer les revenus et donner du travail, améliorer la situation au regard du travail. Ce sont les quatre objectifs que j'avais fixés. Et en disant que l'importance de ce problème -indépendamment de son aspect social pour chacun-, l'importance pour l'Europe et pour la France de ce problème justifie que l'on change d'approche, que l'on change de mentalité et qu'on donne une vraie impulsion. C'est ce que l'on va faire. Au dernier Conseil, les propositions que nous avons faites, ont été approuvées. J'espère que cela va, peut-être, améliorer un peu la situation.

Deuxièmement, il y a le problème national, on ne va pas simplement compter sur l'Europe pour régler les problèmes, il y a le problème national. Nous avons en France un nombre de chômeurs parmi les jeunes et un revenu des jeunes qui est incompatible avec une économie dynamique ; indépendamment des conséquences sociales naturellement que cela présente pour les intéressés qui sont évidentes et sur lesquelles je n'ai pas besoin d'insister. Donc, il faut redresser cette situation. J'ajoute qu'elle se complique encore chez nous, peut-être chez d'autres aussi, par le fait que s'y ajoutent les discriminations. On est d'autant plus chômeur que l'on est dans certains quartiers ou que l'on a certaines origines, et cela n'est, évidemment, pas acceptable. On a un grand problème à la fois quantitatif et qualitatif si j'ose dire. Il faut que nous donnions, nous aussi, une impulsion. Il faut que l'on s'inscrive dans une politique européenne mais il faut qu'il y ait une forte impulsion nationale. Et c'est ce que l'on a appelé le "plan de cohésion sociale" que nous venons d'adopter. Le gouvernement a décidé d'y consacrer beaucoup d'argent, 13 milliards d'euros en cinq ans -ce qui est tout de même beaucoup d'argent-, de façon à, globalement, accompagner les jeunes vers l'emploi par toute une série de mesures notamment : le développement de l'apprentissage qui est une faiblesse forte dans notre système d'éducation. Le développement des contrats aidés pour les jeunes. Il va y avoir plus de 500 000 apprentis. Il va y avoir 3 ou 400 000 contrats aidés. Il va y avoir 1 million de jeunes accompagnés vers l'emploi (je ne rentre pas dans le détail sauf à répondre bien entendu à vos questions) pour permettre de donner une impulsion essentielle à cette jeunesse qui est indispensable. C'est vrai pour des raisons sociales, c'est vrai pour des raisons également économiques. Donc, c'est ce plan de cohésion sociale qui je l'espère devrait nous permettre de répondre à ce problème qui est le plus important auquel nous sommes aujourd'hui confrontés.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Pour rattraper des retards, est-ce qu'il faut avantager certains ? Est-ce qu'il faut une discrimination de faveur, que d'autres appellent positive ? Vous avez vu qu'une quarantaine d'entreprises ont enfin décidé de s'ouvrir davantage à la diversité, c'est-à-dire aux beurs, au blacks français. Est-ce qu'il faut les encourager justement ; aller vers des mesures de discrimination de faveur ?

LE PRÉSIDENT - Je ne suis pas favorable à ce que l'on appelle la discrimination positive. Et je me réjouis que, enfin, des entreprises aient pris conscience du problème, et qu'elles s'ouvrent. Cela, ce n'est pas la discrimination positive, c'est le refus de discrimination négative -c'est tout à fait différent-, qui était malheureusement très ancrée dans l'état d'esprit naturel des directeurs des ressources humaines de ces entreprises. Et c'est au niveau des dirigeants de ces entreprises que la mobilisation a commencé à porter ses fruits et à imposer quelques réflexes qui sont, tout simplement, les réflexes de la dignité pour une entreprise, c'est à dire de ne pas faire de discrimination négative.

La discrimination positive, je n'y suis pas favorable pour une raison simple : c'est que la discrimination positive, c'est le quota. Ca veut dire qu'il faut donner des quotas, des quotas d'appartements, des quotas d'emploi et les quotas, cela crée forcément l'injustice, cela crée forcément le mécontentement, cela crée forcément l'affrontement. Ce qu'il faut, c'est faire comprendre à chacun que nous sommes tous dans le même effort, que chacun doit être respecté pour ce qu'il est et pour ses qualités propres. C'est le refus des discriminations négatives. Et puis, c'est la condamnation des discriminations en règle générale. C'est la loi qui est en train d'être votée pour la Haute Autorité de lutte contre la discrimination, à laquelle j'ai beaucoup tenu, que j'ai un peu imposée, et qui va être votée et va nous permettre d'avoir des moyens efficaces contre les discriminations de toute nature.

QUESTION - Monsieur le Président, au début vous parliez d'optimisme et pessimisme, ces derniers jours, on a beaucoup entendu parler de la croissance de la France, on a entendu à la fois tout et son contraire. Il y a ceux qui croient que la France et l'Europe sont dans une phase de déclin. je voulais savoir où vous vous situez par rapport à cela et quelles sont les perspectives pour nous les jeunes dans les années à venir ?

LE PRÉSIDENT - Tout d'abord, la croissance, et ensuite les perspectives. Nous avons franchi, le monde a franchi, une période de très faible croissance, avec toutes les conséquences que cela a comporté. La situation s'est redressée depuis un an. Fortement aux Etats-Unis, moins fortement en Europe, mais tout de même de façon positive. On peut penser que l'Europe fera plus de 2% cette année et l'année prochaine. On peut même escompter plus. Je note simplement, objectivement, que dans l'eurozone, c'est à dire la partie de l'Europe qui a une monnaie unique, l'euro, et qui comprend des pays importants, la France a la croissance la plus élevée, ou la moins faible. Cela mérite tout de même d'être souligné, non pas pour se dire que l'on est meilleur que les autres, naturellement mais tout simplement pour s'interroger. C'est ce que nous faisons beaucoup en ce moment avec les dirigeants de ces pays.

Tout simplement parce que depuis deux ans, la France a mené une politique difficile, ingrate, qui a consisté à faire les réformes qui s'imposaient dans des systèmes qui, sans cela, s'effondraient, et notamment la réforme des retraites et la réforme de l'assurance maladie. Nous étions partis sur une voie qui conduisait forcément au drame. La France a retrouvé une confiance et une estime qu'elle avait perdues depuis quelques temps.

Cette politique ingrate, je le répète et qui n'a pas été jugée comme elle aurait pu ou dû l'être, uniquement parce qu'il est toujours difficile de demander des sacrifices pour faire des réformes, a eu un soin très attentif à ne rien faire qui pouvait freiner la reprise de la croissance. Et c'est cela que d'autres, et notamment nos amis allemands, n'ont pas su faire de la même façon. Ils ont fait des réformes de façon extraordinairement courageuse, plus que nous, mais ils n'ont pas eu ce soin très attentif, je crois, de ne prendre aucune mesure qui puisse de près ou de loin, limiter les chances de reprise de la croissance. Et c'est pour cela qu'aujourd'hui dans l'eurozone, nous avons le meilleur taux de croissance, ou le moins mauvais, peu importe, si l'on compare à la Chine ou aux Etats-Unis. Voilà la situation de la croissance. Elle se rétablira naturellement.

L'Europe a un système économique et social cohérent, qui est d'ailleurs le plus juste du monde, parce qu'elle a un vrai pacte social, une vraie politique sociale. La Constitution européenne va donner à l'Europe une confirmation définitive à ce pacte social européen, qui peut nous handicaper dans certains domaines, mais qui nous donne un gros avantage dans d'autres. On a toujours intérêt à respecter les gens et à leur donner autant que l'on peut leur donner pour qu'ils puissent consommer et avoir une vie aussi agréable et détendue que possible. Donc voilà comment ça se présente aujourd'hui.

Je ne suis pas pessimiste pour ce qui concerne la croissance. Vous me direz qu'il peut y avoir des actions extérieures qui remettent tout à en cause. Certains sont inquiets du pétrole, on peut l'être. Mais je crois qu'il ne faut pas être trop pessimiste pour ce qui est des conséquences de la hausse du prix du baril sur nos économies. La France étant de toutes façons l'une des moins touchées, par la hausse du prix du pétrole, car heureusement l'essentiel de notre production énergétique n'est pas d'origine pétrolière. Et donc il y a un risque qu'il ne faut pas surestimer. Il y a aussi, un risque d'emballement de certaines autres économies, y compris outre-atlantique, je ne crois pas qu'il soit raisonnable de le craindre, les choses étant ce qu'elles sont aujourd'hui. On peut être, aujourd'hui, raisonnablement optimiste. A condition de donner les impulsions nécessaires, d'où le caractère essentiel, dans l'Union européenne, d'une politique concernant les jeunes, et plus généralement pour le dynamisme de nos économies européennes.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Donc lorsque vous avez entendu toute la semaine dire que la croissance baissait, vous estimez que c'est un moment, mais que sur la durée et le long terme...

LE PRÉSIDENT - Monsieur ELKABBACH, je vais vous dire, je ne suis d'abord pas sûr qu'elle ait baissée. Parce que dans les trois moyens de se ruiner, vous connaissez la phrase, il y a les statistiques et la façon dont on les interprète.

Il y a un chiffre qui a été donné. Je voudrais attendre les chiffres confirmatifs, dont je ne suis pas sûr qu'ils vont étayer ce que vous dîtes. Et là nous sommes dans un monde où l'on est, et notamment en France, pessimiste. Ce pessimisme vient de l'absence de réflexion, je ne dirai pas à la semaine, mais à la journée, mais dans l'instant, en permanence. Alors il y a un chiffre qui tombe, et on n'a aucune idée de savoir s'il va être confirmé ou non par des études approfondies. Ceux qui l'ont fait tomber ont bien dit que c'était "peut-être". La Une des journaux est faite et on démoralise tout un pays. C'est dramatique, mais c'est comme cela.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Mais face à ce pessimisme, vous ne versez pas, de temps en temps, pour compenser dans un optimiste excessif.

LE PRÉSIDENT - Alors, cela, c'est une des caractéristiques des hommes politiques, quand ils sont au pouvoir de tomber, dans l'optimisme. J'ai toujours essayé -vous avez vu que je suis très prudent dans mes affirmations-, de ne pas tomber dans cet excès qui, pourtant, est naturel pour un homme politique.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Quand votre Premier ministre disait cette semaine qu'en 2005, le chômage allait baisser de tant de pour cent, il faut le croire.

LE PRÉSIDENT - Moi, je le crois. Et ce n'est pas dans ma bouche un voeu pieux. C'est une analyse économique et sociale qui me fait penser que cela devrait s'améliorer. Mais, je vous le répète, si tout d'un coup, il y a un atterrissage brutal de l'économie américaine en raison de ses déficits très excessifs, intérieurs ou extérieurs ; s'il y a une crise pétrolière qui s'amplifie considérablement ; si ; si ; si. Alors naturellement, cette prévision sera probablement infondée. Mais je ne veux pas en permanence vivre dans l'angoisse du lendemain. Moi, je vis dans l'espoir du lendemain.

QUESTION - Bonjour, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT - Bonjour.

QUESTION - Je suis collégien à Paris depuis le début de l'année. Et comme beaucoup de jeunes de mon âge, je suis préoccupé surtout par l'avenir de la planète...

LE PRÉSIDENT - ... oui. Cela, tu as raison.

QUESTION - En 1997, avant de devenir Maire de Paris, vous avez déclaré que la Seine serait bientôt propre et que vous vous baignerez dedans. La Seine est plutôt marron et vous vous n'êtes toujours pas baigné dedans. Est-ce que vous allez un jour respecter votre parole ?

LE PRÉSIDENT - J'avais dit que la Seine serait propre, que les poissons y reviendraient et que je la traverserai à la nage. Alors, la Seine est devenue un peu plus propre. Les poissons y vivent puisque l'on pêche dans la Seine. Si tu prends un magazine important pour la pêche et la chasse - je ne peux pas citer de nom-, tu verras que l'on donne un certain nombre de coins, dans Paris et autour de Paris, qui sont recommandés pour la pêche. J'avais moi-même, d'ailleurs, implanté des carpes que j'avais fait venir du Japon, qui m'avaient été offertes par la mairie de Tokyo et que nous avions, en grande pompe, déversées dans la Seine, et elles existent toujours.

Ceci étant, ce qui est vrai, c'est que je ne me suis pas baigné. Cela, c'est un fait. J'ai probablement eu tort, parce que je n'aurais pas du le dire et ne pas le faire. Je le reconnais.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Vous ne dites pas que vous allez le faire.

LE PRÉSIDENT - Non..

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Est-ce que c'est pessimiste ?

LE PRÉSIDENT - Non...

JEAN-PIERRE ELKABBACH - ... pour l'état à venir de la Seine.

LE PRÉSIDENT - Je ne suis pas sûr de l'évolution de l'état de la Seine depuis que j'ai quitté la ville de Paris.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - L'intéressé vous répondra probablement.

QUESTION - Bonjour, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT - Bonjour.

QUESTION - De nouvelles frontières entre les communautés apparaissent aujourd'hui dans notre pays laïc. Est-ce que vous pensez que les religions doivent prendre une nouvelle place en France et seriez-vous favorable à adapter la loi de 1905 à notre époque ?

JEAN-PIERRE ELKABBACH - La loi de 1905 étant la séparation des églises et de l'Etat. Vous voulez dire l'adapter ou la réviser ?

LE PRÉSIDENT - La laïcité est aujourd'hui un élément essentiel, à mes yeux, de notre cohésion sociale. Nous avons vécu des guerres épouvantables dans le passé. Et en 1905, la sagesse d'un certain nombre d'hommes et de femmes nous a permis de terminer la guerre. La loi de 1905, pour nous, pour la cohésion sociale française, c'est un peu comme l'Europe pour la paix. Naturellement, je suis très respectueux des religions, de toutes les religions, cela va de soi.

La loi de 1905, précisément, garantit à chacun le droit au respect de ces croyances, notamment de ces croyances religieuses. C'est une garantie pour chacun de pouvoir s'exprimer comme il l'entend dans ce domaine, et notamment dans le domaine de la religion.

La laïcité est la séparation de l'église et de l'Etat. C'est-à-dire des religions et de l'Etat, et c'est à mes yeux quelque chose d'essentiel. Alors vous savez, quand il y a une colonne du temple, on est bien inspiré, en général, sauf si vraiment on veut faire un autre temple, de la respecter et de ne pas trop vouloir la bricoler. C'est la raison pour laquelle, je ne suis pas favorable à la remise en cause de la loi de 1905 qui ne manquerait pas d'ouvrir, à nouveau, un débat supplémentaire et inutile, en France, sur des sujets, qui sont maintenant, ou qui font maintenant l'objet d'un consensus.

Alors, ceux qui prétendent qu'il faudrait faire quelque chose, ont un argument qui est : la religion musulmane est arrivée après les autres et, par conséquent, elle ne bénéficie pas des mêmes avantages, et notamment matériels. Dont acte, c'est vrai. Mais ce que je peux vous dire, et c'est très exactement ce que fait le ministre de l'Intérieur, c'est que l'on peut parfaitement régler ce problème par un certain nombre de moyens, que j'ai moi-même utilisé quand j'étais Maire de Paris d'ailleurs, en particulier pour la Grande Mosquée de Paris. On peut parfaitement trouver des solutions à ces problèmes sans avoir besoin de remettre en cause le pilier du temple et sans avoir besoin de changer la loi de 1905. Je suis donc contre la modification de cette loi.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Les Américains, Monsieur le Président, ont voté, il n'y a pas longtemps, aussi pour le retour des religions, certains disent de Dieu, dans la politique. Si c'est une mode, est-ce qu'elle est contagieuse ? Est-ce que cela nous pend au nez ?

LE PRÉSIDENT - La religion aux Etats-Unis s'inscrit dans un contexte historique et sociologique différent du nôtre. Je le respecte parfaitement et je n'ai pas de commentaire à faire. Mais, ce n'est pas un modèle applicable, en tous les cas, en France, ni d'ailleurs, on peut le dire, en Europe. Ce n'est pas une critique, c'est une constatation.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - L'Amérique, c'est l'Amérique.

LE PRÉSIDENT - L'Amérique, c'est l'Amérique. L'Europe, c'est l'Europe. Ce qui est important, c'est que, je l'ai dit tout à l'heure, entre l'Amérique et l'Europe, on ait les mêmes valeurs relatives aux droits de l'Homme, à la liberté et à la démocratie. La place de la religion est ce qu'elle est aux Etats-Unis. C'est leur problème. Elle est ce qu'elle est en France. C'est notre problème.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Quelle que soit la montée des religions en France, c'est la volonté de s'exprimer et d'exprimer les cultes, nous restons une République, comme vous l'avez dit, laïque.

LE PRÉSIDENT - Cela ne fait pas l'ombre d'un doute.

QUESTION - Monsieur Chirac bonjour

LE PRÉSIDENT - bonjour

QUESTION - donc je voudrais revenir sur le thème... je suis originaire du Tarn- et-Garonne, cela aura son importance et je suis étudiant à Sciences-Po, à Aix-en-Provence

LE PRÉSIDENT - Beau département !

QUESTION - ... donc je voudrais revenir sur le thème de l'environnement qu'a soulevé mon camarade. Vous disiez que les poissons ont fait leur retour dans la Seine, je ne le conteste pas mais de là à les manger ... Voilà. Sinon il y a quelques temps vous déclariez à propos de l'environnement "la maison brûle et nous regardons ailleurs", belles paroles qui sont justes à mes yeux. Quelque temps plus tard, le plan environnement de M. Serge LEPELTIER se voyait amputé d'une partie de son financement et ainsi d'une partie des mesures qu'il préconisait. De la même manière, vous disiez regardez dans quarante ans et vous laissez, enfin, pas vous personnellement, laissez les multinationales essayer en plein champs des organismes génétiquement modifiés alors que leur dangerosité ou leur non-dangerosité n'a pas été prouvée. C'est pour cela que j'ai l'impression, à mon humble niveau, que vous tenez un double langage sur l'environnement en vous faisant champion de la cause du développement durable face aux pays en voie de développement et sur le sol national rétif à toutes sortes de changement ?

JEAN-PIERRE ELKABBACH - On ne manque pas de culot dans le Tarn-et-Garonne mais c'est bien et c'est ce que Jacques CHIRAC aime, me semble-t-il.

LE PRÉSIDENT - Et c'est un vrai problème, et il l'a exprimé comme le ressentent une grande majorité de gens, en tous les cas de gens responsables. Cela ne fait aucun doute. On ne peut en aucun cas contester ce qu'il a dit et la façon dont il l'a dit à l'exception de la possibilité de manger les poissons de la Seine sur lequel je ne suis pas d'accord avec vous, nous n'ouvrons pas le débat sur ce plan ..

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Invitez-le à déjeuner à l'Elysée avec les poissons de la Seine, par exemple !

LE PRÉSIDENT - On a plus généralement un vrai problème aujourd'hui. Je veux dire par-là qu'il est évident que si nous gardons, dans les pays riches notre système de production et de consommation, nous aurons rapidement épuisé la totalité des ressources de la planète sur lesquelles nous ponctionnons plus que ce qu'elle n'a de capacité à se régénérer. Et les experts disent qu'à ce rythme, si l'ensemble de la planète produisait et consommait comme les pays occidentaux le font aujourd'hui, il faudrait très rapidement, théoriquement, une deuxième planète pour satisfaire nos besoins et très rapidement une troisième.

Comme on n'a ni la deuxième, ni la troisième, on est face à un problème qu'il va bien falloir, d'une façon ou d'une autre, résoudre. Ce problème du développement durable suppose d'abord une prise de conscience. On a peut-être diminué les crédits de M. LEPELTIER, mais ce n'est pas tout à fait au niveau de la préoccupation globale, nous devons modifier notre mode de production et de consommation. Ca veut dire diminuer d'urgence la consommation des ressources naturelles, notamment tout ce qui touche les forêts et protéger la biodiversité. Parce que l'homme n'est qu'un élément dans une chaîne dont il ne peut pas s'extraire sans être condamné à mourir et cette chaîne c'est la biodiversité. Deuxièmement, il faut que nous cessions de produire beaucoup plus de déchets que l'on ne peut, si j'ose dire en assimiler. Et troisièmement, il faut lutter de façon plus efficace contre la pollution.

A cet égard, le protocole de Kyoto qui, heureusement vient d'être adopté par la Russie -c'est un grand succès dont nous ne pouvons que remercier nos amis Russes-, est un minimum minimorum de ce qui doit être fait pour éviter un développement des pollutions dans l'atmosphère, avec les conséquences que comporte le réchauffement non seulement sur les tempêtes, les ouragans, etc, mais plus simplement sur le niveau des mers et les disparitions de régions entières du globe qu'implique l'augmentation du niveau des mers. Il faut tout de même le savoir et l'exemple du Bangladesh n'est pas seul.

Donc, il faut que nous reprenions complètement en main ce système et ce n'est pas seulement, je le répète, les petits plans que chacun peut faire. Il faut une action collective. C'est la raison pour laquelle nous demandons la création à l'ONU d'une Agence internationale de l'environnement pour laquelle je me bats depuis des années, et on va finir par gagner ! Quand on a raison, ce qui est évident, on finit par gagner. Le problème c'est de savoir si on gagne trop tard ou pas et maintenant je trouve que nous sommes tout à fait à la limite. Ce qui nous imposera, bien entendu, un certain nombre de contraintes y compris d'ailleurs dans les économies d'énergies, dans la pollution... et un changement de mode de vie. Beaucoup de ceux, d'ailleurs, qui, aujourd'hui le réclament avec force protesteront en raison des contraintes que cela ne manquera pas d'avoir sur eux, mais enfin c'est un autre problème.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Monsieur le Président, notre ami du Tarn-et-Garonne laisse entendre que l'on peut avoir une grande vision et en même temps d'avoir des difficultés à l'appliquer. Il a l'air de dire qu'on ne tient pas ses promesses.

LE PRÉSIDENT - Nous ne sommes pas parmi les gens qui sont taxés d'être mauvais dans ce domaine, ceci d'ailleurs depuis un certain temps sur le plan international. Par ailleurs, j'ai fait adopter la Charte pour l'environnement qui va être définitivement adoptée par le Parlement réuni en congrès à Versailles dans quelques semaines.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Vous avez eu du mal.

LE PRÉSIDENT - J'ai eu beaucoup de mal naturellement. J'ai fait adopter la Charte de l'environnement et j'ai souhaité que les problèmes environnementaux soient, comme les libertés politiques en 1789, comme les libertés économiques en 1945, intégrés dans le pacte constitutionnel français, ce qu'elles seront dans quelques semaines dès que le Parlement aura voté. C'est un élément capital. Nous sommes le premier pays à créer une charte constitutionnelle pour constitutionnaliser les droits environnementaux. Et il faut surtout une organisation mondiale. Ca ne sert à rien si on n'a pas un minimum de discipline mondiale et si en clair les Américains ne veulent pas accepter le protocole de Kyoto.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - D'autant plus comme vous l'avez dit tout à l'heure que les experts prédisent bien que dans 30 ans ou 35 ans les ressources énergétiques fossiles seront presque épuisées.

LE PRÉSIDENT - Oui, cela durera un peu plus longtemps. Mais de toute façon, les ressources énergétiques fossiles seront épuisées effectivement. Il faudra bien trouver autre chose c'est-à-dire des solutions alternatives mais d'ici là, elles auront fait un dégât épouvantable sur la couche d'ozone si on ne les maîtrise pas.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Une vague de questions rapides, on va tendre les micros vers vous, rassurez-vous, je sais que vous ne pourrez pas tous poser des questions, il faudrait rester jusqu'à trois, quatre heures, je crois que vous avez avec M. GAUDIN, Monsieur le Président, visiter une très, très belle bibliothèque.

LE PRÉSIDENT - J'aimerais bien que l'on évoque aussi les problèmes -on a parlé des problèmes de développement durable- mais aussi les problèmes de développement humain. On a évoqué l'Afrique, par la Côte d'Ivoire, ce qui est important naturellement, mais le développement économique et social du monde c'est tout de même un élément essentiel.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Mais justement il y aura une question de Jean-Marie PEYRE BOSC tout à l'heure, il attend avec patience.

QUESTION - Bonjour, Monsieur le Président, je suis d'origine algérienne et je suis étudiant à Euromed Marseille en master professionnel. J'ai une question à vous poser, j'ai changé un petit peu de thème, en fait ma question reste toujours dans les nouvelles frontières, cela rejoint le thème de la libre circulation des personnes. Quelle est la place réservée aux étrangers ? Comme vous le savez en ce moment il y a beaucoup d'étudiants étrangers dans les écoles et universités françaises mais à la sortie, certaines personnes souhaitent s'établir en France. Quelles sont les actions justement que l'Etat ou le gouvernement actuel ou futur comptent mener pour permettre à ces personnes, une fois terminées leurs études, pour faciliter leur intégration ?

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Vous voulez dire que vous ne voulez pas retourner en Algérie, vous voulez rester en France, qu'est-ce qu'il peut faire pour vous ?

LE PRÉSIDENT - Je souhaite, si vous êtes bien formé que vous restiez en France et je souhaite encore plus que vous convainquiez un de vos amis français bien formé d'aller travailler en Algérie. Cette tentation spontanée d'un certain nombre de pays à faire venir, en leur donnant des bourses, des étudiants étrangers chez eux et ensuite à les garder est une forme contestable du développement car cela consiste pour les plus riches à accaparer l'intelligence des plus pauvres. Donc il faut y faire attention.

Ceci étant, je suis tout à fait favorable à ce que des étrangers formés en France s'installent en France, d'autant plus favorable que compte tenu de la démographie, hélas, nous allons avoir dans les années qui viennent un million de travailleurs qui vont prendre leur retraite. Comment va-t-on les remplacer ? On va les remplacer par des jeunes si le plan de cohésion sociale que j'évoquais tout à l'heure nous permet d'en former suffisamment et suffisamment bien pour qu'ils puissent remplacer ce million, et puis naturellement, également des étrangers. Donc j'y suis favorable mais, je le répète, je me méfie toujours beaucoup des politiques consistant à faire venir des étrangers dans un pays riche et à les garder parce que c'est au détriment des pays pauvres.

QUESTION - Nous sommes à Marseille, une ville qui s'est considérablement transformée, nous sommes au Pharo, on sait les relations avec l'Algérie, est-ce qu'il est vrai que vous voulez en 2005 organiser un traité d'amitié avec l'Algérie ?

LE PRÉSIDENT - Oui, l'Algérie et la France ont une vocation naturelle à aborder la vie la main dans la main pour des raisons historiques, géographiques. La Méditerranée entre nous n'est pas un fossé ça doit être un pont, c'est bien le sentiment des autorités algériennes, c'est le mien. Nous sommes tout à fait déterminés, dans le respect de notre passé, dans le respect de notre histoire, dans ce qu'elle a de bon et dans ce qu'elle a de mauvais. L'histoire a toujours du bon, toujours du mauvais, on ne peut pas, en permanence, l'avoir comme seul critère pour l'avenir. Nous sommes tout à fait décidés à concrétiser cette vocation à aller ensemble à un traité d'amitié qui fera un lien très fort entre l'Algérie et la France, qui sont, au sens propre du terme, deux peuples frères.

QUESTION - En 2005, est-ce qu'il n'est pas exclusif des rapports que vous avez, que nous avons avec le reste du Maghreb ?

LE PRÉSIDENT - Ah mais nous sommes, nous avons toujours été favorables à l'union du Maghreb et à des relations très fortes avec le Maghreb.

QUESTION - Bonjour, étudiant à Euromed Marseille, j'aurai une question sur l'ouverture des frontières, j'ai eu l'occasion de vivre en Asie pendant une petite période et pendant la guerre en Iraq

LE PRÉSIDENT - Où ?

QUESTION - A Hong-Kong et pendant la guerre en Iraq, on a pu, grâce à la BBC, à d'autres télévisions, profiter de ces événements et pouvoir avoir un certain point de vue. Je voulais savoir, je sais que vous avez un voeu, créer une chaîne française présente à l'international et que cela s'est heurté à des problèmes de financement. Alors pourquoi ne pas tenter une chaîne carrément européenne qui pourrait justement diffuser dans le monde notre idéologie et notre volonté ?

LE PRÉSIDENT - Vous connaissez mon engagement pour l'Europe mais là, je crois que l'on aurait à surmonter un certain nombre de difficultés essentiellement d'origine linguistique. Je suis, en revanche, et je vais être court pour faire plaisir à Monsieur ELKABBACH, tout à fait favorable à une chaîne française qui serait une sorte de "CNN" français. C'est nécessaire. Je voyage beaucoup, beaucoup trop d'ailleurs mais c'est une obligation à laquelle je ne peux pas me soustraire et quand je rentre tard en général dans mon hôtel, je suis triste de voir le peu de place que nous avons sur les antennes à l'étranger.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - il y a quelques fois TV5, il y a aussi Euronews, je le dis au passage pour notre jeune ami, qui est une télévision européenne avec plusieurs langues. Alors une autre question ?

QUESTION - Bonjour Monsieur le Président,

LE PRÉSIDENT - Bonjour,

QUESTION - Je suis étudiante en droit, ma question : après le scandale de l'affaire d'Outreau, comment peut-on arriver à rassurer les Français et aller vers plus d'efficacité juridique ?

LE PRÉSIDENT - Il n'est pas dans la vocation d'un représentant de l'exécutif de porter un jugement sur la justice. Il n'en reste pas moins que j'ai parfaitement conscience des interrogations que se posent les Français, de plus en plus, sur le fonctionnement de la justice.

QUESTION - Monsieur Le Président, vous souhaitiez parler de développement humain : aujourd'hui près de trois milliards de personnes vivent avec deux dollars par jour, deux dollars c'est moins que le montant quotidien versé par l'Union européenne à chacune de ses vaches ! On prévoit à la fois de militer pour un impôt mondial, pour financer le développement et pour défendre le niveau actuel de nos subventions agricoles.

LE PRÉSIDENT - Merci de cette question, je l'attendais, non pas sur les subventions agricoles qui, je vous le dis tout de suite, sont un faux problème. En revanche le vrai problème, c'est les trois milliards d'hommes, de femmes et enfants qui vivent avec moins de 2 dollars par jour. Je pense qu'ils sont plus nombreux en réalité que les statistiques ne le disent. Ce n'est pas tenable, quelqu'un me demandait en arrivant si j'avais aujourd'hui 18 ans et que je doive m'engager dans une action militante, dans laquelle je m'engagerai ? Dans celle-là dans laquelle je milite, d'ailleurs, depuis longtemps. Ce n'est pas tenable pour des raisons morales et éthiques mais également pour des raisons politiques parce que ça explosera. Chaque fois que je vais en Afrique, le chef d'Etat concerné vient me chercher gentiment à l'aéroport et sur les quelques kilomètres pour aller aux réunions, c'est l'accueil africain avec toute sa générosité, toute sa spontanéité, il y a toujours beaucoup de monde. Et je regarde toujours très attentivement ces gens. Parce qu'on apprend beaucoup plus dans un regard ou dans un comportement que dans un dossier. Je vois dans cette Afrique qu'il y aura demain un milliard d'Africains, je vois ce nombre considérable de jeunes, tous ces jeunes qui sont au bord de la route, qui ont entre 5 ans et 15 ans. Ils se portent mieux qu'il y a 20 ans parce qu'il y a eu les progrès de la médecine, ils sont joyeux. Ils sont enthousiastes, ils ont le sourire, ils sont accueillants, ils sont hospitaliers.

Et je me dis, quand je vois cette masse de jeunes, je me dis que, quand ils auront 20 ans ou 25 ans, c'est-à-dire dans 5 ans ou 10 ans, cet immense nombre qu'ils constituent, car la démographie a connu un développement considérable en Afrique et qu'on ne leur aura donné ni l'enseignement, ni les médicaments pour soigner leur santé, ni le travail, ni au fond rien du tout, alors qu'ils sont naturellement par les moyens médiatiques modernes informés à tout instant de tout ce qui se passe, ça ne marchera pas.

QUESTION - Vous leur dites : mobilisez-vous pour les aider ?

LE PRÉSIDENT - Oui, naturellement. Mais ça ne marchera pas. Je veux dire, cela explosera d'une façon ou d'une autre. Et je trouve que les dirigeants politiques du monde sont extraordinairement légers de ne pas se rendre compte de ce phénomène qui, indépendamment, je le répète, des aspects moraux et éthiques qui sont les premiers, mais les conséquences politiques de ce phénomène. Bon. Alors comment faire ? Bien. Comment faire ? Il faut d'abord avoir une idée... Actuellement, le seul moyen d'aider c'est l'aide publique au développement. L'aide publique au développement, c'est en gros, 60 milliards de dollars par an. Bien. Alors il faut, pour porter un jugement sur ce qui doit être fait, avoir une échelle de valeur. Que représente la totalité des "produit national brut" de tous les pays du monde ? En gros, 33 000 milliards de dollars. Richesse mondiale : 33 000 milliards ! Que représente le coût des échanges ? Les exportations. Le prix de toutes les exportations et donc les importations dans le monde par an. 8 000 milliards. 8 000 milliards ! Que représente la totalité des budgets militaires. 900 milliards dont à peu près la moitié pour les Etats-Unis. 900 milliards ! Je ne conteste pas tous ces chiffres. C'est un fait. Que représente l'aide publique au développement ? 60 milliards. Donc, 33 000, 8 000, 900, 60. Autrement dit, l'aide publique au développement est un élément marginal de l'action internationale en faveur de ceux qui en ont le plus besoin.

En 2000, l'ONU s'est réunie et elle a dit, on va faire quelque chose. On va prendre un engagement et cet engagement, c'est qu'en 2010, c'est ce que l'on appelle l'engagement du millénaire, en 2010 nous aurons réduit la pauvreté de moitié. En réduisant la pauvreté de moitié, on n'aura pas réglé les problèmes mais enfin on aura quand même été dans la bonne direction, ce qui est tout de même important.

Pour atteindre cet objectif, il faut doubler l'aide publique au développement. Passer de 60 à 120, en gros naturellement. Bien. C'est-à-dire trouver 60 milliards de dollars. On ne les trouvera pas. Depuis quatre ans on a rien fait. La France est un des rares pays à avoir augmenté son aide publique au développement, après l'avoir très longtemps diminué. On ne les trouvera pas. C'est comme cela. Alors on peut dire qu'on a tort, il n'y a qu'à, que, etc. Mais cela ne sert à rien de dire "il n'y a qu'à". Bon. Donc on ne les trouvera pas parce que les pays étant aujourd'hui ce qu'ils sont. On arrivera à doubler l'aide publique au développement. Donc il faut trouver autre chose.

Alors on s'est mis sérieusement au travail avec les Anglais, beaucoup avec les Anglais qui, par parenthèses, font de cette affaire pour l'Afrique l'un des deux sujets majeurs, l'autre étant le protocole de Kyoto du G8 qu'ils vont présider l'année prochaine. Les Anglais ont eu une idée, on va faire, disent-ils, une initiative financière, c'est-à-dire fondée sur les emprunts à long terme, et avec on va financer une part du développement. Nous soutenons cette position britannique. Nous la soutenons sans réserve. Mais c'est très bien d'emprunter, mais quand on a emprunté, il faudra rembourser, d'une façon ou d'une autre. Donc il faut s'assurer de pouvoir rembourser, d'où une initiative française qui consiste à dire nous allons créer une taxation internationale. Il y a eu un drame. Il y a eu un dénommé M. TOBIN, qui a eu l'idée de faire une taxe internationale sur les transactions financières. C'était absurde. Ca ne pouvait pas marcher et donc ça a discrédité l'idée. D'ailleurs, il a reconnu lui-même, avant de mourir, qu'il s'était trompé.

Alors j'ai repris cette affaire, j'ai créé un groupe de travail de niveau international, y compris avec les institutions financières internationales, la Banque mondiale et le Fonds Monétaire International, pour faire des propositions d'une taxation internationale. Pas d'une seule taxe mais de plusieurs taxes et on peut choisir d'ailleurs.... Taxe sur les armements, taxe sur les transports, taxe sur l'utilisation excessive d'énergie, enfin, on peut imaginer un certain nombre d'assiettes de ces taxes.

Alors cette idée, naturellement, s'est heurtée tout de suite à l'opposition très ferme du Président des Etats-Unis. Pour des raisons de principe et de libre économie. Cela ne m'a pas découragé. Je me suis mis en rapport avec le Président du Brésil, le Président du Chili et le Premier ministre espagnol et ensemble nous avons fait une grande réunion, à l'ONU, en septembre dernier, pour proposer notre plan. Notre plan, en particulier, de taxation internationale pour trouver 60 milliards de dollars.

QUESTION - Et vous pensez que vous y arriverez ?

LE PRÉSIDENT Mais naturellement qu'on y arrivera. Cette réunion a tout de même été exceptionnelle. Nous avions invité une vingtaine ou une trentaine de chefs d'Etat, il en est venu 70 et nos conclusions ont été adoptées par 110 pays sur les quelque 180. Pourquoi je vous dis ça ? C'est en réponse à "vous y arriverez" parce que quand on crée un mouvement politique, très fort, 110 pays qui se sont ralliés, qui ont signé notre papier, c'est irréversible. Alors, les uns ou les autres pourront résister un petit peu, un an, deux ans, trois ans mais c'est irréversible. Quand une telle majorité de la communauté internationale prend une position, elle finit toujours par gagner. Et donc ça c'est un élément, je le répète, tout à fait capital, c'est le grand combat avec celui de l'écologie et de l'environnement, c'est le grand combat pour demain. Je parle du niveau planétaire, je ne parle pas du problème de l'emploi ou du problème des jeunes sur le plan national, que j'ai par ailleurs évoqué, et qui est aussi, bien entendu, un grand combat.

QUESTION - On voit avec quelle passion vous en parlez, en même temps quelle tension parce que...

LE PRÉSIDENT - J'essaye de... Je veux mobiliser. Il n'y a pas de petites voix et de grandes voix. C'est la voix de chacun qui au total fait un bruit qui permet de convaincre ou non.

QUESTION - C'est-à-dire que chacun de nous doit...

LE PRÉSIDENT - J'essaye de convaincre celles et ceux qui sont...

QUESTION - Chacun de nous doit pousser...

LE PRÉSIDENT - Dans le bon sens.

QUESTION - ...lui-même ses propres frontières, si je comprends bien. Pour rester dans le thème.

LE PRÉSIDENT - Absolument.

QUESTION - Monsieur le Président, cela va faire dix ans que vous êtes Président. Avez-vous déjà mis en oeuvre l'essentiel de votre projet pour la France ou avez-vous besoin encore d'un temps d'action beaucoup plus long ?
Réellement, est-ce que dix ans ça suffit ?

LE PRÉSIDENT - Naturellement, le temps est un élément important de l'action politique. Il ne faut pas en faire un préalable, et encore moins une excuse. On fait ce que l'on a estimé pouvoir ou devoir faire. On laisse à l'opinion publique, quand on est dans une démocratie, le soin de juger. Le temps n'a pas à être revendiqué au motif qu'on en aurait besoin, encore un peu plus, pour faire quelque chose.

Je ne parlais pas de ce qui a été fait. Cela est connu et cela peut être jugé d'une façon ou d'une autre. C'est, Dieu soit loué ! Si je dis : "Dieu soit loué", ne prenez pas cela, naturellement, pour une remise en cause du principe de la laïcité. Je le dis laïquement. Ce qui est important, c'est ce que je pense qu'un chef d'Etat, moi et le suivant, et les suivants doivent faire. Je pense que j'ai apporté ma contribution dans ce domaine, bien ou mal, chacun jugera, naturellement. Mais c'est ce qui doit être fait qui est important.

Ce qui doit être fait : c'est accompagner la croissance pour plus d'emplois et régler le problème de l'emploi des jeunes. C'est l'égalité des chances. On a pris beaucoup de retard dans le domaine de l'égalité des chances et l'absence d'égalité des chances et le dérèglement de l'ascenseur social ont conduit à une remise en cause des principes même du pacte républicain. C'est un problème important. C'est le problème de la cohésion sociale. C'est ce qui, je l'espère, pourrait être amélioré par le plan de cohésion sociale qui a été lancé par le gouvernement. C'est la réforme du dynamisme de l'économie. On a encore trop de pesanteur.

Alors, je ne suis pas pour la flexibilité, naturellement, car je sais ce qui se cachent de mauvaises intentions derrière ces bons principes. Mais, je suis tout de même pour une modernisation des choses quand c'est nécessaire et, également, en particulier au sein de l'Etat où nous avons un rapport coût/efficacité qui, incontestablement, n'est pas bon, en tous les cas, n'est pas adapté aux problèmes d'aujourd'hui. Mais rien n'est plus difficile que la réforme administrative.

Quand j'étais sur les bancs de l'école à Sciences-Po, notre bon Maître Jean DONNEDIEU de VABRES commençait son cours sur la réforme administrative en disant : "la réforme administrative est à l'ordre du jour et elle y restera".

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Et il a eu raison.

LE PRÉSIDENT - Et il a eu parfaitement raison et rien n'a infirmé son affirmation depuis lors, et pourtant, c'est vieux.

Il faut réformer et dynamiser notre économie, et cela, c'est absolument indispensable. Pour cela, il faut notamment améliorer l'attractivité de notre territoire. Notre territoire est déjà attractif, il est parmi l'un des plus attractifs du monde, ce qui, d'ailleurs, justifie le fait que nous sommes parmi les premiers pays accueillant des investissements étrangers en raison de nos qualités, ce que je tiens à rappeler, parce que, parfois, on sombre là aussi dans le pessimisme, donc cela suppose un certain nombre de mesures fiscales. Je prends un exemple : la suppression de la taxe professionnelle qui est un élément qui nous paralyse et qui nous handicape beaucoup en ce qui concerne le développement des investissements.

Il faut relever le défi de la connaissance. Nous avons pris du retard. Nous avons pris du retard à l'école, la dernière loi scolaire date de 89. Depuis, il y a eu la violence à l'école qui s'est développée, l'adaptation des connaissances qui ne s'est pas faite, le fait que 15% des gosses arrivent en 6è sans savoir lire, écrire et compter, et que 60 000 jeunes sortent de l'école, chaque année, sans avoir la moindre formation de quoi que ce soit. Bref, nous devons avoir une forte ambition de réformes rapides dans ce domaine et il en va de même pour la recherche.

Nous avons pris du retard, c'est comme cela. Pour un certain nombre de raisons, nous avons du très bon et puis nous avons du très mauvais. Il faut gommer le très mauvais et conforter le très bon. C'est l'économie de la connaissance dont nous devons, naturellement, relever le défi. Il y a aussi la justice. Tout à l'heure, votre camarade l'a évoqué. C'est un problème qui est de plus en plus présent dans l'esprit de nos compatriotes. Est-ce que la justice fait son métier comme il doit être fait, en tous les cas, cela mérite d'être examiné.

Voilà, ce qui devra être, je pense, l'ambition de ceux qui me suivront. La mienne, tant que je serai là, et de ceux qui me suivront.

JEAN-PIERRE ELKABBACH- Vous donner la feuille de route pour l'action à venir de Jacques CHIRAC, ou de quelqu'un d'autre.

LE PRÉSIDENT - De Jacques CHIRAC, jusqu'au terme de son mandat.

JEAN-PIERRE ELKABBACH- Tout à l'heure, vous avez dit : "j'ai apporté ma contribution...

LE PRÉSIDENT - ... Vous ne m'en ferez pas dire plus. Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise...

JEAN-PIERRE ELKABBACH- ... Pour comprendre...

LE PRÉSIDENT - ... Oh, je vous vois venir ! Je vous connais.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - ... Pas du tout. Pas du tout. Vous avez dit : "j'ai apporté ma contribution". Je connais quelques-uns uns qui vont dire : "j'ai apporté ou j'apporte et j'apporterai ma contribution aussi longtemps qu'il faudra". Vous le mettez au passé. Je relève grammaticalement.

LE PRÉSIDENT - J'ai apporté ma contribution dans ce que j'ai fait jusqu'ici et je l'apporterai dans ce que je ferai à partir de demain matin, lundi, nouvelle semaine.

JEAN-PIERRE ELKABBACH- Cela veut dire, Monsieur le Président, que vous allez prendre quelques heures de repos, là. Non, je ne crois pas.

LE PRÉSIDENT - Je vais prendre quelques heures d'intérêt. J'ai le privilège de déjeuner avec le maire de Marseille.

QUESTION - Monsieur le Président, vous êtes quand même un des Français le plus connu à l'étranger. Moi, je suis Brésilienne. Vous êtes pas mal connu là-bas. Vous êtes, en tous cas, le Français qui...

LE PRÉSIDENT - ... On finit toujours par être connu à l'usage, vous savez...

QUESTION - ... Vous dépassez les frontières. En fait, on vous imagine très rarement en proie à vos sentiments, vos émotions, en fait, tout ce qui est vraiment humain. On imagine souvent Jacques CHIRAC, Président de la République, homme d'Etat, mais qu'en est-il de l'homme, Jacques CHIRAC ? Y a-t-il une frontière pour vous entre vos fonctions ?

JEAN-PIERRE ELKABBACH- ... Et une nouvelle frontière ?

LE PRÉSIDENT - C'est très difficile. Ce n'est pas quelque chose que l'on puisse qualifier soi-même. Cela ne peut être qualifié que par les autres, sur le jugement qu'il porte sur vous avec vos qualités et vos défauts. J'essaye ou j'imagine, à tord ou à raison, de ne pas faire de dissociation entre l'homme privé et l'homme public. C'est dans mon tempérament. C'est dans ma nature. En tous les cas, c'est ce que je crois faire. Est-ce que je réussis ? Ce n'est pas à moi de le dire.

J'en profite pour vous dire toute l'estime et l'amitié que je porte à votre pays et aussi à son président avec lequel j'ai une communauté de pensées très fortes et d'actions, notamment dans le domaine de l'aide au développement.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Elle vous a répondu en brésilien. Tout à l'heure, vous avez dit toutes les causes pour lesquelles vous vous engagez, vous vous battez. Est-ce que vous allez vous engager beaucoup en faveur du projet de traité constitutionnel, en faveur du oui, le moment venu ?

LE PRÉSIDENT - Oui.

JEAN-PIERRE ELKABBACH- Avez-vous commencé ?

LE PRÉSIDENT - Oui.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Un oui comment ?

LE PRÉSIDENT - Un oui sans réserve, tout simplement, parce que je crois que l'Europe est vraiment la nouvelle frontière de demain. Qu'il n'y a pas d'alternative et que le projet constitutionnel est un bon projet. C'est un projet par rapport au projet antérieur, par rapport à la situation antérieure qui ne nous permettait pas de gérer l'Europe. C'est un projet démocratique dans la mesure où il renforce le pouvoir du Parlement européen et des parlements nationaux. C'est un projet social dans la mesure où il intègre, pour la première fois, -et rend constitutionnel et donc obligatoire sur l'ensemble de l'Europe-, la Charte des droits économiques et sociaux. La première fois que les droits sociaux sont reconnus comme une obligation. De même, parce qu'il affirme clairement dans sa constitution que l'ambition de l'Europe est d'avoir un pacte social original dans lequel la préoccupation sociale est au même niveau que la préoccupation économique. C'est la première fois. Cela a été, d'ailleurs, l'une des victoires de la France depuis que l'on en parle. C'est un projet qui est favorable face à la défense de nos intérêts et, notamment, de nos intérêts matériels dans la lutte contre le terrorisme en se dotant de moyens coordonnés sur le plan de notre défense. Bref, c'est un projet qui est naturellement nécessaire. Donc, je ferai campagne effectivement pour le "oui" sans aucune réserve parce que je crois que c'est l'intérêt de la France, l'intérêt des jeunes et l'intérêt de l'Europe.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Vous avez insisté sur le traitement social et la place du social. Cela veut dire que la France ne se gouverne pas avec une politique libérale aujourd'hui, toute libérale ou libérale ?

LE PRÉSIDENT - Je n'ai jamais été catalogué dans la catégorie des libéraux pur et dur car ce n'est pas mon tempérament et ce n'est pas ma conviction. Mais il est évident que l'on doit avoir une certaine liberté, qui doit être en permanence adaptée, pour permettre au travail d'être rentable et donner aux gens la possibilité de travailler davantage pour améliorer leur situation. Cela suppose une certaine liberté qui, d'ailleurs, est reconnue dans la Constitution. Cela suppose des garanties sociales -j'évoquais tout à l'heure les garanties sociales-. Est-ce que vous trouvez normal que les grandes entreprises, quand elles ont un problème, aient des plans sociaux au bénéfice de leurs licenciés, et que les petites et moyennes entreprises qui, naturellement, sont beaucoup plus nombreuses et licencient beaucoup plus de gens dont on entend jamais parler, n'aient pas la même possibilité d'avoir les mêmes avantages ? Ce n'est pas normal.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Nous sommes d'accord mais le décideur c'est vous.

LE PRÉSIDENT - Oui. C'est la loi. Dans le cadre, il faut le dire, de négociations entre l'Etat et les syndicats qui ne sont jamais faciles compte tenu de notre tradition à l'affrontement qui a toujours été une tradition plus favorable qu'au dialogue.

QUESTION - Monsieur le Président, on parle souvent d'une génération MITTERRAND. Alors, je me demande un peu sur une génération CHIRAC et je précise tout de suite ma question : lorsque vous arriverez au terme de votre mandat, en 2007 ou qui sait en 2012, de quoi serez-vous le plus fier et peut-être aussi de quoi serez-vous le moins fier ?

LE PRÉSIDENT - D'abord, pourquoi 2012 ? Il y a aussi ensuite 2017 ?


JEAN-PIERRE ELKABBACH- Vous allez en effrayer pas mal !

LE PRÉSIDENT - Pourquoi me limiter comme ça ? De quoi est-ce que l'on peut être fier ? Fier, enfin je veux dire, pour la France et par voie de conséquence sur le jugement que l'on porte sur ces différentes vocations ou frontières. De quoi ne peut-on pas être fier ? La lutte contre l'intolérance, le racisme, les discriminations, j'en serai incontestablement fier d'y avoir participé et si elles se développent, pas fier de ne pas avoir su les maîtriser.

Agir pour l'égalité des chances. Nous sommes, en ce domaine, en retard. En retard par rapport à ce que nous souhaitons et à ce qui nous paraît moralement et légitimement nécessaire. Si cela s'améliore, notamment avec un plan de cohésion sociale que j'ai voulu avec beaucoup de force, eh bien j'en serai fier. Si cela ne marche pas, je n'en serai pas fier.

L'affirmation de la nécessité d'une mondialisation mieux maîtrisée. C'est-à-dire une mondialisation dont chacun comprend qu'elle est nécessaire, parce qu'elle est génératrice d'échanges et que les échanges sont générateurs de richesses. Mais si c'est une mondialisation qui doit permettre aux riches de s'enrichir de plus en plus et aux pauvres de stagner et donc dans la réalité de reculer, alors est-ce que l'on peut se mobiliser, est-ce que nous réussirons à améliorer les choses ? J'en ai parlé en matière d'aide au développement. Si nous réussissons, j'en serai fier et si nous ne réussissons pas je n'ai serai pas fier.

Le dialogue des cultures, je suis très attaché au dialogue des cultures. Ce monde de pessimisme et de confrontation, j'ai beaucoup de mal à le supporter et je considère que chacun à quelque chose à dire et à exprimer. J'ai souhaité qu'existe le musée des Arts premiers. Il va s'ouvrir au quai Branly, en 2006. Je voulais que l'on fasse un geste fort, de respect à l'égard de la diversité culturelle. Si l'on a progressé dans le domaine du dialogue des cultures, je serai heureux. Si l'on n'a pas progressé et que l'on continue vers des affrontements religieux, culturels, ethniques. Je me dirai que je n'ai pas réussi.

Est-ce que l'on aura fait un progrès dans le domaine de l'environnement ? Je considère qu'on le fera avec la Charte de l'Environnement en France. Je considère que l'on prend un certain nombre de dispositions positives. Est-ce cela s'élargira à l'Europe de façon sérieuse ? Est-ce que sur le plan international on arrivera à faire une législation internationale ? Est-ce que l'on pourra maîtriser l'émission de gaz à effet de serre ? Si oui, j'y aurai ma petite part et j'en serai fier. Si non, si ça ne marche pas, j'y aurai aussi ma petite part d'insuffisance et j'en serai malheureux.

L'Europe, c'est-à-dire le pacte européen pour les jeunes, en particulier, puisque c'est ce qui compte pour demain. Si on réussit bien l'Europe, j'en serai fier. Si on ne la réussit pas bien, j'en serai moins fier.

Tout a une double face.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - On est au bout de 2 h 20. On termine. Ce qu'on a commencé à bien comprendre, c'est que le travail est ininterrompu, que vous considérez que l'oeuvre est loin d'être inachevée ?

LE PRÉSIDENT - Elle sera toujours loin d'être achevée. Quoi qu'il arrive, la société humaine, c'est l'histoire d'une oeuvre inachevée par définition ?

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Merci de ce dialogue.

LE PRÉSIDENT - Je voudrais simplement dire deux mots pour conclure, si vous me le permettez.

JEAN-PIERRE ELKABBACH - Et qu'est-ce que vous apporte ce dialogue avec les jeunes ?

LE PRÉSIDENT - Ce dialogue m'apporte d'abord les questions et les questions sont révélatrices des préoccupations, des réflexions. Et cela essentiel. Naturellement, je reçois énormément de courrier de jeunes ou de moins jeunes, même d'enfants d'ailleurs, -les petits enfants français écrivent beaucoup plus qu'on ne le pense, j'ai six ans, j'ai huit ans-, pour des choses qui ont beaucoup de bon sens, en général. Je me suis souvent demandé si c'était le papa ou la maman qui dictait, et finalement j'ai conclu que non, c'était une espèce d'affirmation spontanée de personnalité. Donc, la question ; une question quelle qu'elle soit est révélatrice des choses et généralement beaucoup plus importante qu'un long développement. Vous avez donné les questions, moi j'ai donné les longs développements, c'est moins intéressant. Mais les questions sont, sans aucun doute, intéressantes.

Mais je voudrais simplement conclure, et je vous remercie, je vous en remercie de tout coeur, en quelques mots. Pour vous donner, j'allais dire un conseil, (je ne suis pas volontiers donneur de conseils) mais en tout les cas, vous faire une suggestion : refusez de céder au pessimisme qui est ambiant, pour des raisons que j'ignore plus chez nous qu'ailleurs. Ailleurs, je parle de l'Europe pour ce qui nous est le plus proche. Refusez de céder au pessimisme et refusez l'intolérance, considérez que chaque homme, chaque femme a quelque chose à dire qui est respectable. Chacun a quelque chose à dire, chacun doit être entendu. Mais surtout, refusez le pessimisme. Vous n'avez aucune raison, jeune génération française, d'être pessimiste. Vous êtes des citoyens d'un pays libre, démocratique qui a ses problèmes naturellement, mais tous les pays, toutes les générations ont eu leurs problèmes. Il y a ceux qui les assument de façon dynamique et optimiste et ceux qui les assument en pleurnichant. Ne soyez pas pleurnichards. Cela n'a aucun sens. Vous êtes dans un pays où la croissance est en train de reprendre, plus ou moins vite, jamais assez vite, mais elle reprend. Vous êtes dans un pays qui recommence à créer des emplois et on peut espérer que, sauf nouvel accident de croissance, ces créations d'emplois se poursuivront, notamment par une meilleure adaptation de l'offre à la demande et c'est tout le plan de cohésion sociale que j'évoquais tout à l'heure.

Nous sommes dans un pays qui crée plus de 200 000 entreprises nouvelles par an. C'était l'objectif que j'avais fixé lorsque j'ai été élu. Il a été dépassé, ce qui prouve qu'il y a un tonus, qu'il y a un dynamisme important. Nous créerons plus de 1 million de nouvelles entreprises en cinq ans.

Vous appartenez à un pays qui a des atouts importants. Un pays qui, dit-on, d'après les dernières informations des grands organismes d'études, est le deuxième pays pour ce qui concerne l'accueil des capitaux étrangers. Je ne suis pas sûr que ce chiffre soit tout à fait exact, parce que je ne suis pas certain qu'il reprend toutes les données. Mais, en tous les cas, nous sommes dans les premiers pays qui accueillent des capitaux étrangers. Pourquoi ? Parce que les étrangers ont confiance. Parce qu'ils considèrent que la France est un pays dans lequel on peut avoir confiance. Et donc, ce n'est certainement pas à vous d'être en situation de méfiance.

Nous sommes un pays où le niveau de formation est très bon. Il peut être amélioré. Il y a des lacunes. Il y a des insuffisances pour l'éducation, les technologies, les langues, nous avons des quantités, mais nous avons des réformes qui se font, celle du LMD, d'autres. Nous avons un niveau de formation qui est très apprécié, en tous les cas, l'un des meilleurs et qui explique aussi la venue des capitaux et des investissements étrangers.

Vous êtes dans un pays où la protection sociale est l'une des meilleures du monde.

Vous êtes dans un pays où les grandes infrastructures sont exemplaires et qui est cité en exemple partout, qu'il s'agisse du TGV, qu'il s'agisse des autoroutes, etc.

Vous êtes dans un pays où les services publics, malgré leurs difficultés d'adaptation, ici ou là, sont considérés comme parmi les meilleurs. Prenez l'EDF, elle fournit l'électricité la moins chère d'Europe. On pourrait multiplier les exemples.

Et donc, votre ambition ne doit pas être de se plaindre ou d'être pessimistes mais d'être optimistes et d'augmenter les atouts, naturellement, dont nous disposons par votre dynamisme. Il faut faire en sorte que le plan de cohésion sociale réussisse. Permettre ainsi à 800 000 jeunes d'accéder à une vie de travail normal. Il faut naturellement adapter notre système éducatif, notre système de recherche ; se moderniser.

Il faut enfin faire de l'Europe une grande réussite, parce que l'Europe c'est la paix et la démocratie sur un territoire important. Et que cela est capital pour vous et pour vos enfants. L'Europe n'est pas seulement la première puissance économique, industrielle et commerciale du monde, c'est un modèle de développement original qui allie dans un pacte républicain le social et l'économique, le progrès social et le progrès économique.

C'est enfin un pays dont la puissance, si elle peut s'exprimer de façon cohérente -et, petit à petit, elle le fait de plus en plus-, peut être garant de la paix et de la démocratie dans le monde mais aussi de la tolérance, du refus de la guerre, des cultures, des civilisations, etc.

Voilà, pourquoi vous avez tout intérêt à être optimistes. Pourquoi, vous devez être optimistes et apporter vous-même votre contribution à cette belle aventure qu'est la vie, tout simplement.

JEAN-PIERRE ELKABBACH- Au nom de la Cité de la réussite, permettez-moi de vous remercier, Monsieur le Président de la République, pour ce dialogue qui a été combatif et passionné, et qui a été retransmis par la télévision public-Sénat.
Merci à vous tous.





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